Livraisons à domicile, vendeurs masqués et gantés… Les trafiquants de cannabis et autres stupéfiants s’adaptent à la crise du coronavirus. Mais la fermeture des frontières réduit leurs stocks et commence à entamer leurs affaires. Une enquête de notre partenaire Mediacités.
«L’échange se déroule en deux temps. Le client file d’abord le fric à un premier mec. Quelques mètres plus loin, un deuxième lui donne la drogue. Une fois le client reparti, les gars retournent planquer le fric et vont chercher du produit dans les fourrés ou derrière le transformateur électrique. » Depuis qu’il est en télétravail, Alexandre* a tout le loisir d’observer les va-et-vient qui perdurent au pied de son immeuble. Sa fenêtre donne sur la gare de Villeurbanne et sur un point de deal situé sur l’ancien parking relais, le long de la ligne de tramway.
Ce trafic de drogue, incessant, exaspère les habitants. « Les mecs sont les rois du pétrole. Ils privatisent le parking public pour des rodéos en scooter, font des donuts à fond avec des caisses de sport [pratique consistant à dessiner sur la route des cercles avec la gomme des pneus – ndlr] et agressent les sans-abri qui vivent sur le terrain vague, décrit Alexandre. L’été dernier, c’était splendide ! Ils ont ramené trois piscines gonflables, qu’ils remplissaient chaque jour depuis une bouche incendie pour attendre le client au frais, dans l’eau. » Et depuis la mise en place du confinement ? Rien n’a changé, ou presque.
Les dealers tiennent toujours boutique au quotidien sous les fenêtres d’Alexandre. « Il y a quand même moins de clientèle. Ceux qui viennent sont seuls, confinement oblige, et connus, puisque le temps passé sur place est très limité », raconte notre observateur, qui note un détournement des attestations dérogatoires : « Pour les clients, faire son jogging et promener son chien sont devenus les principaux alibis. »
Des quartiers de centre-ville aux pieds des immeubles des cités de Villeurbanne, Lyon, Vénissieux ou Vaulx-en-Velin, malgré le confinement décrété pour enrayer la propagation du Covid-19, le trafic de drogue se poursuit dans l’agglomération lyonnaise. Dealers, policiers, habitants, tous en témoignent. Mais avec une clientèle qui s’est raréfiée, faute de pouvoir sortir de chez soi, un approvisionnement contrarié et la crainte d’être eux-mêmes contaminés, les dealers se réorganisent.
« La fermeture de la frontière avec l’Espagne a ralenti le trafic. Résultat, les prix flambent », confie un policier lyonnais, membre du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI). « La pénurie n’est pas énorme, car les dealers ont encore des stocks et que le confinement n’a commencé que depuis quinze jours seulement. Mais s’il dure, cela pourrait devenir plus compliqué pour eux », prévoit Christophe Pradier, secrétaire départemental adjoint de l’Unsa-Police. Maxime, voisin d’un autre point de deal villeurbannais, près du métro République, rit jaune : « C’est ironique que ce soit le coronavirus qui parvienne à les arrêter momentanément et non pas la police. »
À Villeurbanne justement, Mediacités a constaté que beaucoup de points de vente restent ouverts. Dans des rues désertées, les dealers ne sont que plus visibles pour des riverains déjà excédés en temps normal. « En ce moment, c’est d’autant plus rageant, car ils sont potentiellement vecteurs du virus », s’indigne Roland, qui réside près du deal de la rue d’Hanoï, dans le quartier de Charpennes.
Tous les riverains contactés par Mediacités dénoncent un manque de contrôle de la police villeurbannaise, voire leur totale inefficacité contre le trafic. « Contrôle en cours en bas de chez moi. Les dealers qui ont pu fuir avec la came narguent la police en sifflant, avec du rap à très fort volume », nous écrit Roland, dimanche 22 mars, cinq jours après le début du confinement. « Descente de flics. Les mecs ont fui, mais les flics fouillent tous les talus pour trouver la drogue ou le fric. Ils fouillaient pourtant au bon endroit, mais ils n’ont rien trouvé », observe le même jour Alexandre, du côté de la gare de Villeurbanne. « Les dealers ont mis une minute et trente secondes à revenir quand les flics sont partis », chronomètre-t-il depuis sa fenêtre.
Contactées, la préfecture et la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) du Rhône n’ont pas donné suite à nos sollicitations. Seule la Ville de Villeurbanne a accepté de répondre à nos questions. « Des contrôles de police sont effectués dans beaucoup d’endroits, mais le problème, c’est que les dealers partent en courant, dans tous les sens, certains à travers les immeubles. C’est un peu le jeu du chat et de la souris, et ils reviennent après », admet Nathalie Chaptal, la directrice du service prévention, médiation et sécurité.
À Villeurbanne, une ville de 150 000 habitants, sur une quarantaine de policiers municipaux, seule la moitié était au travail la semaine dernière, l’autre étant restée à la maison pour cause de maladie ou de garde d’enfants. Même phénomène du côté de la police nationale, qui dispose d’un commissariat dans la commune, et qui se trouve par ailleurs sursollicitée par le contrôle des attestations de déplacement dérogatoire. « On est presque débordé. On a actuellement 500 agents de police nationale en moins pour l’agglomération lyonnaise et Villefranche », souligne Christophe Pradier, de l’Unsa-Police. « Le trafic de stupéfiants n’est clairement pas la priorité actuelle. Le trafic, il dure toute l’année. Ce n’est pas en quelques jours que l’on va démanteler un réseau », estime le syndicaliste.
Même son de cloche en haut lieu, selon Le Canard enchaîné de mercredi dernier, qui révélait la teneur des échanges d’une visioconférence, le 18 mars, entre les préfets de zones de défense. Faire cesser les rassemblements dans les quartiers « n’est pas une priorité », y déclarait Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur. Durant cette même réunion, le préfet d’Auvergne-Rhône-Alpes Pascal Mailhos, ancien patron des Renseignements généraux (RG), a, toujours selon Le Canard, « opiné et affirmé qu’il ne fallait pas mettre le feu aux banlieues en essayant d’instaurer un strict confinement ».
À cette bienveillance et aux défections s’ajoute le manque d’effectifs. La semaine dernière, la maire communiste de Vénissieux Michèle Picard s’en est émue dans une lettre adressée à la préfète déléguée pour la défense et la sécurité. L’élue réclame des renforts à l’État. « Je ne vois pas les policiers annoncés par Macron. Il y a des attroupements dans certains parcs, qui ne peuvent pas être fermés, et devant les immeubles. Il y a des halls qui sont squattés, par des dealers ou pas », déplore-t-elle auprès de Mediacités.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes : les trafiquants, souvent masqués, semblent se soucier de la santé de leurs clients. « Ils sont maintenant mieux équipés que notre personnel soignant et que nos forces de police avec masques, gants et capuches », rage Roland. Cet habitant de Charpennes a même constaté ces derniers jours « une file et des distances de sécurité à certains moments ». Qui a dit que les dealers ne respectaient pas les consignes du gouvernement ?
Les affaires se poursuivent en intégrant le risque du coronavirus. Si le « drive » – récupérer sa drogue en voiture comme son hamburger au fast-food – se pratique toujours sur plusieurs points de deal, selon nos observations, la livraison à domicile est plus que jamais tendance en ces temps de confinement. « Dans l’agglomération lyonnaise, il y a une ubérisation du trafic qui se développe, avec par exemple de faux livreurs de pizza », confirme un policier lyonnais.L’évolution passe par les réseaux sociaux : Snapchat, Twitter ou WhatsApp. « A priori, il y a aujourd’hui plus d’échanges par ces biais-là et les écoutes sont plus compliquées », confirme Christophe Pradier. Sur Snapchat, les dealers se permettent même du marketing autour du coronavirus dans leurs « Stories » . « Avec les super livreurs, on lutte contre le Covid-19 », vante l’un d’eux, le 26 mars, sur fond de seaux remplis de cannabis.
Comme nous en avons fait l’expérience, au bout de quelques échanges par messages interposés, les trafiquants proposent un menu complet, comme au restaurant. De l’« AK 47 », de la « Purple Haze », de la « Sour Diesel », de « l’Afghan Kush »… Pour dix euros le gramme de cannabis environ, certains proposent jusqu’à trente sortes d’herbes différentes. Mais aussi de la cocaïne ou de la méthamphétamine.
Toutefois, sur les réseaux sociaux également, le virus affecte le business. Les difficultés d’approvisionnement suite à la fermeture des frontières avec les Pays‐Bas, le Maroc ou l’Espagne font, là aussi, augmenter les prix. Sous couvert d’anonymat, un dealer de l’agglomération a accepté de répondre à nos questions par WhatsApp. Nous l’appellerons Stan. « Je ne fais plus d’approvisionnement, nous écrit‐il. J’essaye juste de finir mon stock. Je peux tenir encore un mois. » À cause du confinement, Stan affirme avoir perdu 30 % de son chiffre d’affaires, soit « 3 000 euros par jour ».
Dans ce contexte, ces « dealers 2.0 » ne livrent plus qu’à partir d’une somme minimum, 50 ou 100 euros. Et ils n’acceptent souvent que des paiements en avance, par PayPal ou cartes prépayées comme la PCS. C’est le cas de Stan : « Mon livreur passe juste déposer le paquet. Pour que le matos sorte du magasin, il faut que ce soit déjà payé, pour être plus motivé. » Car depuis le début du confinement, confie-t-il, deux de ses livreurs se sont fait arrêter par la police.
Plusieurs dealers, contactés via Snapchat, jurent être très prévoyants face au virus. Tous disent porter des masques de protection. « Déjà, la beuh n’est pas à la portée de tout le monde et pour le masque, c’est impératif, il faut l’avoir forcément », nous écrit un trafiquant sur Snapchat. « T’as pas à t’inquiéter, ajoute-t-il à notre intention. Je crains aussi de me faire cramer par ce virus de merde. Donc c’est réglé à 100 % pour la prévention. »
Pour compenser ou anticiper la perte de chiffre d’affaires, certains prennent déjà les devants en diversifiant leur trafic. Alors que les masques chirurgicaux manquent cruellement parmi les personnels soignants, des dealers en proposent sur Snapchat, dans des quantités importantes. Jusqu’à 100 euros les cent masques pour l’un d’entre eux.
Source : mediapart.fr