Par Bertrand Monnet
Publié le 04 décembre 2020
ENQUÊTE
Mexique, l’empire des cartels (2/3). Dans une enquête en trois volets, signée par Bertrand Monnet, professeur à l’Edhec et spécialiste de l’économie du crime, « Le Monde » plonge dans les rouages du cartel de Sinaloa. Deuxième épisode : la ville sur laquelle les « narcos » règnent en maîtres, entre business et règlements de comptes.
« A tous, je pars de l’hôtel Tres Rios pour le quartier de l’église de la Lomita ; la route est claire ? A vous. » Comme avant chaque déplacement, l’homme du cartel de Sinaloa qui me transporte dans son pick-up blanc sort son smartphone et diffuse ce message sur le réseau spécial auquel sont connectés tous les « narcos » en circulation dans Culiacan, ainsi que les dizaines de guetteurs postés jour et nuit aux grands carrefours de la ville. Le Waze de l’organisation, en quelque sorte. Une minute plus tard, la réponse tombe dans un grésillement : « Ne bouge pas, barrage de l’armée en cours sur l’avenue Rosales. »
Après une demi-heure d’attente, la voie est libre. « Les flics, c’est tranquille, ils bossent tous pour nous, lâche le conducteur, en saluant d’un coup de klaxon deux agents qui contrôlent une file de voitures mais nous laissent passer. Le seul problème, c’est les militaires. Ils ne prennent pas le fric. Si on est arrêtés par une patrouille, tu mets tout de suite les mains sur le tableau de bord et tu pries pour que ça se passe bien. Eux, ils tirent avant de parler. »
A l’arrière du pick-up se tient un homme d’une trentaine d’années, Miguel – les prénoms ont été modifiés. Casquette NYC (pour New York City), polo de marque, jean et mocassins, il n’a pas l’allure habituelle des narcos du cartel. Je l’ai rencontré quelques semaines plus tôt avec d’autres « cadres ». Sa mission : m’accompagner – et donc me surveiller – dans certains de mes déplacements, sans jamais me prévenir de sa présence. Il n’est pas armé. « Mais derrière, ils ont ce qu’il faut en cas de problème ! », me glisse le conducteur, en désignant une voiture suiveuse. Miguel est peu amène ; il a toujours évité de répondre à mes questions sur son rôle dans le cartel, sauf lorsque je lui ai demandé s’il avait débuté comme sicario (« tueur à gages »). Il avait alors répondu, dans un sourire mi-indulgent, mi-dédaigneux : « Oui, mais maintenant je fais enterrer des gens dans des fosses à la pelleteuse. » Autrement dit, il a franchi un échelon ; il dirige désormais les équipes de sicarios.
J’apprendrai par la suite que Miguel est un proche de l’un des principaux chefs de l’organisation. Conscient que ce qui m’intéresse n’est pas d’assister à leurs crimes mais de comprendre les rouages de leur modèle économique, son « boss » a fini par m’autoriser, après une longue approche, à venir sur leur territoire, ici, à Culiacan (900 000 habitants). Charge à Miguel de m’ouvrir les portes de
certains groupes.
Le trafic d’héroïne et de marijuana, les produits traditionnels du cartel, suppose des coûts importants, puisqu’il faut assurer les différentes phases de la production, de la culture agricole à sa synthèse en produits stupéfiants. Alors, pour optimiser ce business et ses investissements, l’organisation s’est employée, dès les années 1980, à gagner des milliards de dollars de plus en commercialisant des produits qu’elle ne fabrique pas elle-même, mais qu’elle se contente de transformer à peu de frais : la cocaïne et les drogues de synthèse.
Noces de crystal
Après une heure de route entre des collines boisées, j’aperçois l’un des hommes de confiance de Miguel à l’extrémité d’un champ poussiéreux. Il me fait signe de venir à lui. Pistolet automatique à la ceinture, ce type à la carrure imposante m’annonce que nous devons faire vite car deux convois militaires patrouillent à proximité. Plus loin, dans un vallon encaissé, deux autres hommes, armés cette fois de fusils, sont postés sur un sentier. Nous marchons dans leur direction, pour atteindre finalement une sorte de cabane dont le toit est constitué de bâches vertes.
Sous cette installation rudimentaire s’alignent quatre petites cuves surmontées de « cheminées » en aluminium hautes d’un mètre cinquante. « Le mois dernier encore, on produisait dans des labos comme celui-ci, mais l’armée repère les fumées, alors on continue la fabrication comme ça. C’est un peu plus long mais plus discret », indique Miguel en désignant, à 200 mètres de là, deux hommes en combinaison blanche. Ils se tiennent en plein air, au bord d’un haut fût de plastique jaune, gants en caoutchouc sur les mains, capuche fermée et masque de chantier sur le visage. L’un d’eux brasse à l’aide d’un long bâton un mélange rougeâtre dont s’échappent des fumerolles blanches. A intervalles réguliers, son « collègue » y verse un liquide incolore : de l’acide sulfurique. Les vapeurs deviennent vite irritantes, difficiles à supporter. « C’est dangereux. Si tu touches une goutte du mélange, tu es brûlé. Et il ne faut surtout pas respirer non plus, sinon, tu t’évanouis et tu brûles tes poumons. »
Resté dix mètres en arrière, le boss de la zone explique que ces hommes fabriquent du « crystal », la méthamphétamine star aux États-Unis, un puissant stimulant psychique qui, une fois synthétisé, se présente sous forme de cristaux translucides, d’où son nom. Fumé, ingéré en gélules ou dilué dans de l’eau et injecté, le crystal produit au Mexique est consommé par plus de deux millions de personnes aux États-Unis. Cette drogue très addictive a des effets secondaires terribles : altération de la bouche, dents rongées, démangeaisons chroniques, amaigrissement et, surtout, troubles mentaux sévères.
« C’est très facile à faire, précise l’adjoint de Miguel, il suffit de mélanger les ingrédients avec le bon dosage et au bon rythme. Après, on laisse refroidir et ça donne la drogue solide en moins de quarante-huit heures. Tout ce qu’il y a à faire, c’est de mélanger les bons produits. » D’après lui, ces « bons produits » sont d’un accès très simple : éphédrine (un composant de médicaments en vente libre pour le décongestionnement nasal), ammoniaque, alcool, acide sulfurique, antigel, gas-oil, et une série de composants chimiques bon marché couramment utilisés dans l’industrie pour la production d’engrais, de climatiseurs, de batteries et de liquide de freins comme des nitrates ou du toluène. Cette fabrication low cost permet de dégager des revenus énormes. Chaque année, des tonnes de crystal sont vendues aux États-Unis. Compter 55 dollars (45 euros) pour un gramme pur à 90 %.
Des cadres dynamiques
Au-delà de cette rentabilité maximale, la performance économique du cartel vient de l’efficacité de ses procédures et de la « qualité » de son management. Nous voici maintenant dans une petite rue de Culiacan. Un long 4 x 4 Dodge gris aux vitres teintées est garé, moteur tournant. « Ok, tu peux y aller », annonce Miguel en désignant le véhicule. L’homme qui m’attend à l’intérieur figure dans le top 20 du cartel dans cette ville. Appelons-le Juan. Il a une fine cagoule noire, un fusil d’assaut M4 sur les genoux. Il lâche un instant son arme pour me serrer la main, puis repose la sienne sur le chargeur du M4, décoré d’une tête de mort. Quatre de ses hommes sont présents dans l’habitacle, tous encagoulés et équipés d’armes de guerre.
Sur un signe de tête de Juan, le chauffeur déboîte lentement et rejoint une artère fréquentée avant d’entamer un parcours dans les rues désertes, en ralentissant après chaque changement de direction, les yeux rivés à ses rétroviseurs. Après vingt minutes d’un trajet silencieux, la voiture stoppe devant une modeste maison, semblable à toutes celles du quartier : l’une des nombreuses planques du groupe de Juan à Culiacan.
Assis sur un fauteuil en plastique au milieu du salon vide, celui-ci s’est séparé de son M4, mais il garde son pistolet à la ceinture. A travers les grilles de la porte-fenêtre, l’un de ses affidés scrute les ouvertures et les toits des maisons alentour. Trois autres gardes l’encadrent, armes sorties. Ils craignent l’attaque d’un groupe rival.
Le cartel de Sinaloa a beau être une multinationale de la drogue, active dans plus de cinquante pays, et réaliser un chiffre d’affaires estimé à 3,5 milliards de dollars, ce n’est pas une entreprise pyramidale, mais plutôt une coopérative. Ses effectifs ? Environ 10 000 membres, répartis en une cinquantaine de clans majeurs, eux-mêmes subdivisés en divers groupes plus ou moins importants.
Chaque clan contrôle un territoire dans l’État du Sinaloa, mais développe également son business vers les États-Unis et le reste du monde de façon autonome, en traitant avec ses clients et ses fournisseurs. Pour autant, tous les clans obéissent à un état-major composé d’une dizaine de chefs, chargé des orientations stratégiques du cartel. C’est à ce niveau que sont prises les décisions de collaborer ou non avec des organisations étrangères, et à quelles conditions. C’est également l’état-major qui mène la corruption des autorités politiques et administratives de haut niveau. Enfin, c’est lui qui arbitre les différends internes. Car dans une coopérative criminelle de cette taille, les conflits sont fréquents, et font chaque année des dizaines de morts.
A 30 ans, Juan commande une centaine d’hommes, implantés dans toute la ville. Comme lui, ils viennent des faubourgs les plus démunis ou des villages alentour. Le groupe ainsi constitué est une sorte de « division » du clan auquel il est lié. Malgré les risques, beaucoup de jeunes sont prêts à tout pour intégrer ces structures. D’abord pour l’argent, bien sûr : environ 9 000 pesos (372 euros) par mois pour les hommes de base, soit le triple du salaire moyen dans le Sinaloa.
Comme souvent dans ce cartel, les membres du groupe de Juan perçoivent aussi un petit complément de salaire en drogue, qu’ils peuvent au choix consommer ou revendre pour leur compte. Au-delà des pesos, c’est une forme de reconnaissance sociale qu’ils recherchent en s’engageant de la sorte dans la carrière criminelle. Dans cet Etat peu peuplé (3 millions d’habitants) du nord-ouest du Mexique, nombre de déshérités occultent les crimes de cette mafia, pour ne voir en elle qu’une entreprise prospère, capable de vendre du poison aux gringos et de rapporter de l’argent aux pauvres.
Citoyens sous influence
Le cartel cultive volontiers cette image de bienfaiteur. « Regarde, me lance l’un des gars de Juan en me tendant son iPhone. C’est ce que le groupe a fait tout à l’heure à ce salaud de voleur quand la dame nous a appelés. » Ouvrant un message sur WhatsApp, il lance une brève vidéo filmée depuis une fenêtre. On y voit un homme en blouson blanc s’approcher d’une voiture japonaise rouge garée dans une rue calme, puis en forcer la portière et quitter les lieux au volant, au grand dam de la propriétaire. Sur une deuxième vidéo, le même voleur marche sur le trottoir d’une avenue, puis s’enfuit en sens inverse à la vue d’une berline dont deux inconnus descendent pour le poursuivre. Avec un sourire mystérieux, mon interlocuteur finit par ouvrir une photo montrant une tête coupée posée sur un corps vêtu d’un blouson blanc… « N’ayez crainte, bonnes gens, ici, le crime organisé fait régner l’ordre » : tel est en substance le message que le cartel fait circuler en diffusant ce type d’images sur les réseaux sociaux pour s’assurer le soutien du petit peuple de Culiacan et, plus largement, du Sinaloa.
La crise du Covid-19 a dopé cette influence sociale. Face à l’ampleur de l’épidémie, les autorités fédérales et locales ont rapidement tenté d’imposer un confinement strict dans la région et ont déployé l’armée et la police afin de le faire respecter. Des dizaines de milliers de personnes se sont alors retrouvées sans ressources, surtout dans les campagnes, où beaucoup de foyers précaires survivent grâce au travail journalier ou hebdomadaire du chef de famille. Dans le même temps, la pénurie de masques en ville a vite touché les quartiers les plus pauvres, à l’habitat très dense, où plusieurs générations cohabitent souvent dans des maisonnettes exiguës.
Après quelques semaines de crise, le cartel s’est posé en sauveur. Il a d’abord lancé la fabrication de masques de tissus dans de multiples ateliers de fortune, puis il a orchestré leur distribution dans ces secteurs prioritaires. Quoi de plus simple pour une structure rompue à la production de cocaïne en pleine ville ? Le cartel a aussi mis en place une aide alimentaire à destination des villages situés sur son territoire, spécialement dans la Sierra Madre occidentale, son fief historique. Sur leurs fonds propres ou en levant des dons parmi leurs affidés, les clans ont financé l’achat de milliers de paniers de denrées qu’ils ont fait transporter dans les campagnes par des convois de 4 x 4, à grand renfort de vidéos postées sur les réseaux sociaux. Chaque panier portait le nom du cartel ou de ses donateurs.
« Qu’est-ce que tu veux savoir ? On n’a pas beaucoup de temps. » Les hommes de Juan sont nerveux. Deux d’entre eux prennent un long trait de cocaïne dans un petit sac de poudre, en gardant la crosse de leur arme à la main. Veste de treillis, gilet de combat… On jurerait des guérilleros. Pourtant, il n’en est rien : Juan n’est pas un chef rebelle, mais le manageur d’une « business unit » du cartel. Et comme toutes les structures opérationnelles de l’entreprise, celle-ci
est composée de trois « départements ».
Marché ultra-concurrentieL
Le premier, une unité d’une quinzaine de sicarios, est chargé de la sécurité. « Les gars que tu vois ici ont déjà tué plusieurs fois », prévient Juan. Tous les membres du clan débutent ainsi et subissent une sélection impitoyable : soit le jeune est tué par l’armée ou par un clan rival, soit il survit parce que c’est lui qui a tué.
Deuxième « département » : la logistique. Les hommes concernés dans le groupe de Juan doivent faire transporter des marchandises prohibées en passant plusieurs frontières, une mission stratégique divisée en deux. Les approvisionnements en drogues et en produits chimiques sont généralement internalisés et assurés par des membres du groupe. Les livraisons vers les États-Unis sont, au contraire, externalisées, en affrétant des avionettas, de petits Cessna dont les pilotes louent leurs services aux narcos, et en coopérant avec d’autres branches du cartel, à Mexicali et Tijuana, deux villes voisines de la frontière américaine.
Mais la dimension la plus importante de ces activités, le « département » que Juan pilote lui-même au sein de son groupe, c’est bien sûr le « business ». Comme tous les clans majeurs du cartel, celui de Juan commercialise tous les produits de l’entreprise. En moyenne, son groupe écoule 100 kg de marijuana par semaine, 5 kg d’héroïne et 6 à 9 kg de crystal. Mais selon lui : « Le meilleur business, c’est la cocaïne ! En Colombie, je l’achète 1 000 dollars le kilo. Ici, un kilo vaut 10 000 dollars. Après, ça dépend des pays, mais une fois sur le marché, un kilo vaut 100 000 dollars. »
Comme tout trafic, celui-ci impose d’abord de maîtriser ses coûts. Sans donner de détails, Juan indique que pour un chargement moyen de 4 kg de « coke », d’un montant de 1 million de pesos (40 000 euros), il a deux coûts principaux : le transport et la corruption de la police. A l’entendre, l’essentiel des gains lui revient à lui, ainsi qu’à l’échelon supérieur du cartel, laissant clairement entendre que les coûts mentionnés plus haut n’excèdent pas 50 % du chiffre d’affaires. A condition de surmonter un autre obstacle : la concurrence. « Il y a beaucoup d’autres cartels. Alors, on se bat pour être les seuls fournisseurs. » Et c’est là que s’arrête le parallèle avec les entreprises normales… Car ce n’est pas avec les tarifs que les narcos se battent, mais avec des armes.
Depuis 2006, les conflits entre cartels, les exécutions de civils et les affrontements avec l’armée ont fait plus de 200 000 morts. « Nous pensons parfois que c’est mal ce que nous faisons, conclut Juan. Mais on a tous faim… Il y a un dicton, dans le Sinaloa, qui dit : “La faim est une salope.” » Trois semaines après cet entretien, lui-même et dix de ses hommes ont été tués dans un affrontement avec un autre clan du cartel, en plein cœur de Culiacan.
C’est ainsi, dans cette ville : la mort est omniprésente. En périphérie, des dizaines de petites croix, simples et discrètes, bordent les routes. « Certaines, c’est parce qu’il y a eu un accident à cet endroit, me précise-t-on. Mais en général, c’est pour montrer l’emplacement où la famille a retrouvé le corps d’un proche. »
Au panthéon des « narcos »
Sur la place voisine de la cathédrale, au cœur de la cité, des personnes d’un certain âge dansent gaiement au son d’un modeste orchestre, à proximité de lampadaires sur lesquels sont collées des affichettes. Sur chacune d’elles, l’inscription « Se busca » (« recherché ») est surmontée de la photo d’un jeune homme, d’un texte décrivant l’endroit où il a été vu pour la dernière fois et d’un numéro de téléphone. Des avis de recherche désespérés.
Quand elles ne retrouvent pas leur proche vivant, c’est sur une longue piste de terre, à l’extérieur de la ville, que les familles viennent le chercher. Une fois le cadavre découvert, elles plantent une croix sur place avant d’aller l’enterrer ailleurs. De l’autre côté d’un large fossé, de petits calvaires en métal portant des noms peints à la main succèdent à des oratoires en ciment abritant la photo plastifiée de jeunes hommes, des images pieuses et des bougies éteintes.
Derrière un ruban de police noir et jaune déchiré, des vers grouillent sur les restes de vêtements sales : il y a quelques jours encore, un corps gisait ici. Au bord de la piste, derrière une voiture au coffre ouvert, trois femmes et un grand-père aux cheveux blancs viennent assister à l’installation d’une croix en ciment. La victime – un frère ? un fils ? un mari ? – avait 20 ans.
A quelques kilomètres de là, les boss, eux, sont enterrés dans un lieu surréaliste : le panthéon des narcos. Sur deux hectares se côtoient des dizaines de mausolées tous plus luxueux les uns que les autres, des chapelles privées élevées à la gloire de Dieu autant qu’à celle des défunts. Les dômes colorés et les croix dorées coiffent des constructions de deux étages, alternant façades de marbre, terrasses arborées, colonnes et frontons décorés de scènes bibliques. Le rez-de-chaussée des plus grands mausolées est fait d’une crypte ouverte, où sont exposés des portraits du narco en question, entourés d’images pieuses et de bouquets de fleurs.
Le retour en ville se fait sur une route bordée de motels haut de gamme, dont le Paris, au fronton orné d’une tour Eiffel de trente mètres, haut lieu des fêtes narcos. Les cadres du cartel viennent y consommer sans limite drogues, alcool et prostituées dans des suites dotées d’un bar, de plusieurs chambres et d’une piscine intérieure.
Plus loin, des dizaines de banques, concessionnaires automobiles et fast-food américains bordent des centres commerciaux aux parkings bondés. Dans le centre-ville, des rues commerçantes animées aux magasins bien tenus alternent avec des avenues bordées d’immeubles modernes et d’espaces verts. Sur les hauteurs, un quartier de villas abrite les notables : avocats, médecins, hommes d’affaires… Et chefs narcos, bien sûr. Aucun doute : Culiacan est prospère. Alors que la croissance économique du pays est au point mort, celle de l’Etat du Sinaloa affiche, elle, une hausse de plus de 6 %, due, évidemment, aux milliards de dollars du trafic.
Le cartel règne en maître à Culiacan. Il l’a encore prouvé le 17 octobre 2019, lors de l’arrestation par l’armée d’Ovidio Guzman, l’un des fils d’« El Chapo », le leader historique de l’organisation, lui-même arrêté en 2016, puis extradé aux Etats-Unis l’année suivante. Immédiatement prévenus de l’interpellation de son fils, des centaines de narcos convergent de partout vers le centre de Culiacan. Ils bloquent les principaux axes en positionnant des camions bennes équipés de mitrailleuses sur les carrefours, et engagent le combat avec les militaires et la police. Les affrontements font 13 morts en quelques heures. Et, alors qu’Ovidio Guzman est poursuivi pour son appartenance à l’état-major du cartel, les policiers qui le détiennent sont sommés par leur hiérarchie de le libérer. Le lendemain, le chef de l’Etat mexicain Andres Manuel Lopez Obrador justifie cet ordre lors d’une conférence de presse : « Cette décision a été prise pour protéger les citoyens. Car nous ne pouvons pas éteindre le feu avec le feu. » Le président du Mexique, quinzième puissance mondiale, vient de capituler face au cartel de Sinaloa.
Bertrand Monnet est professeur à l’Edhec (école de commerce), titulaire de la chaire « Management des risques criminels ». C’est à ce titre qu’il s’est intéressé au cartel de Sinaloa. Il lui a fallu trois ans, de 2017 à 2020, pour identifier des intermédiaires capables de garantir à la fois la fiabilité de ses interlocuteurs et sa sécurité. Trois longs séjours au Mexique lui ont permis, cette année, de rencontrer des « narcos ». « Ils ont accepté de témoigner par volonté d’afficher leur puissance sur la scène internationale », estime-t-il. Son travail fera l’objet d’un documentaire, en 2021, sur RMC Story.
Après la publication de son enquête en trois volets, Le Monde consacrera, à compter du dimanche 6 décembre, d’autres articles aux cartels mexicains, cette fois dans le cadre d’une opération menée avec le collectif Forbidden Stories et plusieurs médias internationaux. Cette deuxième phase aura pour base l’enquête sur l’assassinat, en 2012, de la journaliste Regina Martinez dans l’Etat de Veracruz.
Bertrand Monnet
Source : Lemonde.fr