Mercredi 26 février 2020
La chronique de Flore Vasseur
Cette année, soit je vous écris, soit je travaille le montage de mon film. Souvent tout se fond et se répond. Nous travaillons en ce moment les séquences tournées dans une favela de Rio l’été dernier. Rene Silva, 25 ans, y a lancé à 11 ans un média communautaire, Voz das Comunidades. Quatorze années plus tard, malgré les prix et les bourses à l’étranger, Rene reste dans son quartier pour raconter de l’intérieur le quotidien des habitants, entre balles perdues et résilience, entre abandon de l’État et défense de leur dignité. Un Carioca sur quatre réside dans une favela (1).
Pour notre tournage, il nous a ouvert les portes de son royaume, nous présentant ses amis entrepreneurs et activistes qui, comme lui, ne lâchent pas la ligne de front. Nous sommes revenus avec une matière monstre dont il faut nous séparer à 99%. L’activiste et journaliste Raull Santiago, 30 ans, ne figurera hélas pas dans le film. Dans cette chronique j’aimerais rendre quelque justice à ce qu’il nous a confié.
Nous le rencontrons sur les hauteurs du Complexo de Alemao, un regroupement de quinze favelas dans la zone nord de Rio, à une petite heure des plages de Copacabana et Ipanema. Nous sommes installés sous la gare d’arrivée de l’un des téléphériques construits pour les JO de 2016. Les autorités ont acheté la paix sociale avec ce type de projet. Elles voulaient un Rio de carte postale, pacifié, joyeux, uni, celui qui avait séduit les sponsors. Les caméras parties, les télécabines ont cessé de s’envoler et le vent fait grincer les câbles.
Nous avons choisi cet endroit à découvert mais je sens Raull inquiet. Depuis le début de l’année, près de cinq personnes (2) sont tuées chaque jour par balle à Rio, un record depuis vingt ans. Toujours dans les mêmes quartiers et toujours avec la même couleur de peau. Au loin, quelques tirs. Les gangs se disputent les flancs des collines. La police patrouille sans arrêt, au nom de la « guerre contre la drogue ». Seuls 1% des habitants des favelas seraient impliqués dans le trafic (3). Tous les autres restent dans le champ de tir. Raull relève le menton : « J’ai peur d’élever mes enfants ici mais je n’ai pas le choix. Je me bats pour les habitants. Je suis activiste à cause de cet endroit. Chaque jour, il s’agit de survivre. »
Raull a lancé Papo Reto, un média de résistance qui dénonce les violences et organise des projets de résilience dans les favelas. L’arme de Raull ? Son téléphone portable avec lequel il visionne et filme tout. Il lance une vidéo d’un journal télévisé de mai 2019 : « C’est Wilson Witzel, le gouverneur de l’État de Rio, un ancien juge qui veut devenir président, regarde! » Sur un tarmac, affublé de quelques militaires, le quadra rougeaud vocifère : « J’en ai assez. À partir d’aujourd’hui c’est terminé. Moi, je vais régler le problème une bonne fois pour toutes. » De sa démarche de cow-boy, l’homme grimpe dans l’hélicoptère de l’armée, saisit une mitraillette. Depuis, il autorise la police militaire à tirer à bout portant sur la population. D’hélicoptère ou non. Witzel est l’ami du président brésilien Jair Bolsonaro, lequel a récolté 55% des suffrages dans la favela où nous sommes.
« Ici, m’explique Raull, la violence fait office de politique publique et son efficacité se mesure en nombre de morts. Si tu vis dans ce type d’endroit et qu’un type te dit: « Je vais résoudre tous tes problèmes, je vais augmenter la violence mais les innocents seront saufs », alors tu votes pour lui. La population noire n’a jamais eu de droits. Les gouvernements ont toujours eu peur que l’on se révolte. Donc ils envoient l’armée, au nom de la « guerre contre la drogue ». Ils ne viennent jamais ici avec des projets culturels, d’éducation ou d’amélioration de l’habitat. Les autorités nous parlent à travers le viseur des policiers. D’ailleurs, sur leur uniforme, tu vois toujours, brodés, une canne à sucre et un grain de café, les emblèmes des propriétaires d’esclaves! Notre pays fut le dernier à bannir l’esclavage. On n’en est jamais sorti car on n’en parle jamais. »
J’ai commencé ce film en pensant aboutir à un brûlot anticapitaliste. Je n’entends parler que de colonialisme. Au Brésil comme nulle part ailleurs, ce système économique n’est qu’un outil dans les mains de l’homme blanc. « Mon arrière-grand-mère était esclave dans le Minas Gerais. Elle s’est enfuie avec ses treize enfants et s’est installée ici. Depuis, on se dit qu’on est tous cousins, sourit Raull en rajustant sa casquette. Tu vois, ma peau est claire. Cela veut juste dire que les femmes de ma lignée ont été violées. Mais mon sang est noir. Nous représentons le Brésil, un Brésil qui se bat, qui vibre, qui est puissant. »
Raull Santiago a été arrêté jeudi car il filmait une arrestation. Il a été relâché depuis. Le Carnaval s’achève. Les écoles de samba se servent des chars comme d’une tribune politique. Depuis des ballons en forme d’hélicoptères, il pleut des messages d’amour.
Source : la-croix.com