En Alsace, la lutte pour la légalisation du cannabis thérapeutique trouve des relais aussi experts qu’avant-gardistes : une docteure et un patient militant, tous deux cofondateurs d’un cercle de réflexion scientifique internationalement reconnu, un chercheur pionnier dans l’étude du cancer et un ancien producteur de chanvre pour la recherche. Tous tentent de faire évoluer la prohibition autour du cannabis et se heurtent à la rigidité de l’État.
Sous une chemise à carreaux froissée, Christian D. Muller porte un t-shirt noir floqué d’une bretzel croquée comme la pomme d’Apple et du slogan « Think Alsatian ». Avant de pénétrer son laboratoire de recherche au sein de la faculté de pharmacie à Illkirch-Graffenstaden, le chercheur fait badger son téléphone portable sur la poignée de la porte : « Ça, c’est à cause de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) », explique-t-il. Car dans les locaux de ce salarié du CNRS, on trouve des produits hautement suspects aux yeux de la justice française : les frigos de Christian D. Muller sont remplis de fleurs de cannabis.
De la maladie de Crohn au cannabis thérapeutique
Après deux thèses passées ici même en 1983 et en 1987, le scientifique alsacien a travaillé pendant trente ans sur la maladie de Crohn. Christian D. Muller a notamment fait progresser la recherche à l’aide de liposomes, qui permettent d’améliorer la capacité d’un traitement à cibler une zone d’intérêt précise pour traiter un cancer.
À 66 ans, le bureau du chercheur cumule désormais quelques références au cannabis : sur un petit tableau d’affichage, les autorisations de l’ANSM pour l’acquisition et la détention de « produits suivants classés comme stupéfiants : 40 grammes de Bedrocan, 50 grammes de Bedrobinol, 500 milligrammes de Bedrolite… » Les documents administratifs font face à une affiche datant des années 30 aux États-Unis. Son titre est éloquent : « Marihuana the assassin of youth ».
Le scientifique dénonce cette propagande américaine d’un autre âge, tout en déplorant le retard français dans la recherche sur le cannabis thérapeutique. Malgré l’expérimentation nationale du cannabis thérapeutique lancée dans la semaine du 22 mars 2021, Christian D. Muller reste critique : « Il y a 3 000 malades qui pourront en bénéficier, alors qu’on estime à 100 fois ce nombre, pour les personnes qui s’autosoignent avec du chanvre médicinal. »
Une recherche pionnière, sous-dotée
Financés par la start-up parisienne DelleD, Christian D. Muller et ses deux assistants observent l’activité de molécules de chanvre thérapeutique sur des cellules cancéreuses. « On a déjà démontré in vitro que l’extrait brut de fleur de cannabis est plus efficace que le cannabidiol (CBD) seul. Une quantité 20 fois plus grande de CBD seul est nécessaire pour une même efficacité qu’avec l’extrait brut de fleur de cannabis », résume le scientifique. Dans quelques mois, l’expérimentation se fera sur un modèle de souris développant spontanément un cancer du pancréas. Son financeur projette de distribuer un dispositif médical d’inhalation de fleurs de cannabis.
Christian D. Muller termine sa carrière dans des conditions délicates. Les sources de financement ne pleuvent pas dans ce champ de recherche « qui ne fait pas sérieux ». Les contraintes légales créent des procédures d’autorisation administrative lourdes et décalées : le chanvre, commandé aux Pays-Bas par l’INRAE de Toulouse est ensuite renvoyé à la faculté de pharmacie d’Illkirch-Graffenstaden : « J’ai travaillé sur des toxines bien plus dangereuses sans avoir à remplir un tableur Excel pour rapporter chaque quantité utilisée », soupire le scientifique.
Des patients qui produisent leur propre médicament
« Le chanvre thérapeutique, c’est un peu le produit miracle, et c’est presque ça son souci », continue Christian D. Muller. Cet engagement pour la cause, le chercheur le tire de la fin de vie de son neveu Alex, mort à 27 ans des suites d’un cancer du système immunitaire. C’est grâce à lui que le scientifique a découvert les colloques de l’UFCM-Icare, où de grands pontes de la recherche sur le cannabis thérapeutique côtoient des patients et des professionnels de santé :
« Lors d’un rendez-vous avec des personnes atteintes de sclérose en plaque, de zona ou d’autres maladies, j’ai demandé comment ils faisaient pour aller bien. Ils m’ont répondu “Je fais mon huile de chanvre médicinale moi-même.” Quand j’ai vu ces patients obligés de produire leur propre médicament, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. »
« Chaque matin, j’étais pris de vomissements »
Il est 9 heures, mercredi 3 avril, au fond d’une ruelle tranquille de Schiltigheim. Bertrand Rambaud offre le café dans son salon au dernier étage d’une petite maison alsacienne. La table basse est recouverte de boîtes de médicament, de grinders (pour effriter le cannabis) et de cigarettes électroniques. Pour le militant, la lutte pour la légalisation du cannabis thérapeutique a commencé avec son traitement contre le VIH :
« Chaque matin, j’étais pris de vomissements et de spasmes à l’estomac, pendant parfois une heure je souffrais horriblement, puis je n’arrivais pas à manger ou à dormir. Quand j’ai essayé le cannabis en 2013, ça m’a aidé. J’en ai parlé à mon entourage médical, on a fini par m’en prescrire. »
Les pays voisins évoluent, pas la France
Bertrand Rambaud commence par se fournir dans la pharmacie d’un village hollandais situé à la frontière entre la Belgique et l’Allemagne. Puis la législation sur le cannabis thérapeutique évolue, au Luxembourg et en Allemagne. La distance à parcourir pour se soigner diminue pour le patient schilikois.
Mais rien ne bouge en France : « On continue de prescrire le cannabis thérapeutique en dernière intention, déplore Bertrand Rambaud, ça veut dire qu’on prescrit plus facilement de la morphine que du cannabis. Cette règle n’a aucune justification médicale, c’est purement idéologique. »
L’auteur de la découverte du THC invité à Strasbourg
« L’association c’est l’arme, les malades sont les guerriers. » Bertrand Rambaud résume ainsi son combat pour la légalisation du cannabis thérapeutique depuis 20 ans. L’ancien président et cofondateur de l’UFCM-I Care a poursuivi cet objectif en rassemblant des usagers, des chercheurs spécialisés et des professionnels de santé lors de colloques à Strasbourg.
D’une étagère à côté du canapé, le militant sort un épais livre noir de Raphael Mechoulam, connu pour avoir été le premierchimiste à isoler la molécule du tétrahydrocannabinol : « On l’a fait venir en 2014 à Strasbourg, raconte Bertrand Rambaud, plein d’admiration, c’était pour les cinquante ans de sa découverte, on lui a fait un gâteau avec THC écrit dessus. »
Faire circuler l’information et faire jurisprudence
De colloques à Strasbourg, au Parlement européen, ou à la Sorbonne à Paris (« Là on jouait à l’extérieur, c’était la Champions League »), jusqu’aux auditions dans le cadre d’une mission d’information à l’Assemblée nationale, Bertrand Rambaud estime « avoir contribué au développement des connaissances et à la diffusion de l’information sur le cannabis, notamment auprès de professionnels de santé qui se sont mis à soutenir leur patient. »
Le militant a aussi fait avancer la cause au niveau de la justice. En 2014, Bertrand Rambaud est arrêté en possession de cannabis. 480 grammes de beuh sont retrouvés chez lui, ainsi qu’une vingtaine de plantes sous lampe et des ordonnances médicales pour l’approvisionnement en Hollande. Si la procédure est fatigante pour le mis en cause, elle lui sert aussi comme tribune pour défendre les usagers du cannabis médical :
« Dans cette procédure, je suis allé jusqu’à la Cour de cassation. J’ai été condamné mais dispensé de peine en première instance, en appel et en cassation. Cela veut dire qu’il y a désormais une jurisprudence pour des situations comme la mienne. Moi, je voulais obtenir la relaxe, parce je ne voyais pas pourquoi je devais être condamné alors que je n’ai pas le choix, le cannabis est le seul moyen pour moi d’aller mieux. »
Des rencontres et des projets pionniers
Grâce à l’association UFCM-I Care, Bertrand Rambaud a permis la rencontre entre le scientifique Christian D. Muller et l’entrepreneur et agriculteur technicien Christian Kelhetter. Dès 2016, le gérant de la Jardinerie Alternative à Colmar fonde la SARL Fleur de chanvre. En partenariat avec le CNRS, l’exploitant compte sélectionner et produire des dérivés du chanvre pour fournir le chercheur alsacien. Le projet est enthousiasmant : Christian Kelhetter pourrait ainsi contribuer à une recherche pionnière en France sur l’application du cannabis thérapeutique. Mais l’enthousiasme du jardinier va bien au-delà :
« En interne, on a un gros budget recherche et développement. On adore investir et innover. Pour nous, ce projet était une excellente voie d’innovation. Il y avait un volet ingénierie technique, avec l’organisation de la production, mais aussi un intérêt dans le domaine botanique. Car le chanvre est une plante fascinante à plusieurs égards : elle a une répartition mondiale, elle existe sous différentes formes, des formes stupéfiantes et sa forme légale. Elle n’a pas besoin de pesticide, ni d’engrais. Donc elle est tout à fait apte à être cultivée bio. Et au final, elle peut servir dans le domaine du textile, de l’alimentaire comme du médical. »
Un projet prometteur détruit
Mais la prohibition française a eu raison du projet prometteur. En 2018, la répression s’abat à coup de perquisition du domicile et de l’entreprise, de mise sous scellés du bâtiment et de gel des avoirs bancaires pour aide à l’usage de stupéfiant. La collaboration avec le CNRS prend fin et la start-up Delled fondée par Frank Milone prend le relais pour faire avancer la recherche menée par Christian D. Muller.
Le technicien agricole a hésité avant de répondre à nos questions : « Les articles de la presse locale nous ont fait passer pour des mafieux », déplore-t-il. Quelques cheveux blancs plus tard, Christian Kelhetter ne se lance plus dans un nouveau projet sans l’aval de son avocat :
« On a fait les frais de clients qui cultivaient du cannabis chez eux et qui se fournissaient chez nous en terreau, lampes et autres matériels dédiés à la culture en intérieur. À l’époque je n’y voyais aucun mal. Maintenant je sais que le simple fait de savoir à quoi servira le matériel te rend complice. En appel, j’ai été condamné à 10 mois de prison avec sursis pour facilitation d’usage de cannabis et 1 000 euros d’amende. »
Selon l’entrepreneur alsacien, la cour d’appel de Colmar a reconnu que les 13 kilos de chanvre saisis lui seront restitués car aucune analyse n’a prouvé que le produit contenait un taux de THC supérieur à 0,2%, le seuil légal en France.
L’État a tué ses producteurs locaux dans l’œuf
Mais au-delà des 13 kilos de chanvre perdus, le gérant a surtout manqué une part de marché. Tout en admettant l’intérêt de l’expérimentation nationale du cannabis thérapeutique lancée dans la semaine du 22 mars 2021, Christian Kelhetter déplore le recours de l’État à des fournisseurs canadiens qui livreront notamment les fleurs séchées de cannabis gratuitement :
« L’État a paralysé toute l’industrie chanvrière française, qui n’attendait que de travailler dans le sens de cette expérimentation. Et maintenant l’État se lance dans une recherche en acceptant la gratuité proposée par des mastodontes canadiens. Le recours à ces sociétés puissantes tuent toute possibilité d’innovation pour les entreprises françaises. Prendre un produit gratuit, c’est de la totale hypocrisie. »
Une expérimentation jugée trop timide
Médecin généraliste, Anny Zorn estime qu’elle doit être la première docteure alsacienne à avoir prescrit du cannabis thérapeutique il y a plus de dix ans. À « certains médicaments aux effets secondaires importants, dont le risque de dépendance », elle préfère une dose appropriée de ce produit naturel pour l’anxiété et l’insomnie. De même, elle le prescrit pour certaines personnes ayant des troubles hyperactifs et de l’attention, ou présentant des douleurs neurologiques, des spasmes musculaires, des tremblements, comme dans la sclérose en plaque, la maladie de Parkinson, des inconforts liés à des chimiothérapies. La professionnelle de santé parle même « d’effet miraculeux », pour réduire certains symptômes de ces pathologies. Elle précise ensuite : « Il ne faut pas donner un espoir démesuré, il ne s’agit pas de guérir de ces pathologies, mais de diminuer les symptômes. »
Interrogée sur l’expérimentation nationale sur le cannabis thérapeutique, Anny Zorn estime que le nombre de patients concernés (3 000) est trop faible, et les pathologies concernées trop restrictives : « Il y a plein d’autres patients qui vont continuer à s’administrer du cannabis thérapeutique en dehors du cadre légal… »
Bertrand Rambaud se dit aussi « sceptique sur la forme » : « Un médecin ne pourra prescrire que pour cinq indications, or il existe 40 indications pour l’usage du cannabis thérapeutique au niveau européen. » L’usager et militant ajoute les critères d’exclusion pour les participants :
« Si t’as un problème psy, un problème cardiaque, un problème de foie, tu ne peux pas participer à l’expérimentation. On dirait qu’il faut être en parfaite santé pour se faire prescrire du cannabis thérapeutique. Si on fait une expérimentation, c’est pour sortir du cadre de la prohibition. »
La loi française, incapable de nuance sur le cannabis
En fin de carrière, Anny Zorn se félicite du travail accompli par l’UFCM-I care dans l’information des professionnels de santé, « c’est l’un des objectifs les plus importants, en plus du soutien aux malades », estime la docteure. Elle sait qu’aujourd’hui encore des patients doivent faire plus de 400 kilomètres pour se procurer du cannabis thérapeutique en Hollande « et risquent de perdre plusieurs centaines d’euros de produits à la douane parce c’est illégal, parce que pour le cannabis il n’y a aucune ouverture. La loi française est encore incapable d’avoir une nuance sur le sujet, mais elle semble être en train d’évoluer. »
Source : Rue89strasbourg.com