Une jeune femme de 24 ans a été tuée par une « balle perdue » alors qu’elle était chez elle. Quarante-quatre personnes ont été tuées depuis le début de l’année dans des affaires liées au trafic de drogue dans la cité phocéenne.
En quarante-huit heures, les images se sont télescopées. Dimanche 10 septembre, une fusillade éclate, vers 23 heures, au cœur de la cité Saint-Thys, dans le 10e arrondissement de Marseille, un quartier plutôt tranquille, même si les lieux abritent un point de deal. Des impacts de tirs à l’aveugle sont retrouvés sur les façades, des deux côtés de la rue. Au troisième étage, une balle a transpercé le contreplaqué de bois en bas de la fenêtre d’une chambre et a atteint en pleine tête une jeune femme de 24 ans. La procureure de la République a annoncé son décès, mardi matin.
Lundi après-midi, cour d’assises des Bouches-du-Rhône. Un jeune homme de 20 ans ne parvient pas, tant il est tétanisé par la peur, à regarder les quatre accusés, quatre jeunes hommes suspectés de l’avoir frappé, molesté, enlevé, avant de le brûler à l’aide de cigarettes et d’un chalumeau. De la barbarie exercée pour punir une vente de quelques grammes de cannabis par cet adolescent de 16 ans, sans autorisation des trafiquants d’une cité marseillais.
Quelques heures plus tard, route de La Plage, à l’Estaque, un homme est abattu par deux hommes à scooter armés d’un fusil d’assaut de type kalachnikov. Quarante-troisième mort depuis le début de l’année, selon le compteur tenu par les autorités judiciaires.
Mercredi 13 septembre, devant le tribunal correctionnel, ce sont cette fois quatre hommes qui doivent être jugés pour avoir enlevé un enfant de 14 ans, contraint à vendre de la drogue, séquestré une nuit dans une cave de la cité des Néréides (11e), sous la menace des couteaux exhibés par un SDF ukrainien transformé en geôlier. Le 8 mai 2021, le gamin avait appelé les policiers en patrouille dans la cité, les implorant de le menotter pour faire plus vrai et de l’embarquer avec eux. Seul moyen pour sortir des griffes des gérants de ce point de deal.
« Narchomicide »
Le narcobanditisme, ses fusillades – une tous les trois jours –, ses morts – quarante-quatre, avec la jeune femme de Saint-Thys, auxquels il faut ajouter 109 blessés à mi-septembre –, ses violences subies par les petites mains du trafic et endurées par des populations prises en otage, envahissent, ces jours-ci, l’actualité marseillaise. La procureure de la République de Marseille, Dominique Laurens, a créé la surprise en inventant, dans un récent communiqué, le terme « narchomicide », afin de qualifier les 94 assassinats et tentatives liés à des guerres de la drogue ou des vendettas entre leurs barons, commis depuis le 1er janvier.
Dans ce contexte de haut niveau de violences, le nombre des victimes collatérales, telle la jeune femme de la cité Saint-Thys, ne peut qu’augmenter. Depuis le début du phénomène, il y a une quinzaine d’années, des « balles perdues » ont régulièrement tué ou blessé des passants. « Aujourd’hui, les chefs, les leaders des équipes du narcobanditisme se tiennent loin de Marseille, parfois à l’étranger et ne sont pas présents sur les plans stups, explique-t-on au palais de justice. Les équipes adverses se rabattent sur des attaques des points de deal pour semer la terreur, empêcher qu’un nouveau n’ouvre et on tire un peu dans le tas. » A l’image de cartels sud-américains, les trafics et les règlements de comptes se préparent et s’ordonnent aussi depuis la prison.
Il faut à cela ajouter l’inexpérience des auteurs, « des jeunes gens de 17 à 20 ans qui peuvent être recrutés sur les réseaux sociaux et s’immiscent dans ce système de “contrats”, analyse un spécialiste du narcobanditisme marseillais. Ces nouveaux tueurs à gages apprennent au dernier moment sur qui ils doivent tirer, comme dans un monde virtuel proche du jeu vidéo. Sans compter de grossières erreurs dans la manipulation des fusils d’assaut, qui sont de véritables armes de destruction massive. »
La liste des victimes collatérales s’allonge donc inexorablement, associant des prénoms et des lieux. Marwane, 15 ans, tué par des tirs de fusil d’assaut le 26 juin 2022 alors qu’il rentrait chez lui avec des amis dans le quartier Griffeuille, à Arles (Bouches-du-Rhône). Trois mises en examen ont eu lieu en mars, un Arlésien, un Marseillais et un homme originaire de Sarcelles (Val-d’Oise), impliqués, selon le parquet, dans un réseau de trafic de stupéfiants actif à Arles. Sarah, 19 ans, touchée par une balle en pleine tête, le 11 octobre 2020, à l’entrée de la cité du Moulin de Mai, à Marseille (3e), alors qu’elle se trouvait dans une voiture avec son petit ami et une copine. « C’était un gros bébé, elle est partie pour rien, je ne sais même pas à qui m’en prendre », pleure sa mère devant le juge d’instruction. En septembre 2022, quatre hommes âgés de 18 à 22 ans ont été mis en examen.
« Que chacun joue sa partition »
Djamel Dahmani, l’entraîneur adjoint de l’Aubagne FC, un club de foot de National 2, est toujours en colère. Le 23 décembre 2022, alors qu’il rendait visite à ses amis d’enfance de la cité HLM Méditerranée, à Marseille (14e), Adel Santana Mendy, 22 ans, un joueur prometteur, était pris dans une fusillade et décédait à l’arrivée des secours. « Adel était né dans un quartier difficile, il n’a jamais eu de problèmes avec qui que ce soit. C’était un beau sportif de haut niveau, la vie lui tendait les bras », témoigne Djamel Dahmani. Pour cet éducateur sportif, « il faut en finir avec ces dégâts collatéraux et il faut donc que chacun joue sa partition, l’Etat en premier lieu, pour accompagner les parents et les jeunes ».
C’est le sens d’une initiative de l’association Conscience et d’une cinquantaine d’habitants des quartiers nord qui, par le biais d’une procédure de référé liberté, avaient demandé au tribunal administratif d’enjoindre au préfet des Bouches-du-Rhône de prendre en urgence tout une série de mesures à même de mettre fin aux violences à Marseille, comme la réouverture des services publics dans les quartiers prioritaires de la ville, le redéploiement d’une véritable police de proximité ou encore « d’investir massivement dans les transports en commun en vue de désenclaver les quartiers nord de la ville ».
Les juges administratifs ont pris des gants pour rejeter, le 7 septembre, cette requête, au motif que « les mesures sollicitées sont d’ordre structurel et ne peuvent être mises en œuvre à très bref délai ». Conscience vient de déposer un nouveau référé liberté : « Cette fois-ci, nous mettons en demeure le préfet de prendre toutes mesures nécessaires pour mettre un terme à la situation de violence et à la recrudescence des homicides », explique Capucine Edou, vice-présidente de l’association.
La multiplication de ces assassinats ou tentatives d’assassinat étouffe le travail d’enquête policier. Au rythme actuel, le nombre des nouvelles saisines des différents groupes de la brigade criminelle approchera les 120 à la fin de l’année. Contre 100 en 2022, ce qui était déjà un record. Avec un nouveau dossier tous les trois jours, la police judiciaire ne peut plus faire face, déplorent les juges chargés de la lutte contre le narcobanditisme. Selon un récent décompte, la police judiciaire marseillaise aurait à interpeller 300 personnes identifiées au terme d’enquêtes, mais elle n’y parvient pas, laissant les victimes dans une interminable attente de la mise en examen de personnes suspectées d’avoir blessé ou tué.
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