Publié le 14 Septembre 2020 | Par Romain Capdepon
Depuis le 1er septembre, les usagers de stups – notamment 1,5 million de fumeurs de cannabis – peuvent écoper d’une amende de 200 euros. Cette mesure, promesse de campagne du candidat Macron, créera-t-elle une « peur du bleu » et aura-t-elle un effet sue le chiffre d’affaires des trafiquants ?
« Oh c’est dingue comment on s’est porté la scoumoune ! Au moment où on a entendu le gyro’ retentir, on était justement en train de parler de la mise en place de cette amende ! », sourit, presque amusé, Julien, un cuisinier de 27 ans venu « toucher », conduit par un ami, son herbe de cannabis à Campagne-Lévêque (15e), bien loin de son quartier huppé du 8e arrondissement. « Clairement, 200 balles ça pique, mais c’est pas ça qui me fera arrêter. Si je dois cesser de fumer, ça sera une décision personnelle ». À deux pas, Nadège, une fonctionnaire du groupe de sécurité de proximité (GSP), vient de peser ces quelques sachets – 8 grammes – et tapote sur son téléphone portable professionnel. Grâce à une application, elle n’a qu’à vérifier l’identité et l’adresse du contrevenant avant de lui faire signer son PV du bout de l’index. La verbalisation prendra 20 minutes. « Avant, il aurait fallut l’embarquer, l’auditionner au commissariat, faire le PV, même si c’était une procédure simplifiée, et en aviser le parquet pour savoir si le type ferait juste l’objet d’un rappel à la loi ou bien d’une injonction thérapeutique, détaille Stéphane, le chef de groupe, en gros, ça prenait entre 1h30 et 2 heures ». Et il faut bien le dire, à cause d’un ration « temps passé/réponse judiciaire » aussi déséquilibré, les policiers, souvent allergiques à l’excès de paperasse, avaient pris l’habitude d’écraser la barrette de shit sous leur Rangers. « c’était trop fastidieux et surtout ça éloignait de la voie publique la patrouille pendant deux heures. Le but de ce PV est justement que cela redevienne un réflexe pour tous les policiers de sanctionner ce qui est tout de même un délit ( loi de 1970 prévoyant jusqu’à un an de prison, Ndlr), tout en restant sur le terrain », assure le commissaire divisionnaire Patrick Longuet, patron de la division Nord. « Cette amende entre parfaitement dans notre logique de harcèlement des trafics déjà matérialisée par nos descentes matinales dans les cités qui visent à se réapproprier le territoire en évacuant tout ce qui sert au réseau et gêne la vie des gens honnêtes et par le travail considérable effectué par nos brigades spécialisées de terrain ( BST) dont le but est d’attraper en flag’ des revendeurs et des guetteurs »
Cette fois, c’est une Renault Mégane noire qui vient de faire un touch and go dans cette cité dont le plan stups fait partie du top 3 marseillais, selon la police judiciaire. Coincé sur le parking du Quick, à quelques encablures, le jeune homme originaire de Consolat (15e) le promet : « J’ai rien dans la voiture. J’ai juste déposé ma mère qui allait voir une amie ». Puis, dans le doute, il fini par envoyer un SMS à un copain, assis devant un snack turc, avec vue imprenable sur le contrôleen cours de son pote. Bilel, 20ans, s’approche. Il a emprunté ce véhicule récemment et avait planqué 2 grammes de résine sous le tapis de sol. La prune sera donc pour sa pomme. « je suis en deuxième année de droit à Aix, 200 euros c’est tout simplement la moitié de ma bourse du mois, lâche-t-il, les épaules larges et l’air penaud. J’ai commencé à fumer y’a moins d’un an, je ne suis pas dépendant. Franchement, 200 euros pour 2 grammes c’est excessif mais ça fait réfléchir c’est sûr… » Pour le préfet de police des Bouches-du-Rhône, Emmanuel Barbe, « on ne peut pas aller jusqu’à dire que les responsabilités dans le pourrissement de la vie de ces cités sont à 50/50 entre dealers et consommateurs, mais un tango ça se danse à deux, elles sont doc partagées. C’est pour cela que j’avais demandé au Ministre à ce que Marseille fasse partie des villes à expérimenter cette mesure ».
Selon nos sources, depuis mi-juillet, 315 PV y ont été dressés ainsi que sur le département. « Ça n’est pas la clé de tout évidemment, mais je pense que, comme avec l’augmentation du prix des cigarettes, ça pourrait inciter des gens à arrêter et ça aidera aussi à tuer dans l’œuf des réseaux qui commencent à s’installer dans des petites communes du département en faisant peur à la clientèle », continue le préfet. « Le but n’est pas de faire du chiffre mais de faire du qualitatif en élargissant le spectre des personnes contrôlées et les endroits où elles le sont et où elles fument ostensiblement, par exemple sur les plages, dans les stations de métro etc. J’espère aussi que certains consommateurs s’interrogeront sur leur addiction », assure la procureure de la République de Marseille, Dominque Laurens, qui a fixé à 20 grammes de cannabis ( et exclu la cocaïne alors que la circulaire prévoyait un maximum de 5 grammes, Ndlr), le plafond jusqu’auquel le client est verbalisable.
Mais au-delà de la perte financière, c’est peut-être l’inscription automatique au casier judiciaire, alors que nombre de professions requièrent qu’il soit immaculé, qui pourrait faire cogiter certains accros… R.C.
L’INTERVIEW D’UNE SOCIOLOGUE SPÉCIALISTE DES POLITIQUES DES DROGUES
« La majorité a un usage régulé et les autres ont besoin de soins, pas d »une amende »
Marie Jauffret-Roustide est sociologue et chargée de recherche à l’Inserm. Elle travaille sur les politiques des drogues en France dans une perspective de comparaison internationale avec l’Europe et l’Amérique du Nord.
Cette mesure envers les consommateurs, pensez-vous qu’elle puisse créer chez eux,comme chez les usagers de la route, une « peur du gendarme » et que certains pourraient décrocher de cette addiction ?
Je ne crois pas que l’amende forfaitaire va créer une peur du gendarme chez les consommateurs de cannabis qui les dissuaderait de consommer. Cela me semble très naïf de faire cette hypothèse. Les politiques répressives ne font pas baisser de manière automatique la consommation. La France en est le parfait exemple : nous avons l’une des politiques des drogues les plus répressives d’Europe et en même temps le plus haut niveau de consommation de cannabis chez les jeunes. Pour moi, l’amende forfaitaire est un non-sens, elle soulève une question philosophique fondamentale : en quoi est-il légitime de sanctionner les consommateurs de drogues ? On ne met pas d’amende aux gens qui boivent un verre d’alcool, et heureusement ! Alors pourquoi ne sanctionne-t-on pas seulement les comportements des consommateurs de drogues ou d’alcool qui causent du tort à autrui par exemple dans le cadre de violences, notamment conjugales, ou d’accidents de la route ? En quoi le cannabis est-il un problème pour la société ? La majorité des usagers de cannabis en a un usage régulé et ceux qui ont un rapport problématique nécessitent avant tout d’avoir accès aux soins, d’être aidés et non pas d’être arrêtés par les forces de l’ordre pour payer une amende.
Pensez-vous que cette nouvelle arme policière pourrait entraîner une baisse de la fréquentation des plans stups et donc une chute du chiffre d’affaires des réseaux ? Et que, tout simplement, les clients finiront, pour éviter ces contrôles, par se faire livrer leur dose ?
Avec cet arsenal de l’amende forfaitaire, on rate la cible, qui est le trafic. Les politiques affirment publiquement avoir comme objectif de s’attaquer au trafic mais cette mesure pénalise uniquement les consommateurs. Je ne vois pas en quoi cette loi pourrait avoir un effet sur le chiffre d’affaires des réseaux de trafiquants. Ils ont toujours su s’adapter, contourner les politiques répressives qui s’en prennent aux consommateurs et continuer à prospérer. L’amende forfaitaire n’y changera rien.
Selon vous, cette mesure constitue-t-elle une énième tentative répressive inefficace à éradiquer, ou du moins à perturber durablement, le trafic de stups ?
Les politiques répressives ne permettent ni d’éradiquer le trafic, ni de faire baisser la consommation. La guerre à la drogue, lancée par le président Nixon aux États-Unis dans les années 60 et qui sous-tend les politiques répressives, a fait la preuve de son inefficacité au niveau international. La guerre à la drogue coûte cher, a des conséquences sanitaires désastreuses pour les usagers de drogues en les privant de l’accès aux soins et renforce les inégalités sociales et raciales. Les États-Unis sont le parfait exemple de cet échec.
Seule la légalisation du cannabis serait donc l’alpha et l’oméga d’une éradication de ces trafics qui pourrissent la vie des habitants de ces cités ?
La légalisation du cannabis est une alternative politique qui permet de rompre avec une approche répressive mais il est certain que cette politique n’est pas une solution miracle pour éradiquer totalement les trafics. Si la vente était encadrée par l’État, cela permettrait de disposer de produits sûrs et dosés de manière raisonnable mais cela n’empêcherait pas les trafiquants de continuer à proposer des produits aux effets psychotropes plus puissants qui ne feraient pas l’objet d’un contrôle sanitaire. La légalisation présente l’intérêt d’arrêter de criminaliser les consommateurs mais elle doit également s’accompagner d’actions de prévention et de prises en charge pour limiter les risques liés à la consommation de cannabis, notamment parmi les populations les plus vulnérables aux risques, c’est-à-dire les jeunes. Je crois avant tout à la décriminalisation de l’usage des drogues. C’est une politique que le Portugal a mise en œuvre dès 2001 et qui a permis d’utiliser l’argent de la répression pour financer la prévention, les soins et la réduction des risques. R.C.
« Si les lignes doivent bouger, c’est la livraison qui va exploser »
« bien sûr qu’on y croit, c’est une idée que nous avions fait remonter à Paris il y a 3 ou 4 ans déjà, raconte un haut gradé de la police judiciaire marseillaise, mais évidemment que ça ne sera pa l’alpha et l’oméga de la lutte contre les trafics, c’est une arme supplémentaire dans notre arsenal ». A l’ofast ( Office anti-stupéfiants), on laisse venir tout en estimant qu’ « on ne pouvait plus continuer à ne pas sanctionner les deux faces d’une même pièce ». « on en est aux prémices de cette mesure, dans le round d’observation, on va être très attentif à comment ça pourrait bouger dans les prochains mois », lâche un spécialiste. Sans doute que les patrons des réseaux, avant de passer en mode réaction, vont eux aussi prendre le temps d’analyser la hauteur de la vague : soit les policiers en font une arme de dissuasion massive auprès des consommateurs, et il faudra alors trouver la parade, soit le coup de com’ autour de cette amende retombe comme un soufflé. « Tout dépendra en effet de savoir si la pression est à la hauteur des annonces ministérielles, continue un enquêteur, sachant qu’il faut garder en tête que sur les Oliviers A par exemple, où on a saisi 180 kilos de cannabis cette semaine, quand tu vas coller une amende à 50 usagers ça sera énorme en termes d’effort de mobilisation pour la sécurité publique sauf que cette cité fait 2500 clients par jour, donc ça va pas les traumatiser ! Mais peut-être que la peur de l’amende va infuser peu à peu… »
C’est au quotidien sur le terrain que les enquêteurs de la sûreté départementale et de la PJ en « filoche » et autres fonctionnaires des brigades spécialisées de terrain (BST), sur le front du harcèlement des guetteurs et vendeurs, constateront si la fréquentation des points de deal diminue, si les files d’attente raccourcissent. Pour l’heure même au sein de la police, l’impact de cette amende forfaitaire délictuelle (AFD) fait débat. « Depuis 10 ans et les années Sarko où ils partaient systématiquement en garde à vue, quand on chopait un fumeur on était sur du tirage d’oreille en général mais là on passe à une prune de 200 euros qui s’ajoute à la perte du produit de la transaction qui est pour le cannabis de 50 euros en moyenne, continue un enquêteur des Stups. Ça va forcément en faire cogiter certains qui vont se rendre compte que leurs billets alimentent les rivières de pognon que brassent ces minots et qui mènent à la mort de certains. Si ce PV doit faire bouger les lignes, c’est la livraison de la came qui va exploser. Le seul avantage serait peut-être que la présence du réseau dans certaines cités soit un peu moins oppressante ». Un flic de terrain, arpentant chaque jour ces quartiers, de percuter : « Ça va être une aubaine pour eux : avec cette limite maximale de 20 grammes ( 10 barrettes de 2 grammes à 10 euros pièce, Ndlr), les livreurs à scooter se justifieront auprès de nous en disant que c’est leur conso’ personnelle et prendront leur amende sans moufler alors qu’avant ils auraient tout de suite été soupçonnés de participer à un trafic et nos collègues auraient pu creuser sur eux, en fouillant dans leurs portables par exemple pour vérifier l’existence d’un fichier de clients… Désormais, ils repartiront pénards et n’auront qu’à bosser un peu plus le lendemain pour rembourser l’amende ! » R.C.
Source La Provence