Enquête. Dans les quartiers nord, où le « deal » a pignon sur rue, les forces de l’ordre appliquent désormais une politique de harcèlement sur les points de vente, organisés comme de véritables commerces
C’est à chaque fois le même scénario, ponctué des cris d’alerte que lancent les « choufs », les guetteurs : « Ara ! » En fin d’après-midi, au plus fort du deal de drogue, des voitures de police font irruption dans une cité marseillaise, provoquant la fuite des « charbonneurs » – les revendeurs au détail. Les moins vifs ne sont pas encore menottés que des fourgons de CRS bouclent la zone et que les points d’entrée de la cité sont contrôlés, tandis que des perquisitions sont menées sur les points de deal et dans les étages des barres d’immeubles investies par les trafiquants.
Pendant ce temps, les agents des bailleurs sociaux effacent les tags, débarrassent les encombrants – parfois jusqu’à 40 m3 de machines à laver hors d’usage, de palettes, de canapés entassés au pied des immeubles. Trois ou quatre heures durant, le trafic cesse. Puis il reprend sitôt que les policiers et les agents d’entretien lèvent le camp. Jusqu’à une nouvelle opération, parfois programmée le même jour, sur le même site.
À Marseille, l’heure est au « pilonnage », stratégie de choc lancée par Frédérique Camilleri, 36 ans, nouvelle préfète de police des Bouches-du-Rhône. Passée par Sciences Po, la prestigieuse université Columbia de New York et l’ENA, cette ancienne chef de cabinet de Bruno Le Roux et Matthias Fekl place Beauvau, a été chaudement recommandée à ce poste réputé difficile par son mentor, le préfet de police de Paris, Didier Lallement, dont elle était la directrice adjointe de cabinet.
Son prédécesseur, Emmanuel Barbe, avait tenu neuf mois avant d’être débarqué, à la surprise générale. Mme Camilleri dit agir sans état d’âme, conformément aux instructions ministérielles qui ont érigé la lutte contre les stupéfiants en priorité absolue. « Et une priorité, affirme-t-elle, nécessite de la constance. C’est pour ça que nous sommes sur le dos des trafiquants toute la journée, plusieurs fois par jour et pour longtemps. Pour montrer qu’on ne lâche rien. »
300 policiers supplémentaires
Le 16 janvier, un mois après son arrivée à Marseille et après avoir rencontré « tous les acteurs de terrain », la préfète a lancé sa première opération dans les quartiers nord de la ville, aux Oliviers A, cité installée dans le trio de tête des plus gangrenées par le trafic de drogue, avec celles de Campagne-Lévêque et La Castellane, le berceau de Zinédine Zidane. Depuis, 78 raids de ce type se sont succédé grâce à la « sanctuarisation » des unités de CRS – jusqu’alors cantonnées à des missions de garde statique et de contrôles routiers – pour ce type d’opérations.
Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a promis l’arrivée de 300 policiers supplémentaires lors d’une visite à Marseille, le 25 février. Les trois quarts de ces agents devraient grossir les effectifs en tenue sur la voie publique, le reste étoffera les services d’investigation, dont la sûreté départementale, qui intervient sur les trafics de petite et moyenne envergure, cœur de cible du « pilonnage ». « On ne va pas se plaindre d’un renfort, admet Bruno Bartocetti, responsable du syndicat Unité SGP-Police-FO pour le sud de la France, mais nous avons perdu autant d’effectifs au cours des dernières années, surtout dans le secteur nord, où on manque cruellement de monde. »
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Eradiquer le trafic ? Personne n’y songe vraiment, tant il paraît enkysté. Selon une rigoureuse cartographie réalisée par La Provence, la seule ville de Marseille compterait 156 « plans stups » (des points de vente), le département des Bouches-du-Rhône, 220 – « deux fois plus que de bureaux de poste », estime le quotidien local.
L’image frappe. Car l’emprise des trafiquants sur les cités du nord de la ville résulte d’abord de l’abandon d’une population précaire, réduite à son utilité électorale, privée de l’accès aux services publics comme de mobilité – la station de métro Capitaine-Gèze, terminus de la ligne 2, dessert les quartiers nord depuis décembre 2019 seulement, après cinq années de retard. Cette abdication de l’Etat comme de la municipalité a ouvert un boulevard aux réseaux.
Offres d’emploi sur les réseaux sociaux
Leur présence, vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans certaines cités, est signalée par des braseros, des fresques artistement exécutées avec prix et disponibilité des produits. Les équipes les plus structurées n’oublient pas de se substituer à la puissance publique, règlent les différends entre locataires, paient les loyers en retard et, l’été, installent de gigantesques piscines gonflables pour les « minots » des quartiers. « Dans certaines cités, avance un officier de police, le taux de chômage dépasse les 30 %. Si le trafic disparaît, c’est le feu à la ville. »
« Dans certaines cités, le taux de chômage dépasse les 30 %. Si le trafic disparaît, c’est le feu à la ville », avance un officier de police
Davantage qu’une économie parallèle, le trafic incarne ici une véritable industrie, avec ses offres commerciales diffusées sur les messageries cryptées, ses techniques de vente comme le drive – inventé, dit-on, à la cité Bassens, il y a plus de dix ans –, sa stricte hiérarchie entrepreneuriale et sa division des tâches. Aux habituels postes de choufs ou de charbonneurs, certains réseaux ont ajouté ceux de « barricadeurs », chargés d’enchaîner des chariots entre eux ou de veiller à la disposition en chicane de conteneurs à ordures remplis de ciment, autant d’obstacles destinés à freiner toute intrusion de la police ou de concurrents. Un temps, on trouvait même à la cité La Paternelle un préposé au contrôle qualité de la relation clientèle, surnommé « la Chaise » : tout charbonneur qui manquait de respect au client ou ne le servait pas assez vite était « mis à l’amende » en travaillant gratuitement ou, pis, passé à tabac – et les images de son supplice étaient postées sur les réseaux sociaux pour rassurer les consommateurs.
Un « plan stups » moyen peut générer 30 000 à 40 000 euros de revenus par jour et, pour les plus rentables, le double.
Rien de tout cela n’a suffi à décourager les vocations, même les 131 interpellations menées depuis le début de l’année au cours des opérations de « pilonnage » : à Marseille, la main-d’œuvre ne manque jamais, quitte à recruter des CDD dans le Vaucluse, à Lyon ou à Saint-Etienne, grâce à des offres d’emploi postées sur les réseaux sociaux. Rémunération promise pour les – très – longues vacations : jusqu’à plus de 100 euros net pour quinze heures par jour. Les caïds, qui ont déserté depuis longtemps les cités pour gérer leurs affaires à distance, y compris depuis une cellule de prison, peuvent se le permettre, puisqu’un « plan stup » moyen peut générer de 30 000 à 40 000 euros de revenus par jour et, pour les plus rentables, le double.
Résultats modestes
« Si nous n’intervenons pas, explique le commissaire divisionnaire Patrick Longuet, patron de la division nord, qui coiffe les arrondissements les plus difficiles de Marseille, nous assisterons à la constitution de véritables empires qu’il sera impossible de faire tomber. Nous travaillons pour rendre leur liberté aux habitants de ces quartiers qui aspirent à la paix, sont pris en otage, ne vivent plus. » La clientèle, elle, ne fait pas défaut. Aux heures de pointe, on fait la queue pour être servi, raison pour laquelle les têtes de réseaux s’appliquent à « tenir la cité » en garantissant la sécurité des consommateurs, en évitant toute confrontation inutile avec la police. Des épisodes comme celui du mois de novembre 2020, au cours duquel des truands ont pris pour cible une voiture de police-secours à coups de kalachnikov, sont rarissimes à Marseille, une ville où les violences urbaines sont pratiquement inconnues.
« Si nous n’intervenons pas, nous assisterons à la constitution de véritables empires qu’il sera impossible de faire tomber », explique le commissaire divisionnaire Patrick Longuet
Comparé aux bilans enregistrés par les services spécialisés, le « pilonnage » affiche des résultats modestes : 33 kg de résine de cannabis, 600 grammes de cocaïne, deux armes et 14 000 euros saisis depuis le début de l’année, quand une seule opération menée par la PJ mi-mars a abouti, dans la cité La Savine, à dix-sept mises en examen, la confiscation de 465 kg de résine, 1,3 kg de cocaïne et 308 000 euros en petites coupures. Mais, bousculés dans leurs habitudes, les trafiquants ont dû rehausser leur niveau de sécurité, investir en doublant les choufs, en installant des dos-d’âne, parfois en murant certains accès aux cités. Ils lorgnent aussi les quartiers sud, historiquement moins touchés par le deal – « un phénomène qui n’est pas nouveau mais prend de l’ampleur », note-t-on à l’Evêché, le commissariat central de Marseille. Aussi le « pilonnage » est-il désormais également déployé dans le sud de la ville, comme à la cité Air-Bel, vendredi 26 mars.
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A en croire Frédérique Camilleri, cette doctrine du harcèlement commencerait « à changer le regard de la population, à libérer la parole et à permettre aussi la remontée de renseignements qui nourriront de nouvelles opérations ». Mais, comme le souligne Christophe Ambel, secrétaire zonal du syndicat Synergie-Officiers, « tant que les gens voudront fumer du shit, ils iront dans les cités. On a beau mettre hors circuit les réseaux, la nature a horreur du vide : un charbonneur interpellé à 17 heures est remplacé à 22 heures. La lutte contre le trafic de stups, c’est l’histoire du tonneau des Danaïdes ».
Antoine Albertini
Souce : Lemonde.fr