Le marché du chanvre, légalisé en octobre 2018 au Canada, est l’un des rares secteurs de l’économie à avoir connu un coup d’accélérateur en pleine pandémie de Covid-19.
Par Hélène Jouan (Montréal, correspondance)
Publié le 4 janvier 2021
L’isolement, l’ennui ou encore le stress généré par des confinements à répétition ou les pertes d’emploi ont partout fait grimper la consommation d’alcool.. Les Canadiens, eux, ont également puisé dans les vertus réputées apaisantes ou euphorisantes du cannabis, en vente légale depuis deux ans dans le pays, pour tenter de calmer leur angoisse.
Agathe, une Montréalaise de 28 ans, sans emploi depuis deux mois, rencontrée à la sortie d’une succursale de la Société québécoise du cannabis, ne cache pas que les quelques grammes de feuilles séchées achetées chaque semaine lui permettent de tenir le coup. « Cela m’empêche de penser à cette cochonnerie de virus. Je n’ai rien à faire de la journée, alors c’est plus agréable de tourner en rond dans un nuage que de tourner en rond dans la vie réelle. »
Pascal, ouvrier sur les chantiers de construction, lui aussi contraint à l’inactivité, avoue avoir largement augmenté sa consommation depuis le début de la crise. Il ne fumait auparavant qu’en soirée, après le travail avec ses amis. Désormais coupé de toutes relations sociales et amicales, il cherche à « planer », dit-il, dès le matin. « Ce que je vis est trop dur pour le moral, le “pot” [nom donné au cannabis au Canada] me relaxe, me fait dormir, et me donne l’illusion que je passe au travers de la crise », confie-t-il, avec en poche quelques grammes de cannabis achetés 125 dollars canadiens (80 euros), de quoi tenir plusieurs jours.
Peur de la pénurie
Dès les prémices du premier confinement en mars 2020, les consommateurs réguliers se sont rués vers les magasins ou sur les sites de commandes en ligne. Celui de l’Ontario Cannabis Store, qui détient le monopole des ventes par Internet dans cette province qui représente le plus gros marché du cannabis au Canada, a ainsi connu, le 3 avril, un record de près de 14 000 commandes, quand il tournait habituellement à quelque 2 000 commandes quotidiennes.
Entre mars et en avril 2020, les achats de fleurs séchées ou autres produits dérivés de la marijuana ont fait un bond de 600 %. La crainte de voir les magasins baisser leurs rideaux du jour au lendemain et la peur de la pénurie ont fait partout s’envoler les ventes : la Société québécoise du cannabis, seule entreprise sous contrôle public à être habilitée à la vente légale dans la Belle Province, a annoncé pour le deuxième trimestre de l’année un record de ventes de 120 millions de dollars, contre 56,6 millions de dollars pour la même période l’année précédente.
Le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances s’inquiète de cette consommation en hausse qu’il lie aux fragilités psychologiques
A l’échelle de tout le Canada, les ventes de cette substance psychotrope ont été évaluées à 2 600 millions de dollars canadiens, contre 1 190 millions l’année précédente, soit une augmentation de 118 % en un an, selon une enquête menée par Statistique Canada.
Le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances s’inquiète de cette consommation en hausse qu’il lie aux fragilités psychologiques qui affectent une part grandissante de la population ; mais au Québec, ou encore en Alberta, à chaque fois qu’il s’est agi de fermer les magasins de vente de cannabis dans l’espoir de contrer les nouveaux assauts du virus, les autorités politiques ont choisi de les consacrer « commerces essentiels », et donc de les laisser ouverts. Impossible, depuis octobre 2020, de faire du yoga dans les salles de gym, fermées, mais s’offrir un peu de détente dans les effluves de « pot » – ou encore acheter de l’alcool – est jugé de salubrité publique.
« La pandémie a surtout été une aubaine pour le commerce légal du cannabis », insiste David Soberman, professeur de marketing à l’université de Toronto. Le marché noir, qui constituait, selon lui, encore 80 % de la vente totale avant la pandémie, est apparu moins « sûr » aux consommateurs. S’en remettre à un vendeur croisé dans la rue supposait des « interactions » peu recommandables en temps de consignes sanitaires strictes quand, à l’inverse, les magasins légaux ont imposé masque, lavage des mains et distanciation physique obligatoires pour rassurer leurs clients.
Consolidation d’un marché jeune
« La consommation légale de cannabis a sans aucun doute grignoté des parts du marché noir, d’autant que le prix de la marijuana légale s’est beaucoup rapproché de celui du cannabis illicite », explique David Soberman. Une heureuse nouvelle pour les finances publiques, puisque les provinces touchent des taxes sur les ventes légales, mais surtout, « dans la mesure où les habitudes prises pendant la pandémie vont perdurer, c’est un formidable accélérateur de consolidation du marché au Canada » conclut-il.
Ce secteur qui craignait l’an dernier l’éclatement d’une bulle spéculative née après l’engouement de la légalisation il y a deux ans, a profité de ce rebond de la consommation pour continuer à se structurer. En décembre 2020, deux gros producteurs canadiens, Aphria et Tilray, ont annoncé leur fusion pour devenir la plus importante compagnie en termes de chiffre d’affaires ; l’action de Canopy Growth, géant du secteur implanté dans l’Ontario, après avoir connu les abysses en mars 2020 en cotant à 9,73 dollars, semblait en voie de stabilisation en fin d’année autour de 24 dollars.
Cette consolidation pour ce marché encore jeune pourrait aussi passer par de nouvelles opportunités de développement. « L’interdit social qui pesait encore sur le cannabis s’estompe et permet peu à peu de nouveaux usages, explique Sylvain Charlebois, directeur du laboratoire de recherche en sciences analytiques agroalimentaires de l’université Dalhousie, à Halifax (Nouvelle-Ecosse). Beaucoup de Canadiens, par exemple, ont découvert pendant la pandémie le cannabis comestible [plus récemment légalisé] pour le cuisiner, en faire des muffins ou des tisanes. »
Alors que les Nations unies ont déclaré 2021 Année des fruits et légumes, ce chercheur se dit convaincu que ces nouveaux usages ouvrent « une voie d’avenir prometteuse » à l’industrie agroalimentaire canadienne.
Source : Lemonde.fr