La préfecture de police recense, depuis le 1er janvier, 60 faits d’homicide ou de tentative d’homicide liés au trafic de stupéfiants. Deux assassinats ont eu lieu au cours du week-end de Noël. Les victimes avaient 20 ans et 22 ans.
C’était un guet-apens. Le 17 décembre, un jeune homme de 25 ans est abattu au pied des tours du Castellas (15earrondissement), une des nombreuses cités des quartiers Nord de Marseille. Des témoins ont aperçu une Clio blanche, entendu une rafale de Kalachnikov. Tout comme cela avait été le cas au mois de mai sur le parking du supermarché de la cité, et au mois de juin lorsqu’un jeune homme de 20 ans a succombé aux tirs. Le Castellas, trois fusillades, trois morts… A quelques jours de la Saint-Sylvestre, l’année 2022 se profile comme une nouvelle année noire en termes de ce qu’à Marseille on a pris l’habitude de nommer des « règlements de comptes ».
La préfecture de police des Bouches-du-Rhône recense depuis le 1er janvier soixante faits d’homicide ou de tentative d’homicide liés au trafic de stupéfiants dans le département. Soixante fusillades qui ont causé la mort de 29 hommes, dont les deux tiers étaient âgés de moins de 30 ans. Un bilan comparable à celui de 2021, qui avait connu 49 faits pour 31 morts. Des chiffres logiquement en écho avec ceux du parquet de Marseille, qui précise avoir, depuis le début de l’année, ouvert auprès d’un juge d’instruction 42 procédures pour homicide volontaire et/ou tentative d’homicide volontaire en bande organisée. Bande organisée, traduisez : sur fond de guerre des stupéfiants. Trente morts, vingt-huit blessés depuis le début de l’année, indique-t-on au parquet. Près de 85 % de ces dossiers concernent des faits commis sur la commune de Marseille.
A ces décomptes officiels, il convient ajouter l’assassinat d’un homme de 20 ans dans la nuit du samedi 24 au dimanche 25 décembre dans le 14e arrondissement de Marseille. C’est le deuxième homicide par balles au cours du week-end de Noël, après celui d’un garçon de 22 ans, vendredi 23 décembre vers 23 heures, au pied des HLM Méditerranée, dans le 13e arrondissement. Celui-ci avait été précédé le matin même, rapporte le quotidien La Provence, d’une fusillade dans un bar de la Belle-de-Mai dont un client a été blessé par des tirs d’arme à feu.
CONFLIT ENTRE BANDES RIVALES
Deux conflits majeurs entre bandes rivales auraient nourri cette comptabilité morbide. Selon la police judiciaire, les rivalités ont été fortes, cette année encore, entre deux puissantes équipes, d’un côté, les Blacks – une bande historique de trafiquants qui doit son nom à l’appartenance de ses membres à la communauté comorienne –, de l’autre celle des Oliviers A, une cité du 13e arrondissement. On prête à Kamel Méziani d’avoir la main haute sur ce dernier point de vente et ses succursales dans d’autres cités marseillaises. Plusieurs rendez-vous judiciaires attendent Kamel Méziani : il sera rejugé en janvier 2023 en appel après une condamnation à quatorze ans de prison pour la direction du trafic et il comparaîtra devant la cour d’assises pour un rôle qu’il conteste dans un règlement de comptes qui avait fait deux morts sur le parking d’un KFC en octobre 2016. Comme c’est souvent le cas, l’arrestation à l’automne d’un membre influent des Blacks, un trentenaire déjà condamné dans une affaire de stupéfiants, a « mis en pause » ce conflit, mais la police judiciaire redoute les effets de la sortie de prison d’autres figures éminentes de cette équipe.
Les enquêteurs de la brigade criminelle de la police judiciaire, dont les saisines ont explosé, font face à un second conflit à l’origine des mauvais chiffres de 2022. Celui-ci oppose les tenants du point de vente de la cité du Moulin de Mai, à la Belle-de-Mai, dans le 3e arrondissement, l’un des quartiers les plus pauvres de Marseille, à une équipe, plus armée, plus puissante, de la cité voisine de Félix-Pyat. Les hostilités débutent au printemps et sont à l’origine de plusieurs fusillades, dont certaines mortelles. En octobre, en vingt-quatre heures, trois hommes ont été tués dans ce quartier.
La variation des chiffres traduit l’intensité des guerres entre clans, analyse Frédérique Camilleri, préfète de police des Bouches-du-Rhône. Ce conflit de la Belle-de-Mai illustre aussi comment le recours à la violence s’est banalisé. On tue pour défendre ou conquérir des points de vente mineurs alors que l’assassinat, il y a quelques années encore, concernait des équipes d’envergure avec des liens à l’international pour l’approvisionnement et le blanchiment. Les victimes sont de moins en moins des « gros poissons » mais des « petites mains », cette main-d’œuvre jeune des points de stups parfois contrainte de « jober » (travailler) sous la menace de la violence. La nature des fusillades a évolué, observe Mme Camilleri, qui use d’une image : « On attaque le magasin plutôt que le gérant. »
Le Moulin de Mai, qui semble défendre chèrement ses positions, est un trafic de proximité, avec un chiffre d’affaires sans commune mesure avec les hauts lieux de la vente de drogue que sont les cités de La Castellane, celle des Oliviers A ou de Bassens où des dizaines de milliers d’euros rentrent chaque jour dans les caisses du réseau. La guerre sanglante des territoires concernait hier les « supermarchés » de la drogue, aujourd’hui elle est descendue au niveau de la « supérette de quartier », analyse un observateur. « Une violence disproportionnée par rapport aux objectifs », confirme un enquêteur. Cet usage débridé de l’assassinat, de l’intimidation par l’usage en rafale d’armes automatiques va de pair avec ce que le parquet de Marseille nomme « une dépersonnalisation des cibles » et une « évolution vers le fonctionnement des cartels mexicains ».
Ces nouvelles cibles, cette descente de la violence extrême aux niveaux inférieurs des réseaux, sont à l’origine d’une clarification des modes de comptabilisation des faits. La préfecture de police se refuse à communiquer les chiffres de règlements de comptes – au sens strict – recensés par la police judiciaire. Cette appellation historique prend en compte trois critères cumulatifs, un mode opératoire sophistiqué avec des armes lourdes, un profil de la victime, un malfaiteur chevronné à qui les enquêteurs prêtent des responsabilités au sein d’une bande criminelle et un mobile lié à une opposition entre clans. Cette classification ne reflète plus la réalité des fusillades qui visent des jeunes gens inconnus ou peu connus. Au sens strict du règlement de comptes, l’année 2022 en compte 18 pour 16 morts, englobés dans les 60 fusillades, ayant causé 29 décès, liées au trafic de stupéfiants.
CRS ET « MÉTHODE PROACTIVE »
Face à cette violence et à ce mode opératoire qu’est la fusillade pour tuer ou intimider qui font tache d’huile dans d’autres villes comme Arles, Salon de Provence dans les Bouches-du-Rhône mais aussi Avignon, Carpentras et Cavaillon dans le Vaucluse, les autorités déploient tout un arsenal de mesures. Au Moulin de Mai, la présence de CRS a été renforcée, ne serait-ce que pour desserrer l’étau dans lequel vivent les populations sur ces théâtres de violences. La recherche d’armes illégales porte des fruits, avec 1 172 saisies depuis le début de l’année, soit une augmentation de 72 % par rapport à 2021 – hors l’opération de dépôt volontaire d’armes détenues par des particuliers.
Pour déjouer des règlements de comptes, la police judiciaire table sur la « méthode proactive » qui, depuis plusieurs années, consiste à confondre pour des armes, des stupéfiants, des membres d’équipes « prêts à taper » (tuer). Mais cela ne concerne que les bandes importantes, pas ces jeunes, parfois inconnus de la police, qui déboulent de plus en plus tôt et de plus en violemment sur le marché de la drogue. Côté élucidation, des résultats sont au rendez-vous. Selon le parquet de Marseille, dans 70 instructions ouvertes entre 2014 et 2019 pour homicide volontaire en bande organisée, des mises en examen sur des qualifications criminelles ont eu lieu dans 36 dossiers concernant 113 personnes.
Luc Leroux (Marseille, correspondant)