SOCIÉTÉ
POLICE
Depuis la fin du mois de juin, dix jeunes sont tombés sous les balles dans des affaires liées aux stupéfiants. Une bataille entre territoires gangrenés par le commerce de la drogue et ses millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. La préfecture de police s’est fixé un objectif : reprendre les quartiers. Et une priorité : lutter contre le trafic.
Par Yves Bordenave (Marseille, envoyé spécial)
Elle avait 17 ans. Ils en avaient 18 et plus… Kawtar, la toute jeune bachelière, Woissim, le petit trafiquant de 18 ans, ou Younès, 32 ans, l’ancien taulard à peine sorti de détention, ou encore – le dernier en date – un homme dont ni l’âge ni l’identité n’avaient été révélés jeudi 12 août en début de matinée, sont morts violemment au cours des dernières semaines à Marseille. Comme sept autres jeunes gens depuis le début de cet été meurtrier, ils sont tombés sous les balles de tueurs, probablement plus jeunes que Younès et sûrement à peine plus vieux que Kawtar.
L’homme exécuté froidement dans la nuit du 11 au 12 août se trouvait dans le quartier de la Belle-de-Mai (3e arrondissement) avec un ami, lorsqu’ils ont été pris sous le feu de leurs agresseurs. L’ami a été grièvement blessé. Jeudi en début de matinée, son pronostic vital était encore réservé.
Un mois avant ce sordide épisode, la courte vie de Kawtar a été brisée par une décharge de chevrotine tirée en pleine tête, au soir du 8 juillet, alors qu’elle était montée à l’arrière de la Fiat 500 que sa sœur aînée avait prêtée à une copine. Le petit ami de cette dernière, embarqué avec les deux filles, s’installe à l’avant du véhicule sur le siège passager. Il a une course à faire à Septèmes-les-Vallons, tout près de Marseille. C’est là, à deux pas de la cité de la Gavotte-Peyret, que deux individus surgissent et tirent sur la voiture. Le jeune homme est blessé à l’épaule, la conductrice est indemne. Kwatar, atteinte de plusieurs balles, succombe dans l’ambulance qui la transporte à l’hôpital. Il semble que les tueurs en avaient après le jeune homme, impliqué dans des affaires de stupéfiants. Kwatar, elle, n’avait rien à voir avec tout ça. « Victime collatérale », ont conclu les enquêteurs. Ce soir du 8 juillet, elle est la sixième personne assassinée en l’espace de deux semaines à Marseille.
Le lendemain, 9 juillet, Woissim, défavorablement connu des services de police selon l’expression consacrée, est visé à son tour par des tueurs vers 17 heures près d’une école maternelle, allée des Sycomores, dans le 11e arrondissement. Il meurt quelques heures plus tard. Aucun lien avec les règlements de comptes en cours, assurent les enquêteurs. Cet homicide par arme à feu serait lié à un différend familial. Sorte de vendetta.
Younès était lui aussi connu des services de police et de justice. Il avait été condamné à cinq ans de prison en 2017 pour trafic de stupéfiants. Récemment libéré de prison, il participait le 25 juin à un tournoi de football. C’est là, à quelques mètres de l’entrée du stade de La Martine, dans les quartiers nord de la ville (15e arrondissement), que ses tueurs l’ont repéré et abattu en début de soirée, au milieu des joueurs et des spectateurs. Cette fois, il s’agissait bien d’un règlement de comptes entre gangs de trafiquants.
Affrontements entre deux bandes rivales
Fatalisme ? Banalisation ? Cette liste n’est pas exhaustive. En un seul week-end, celui des 23, 24 et 25 juillet, trois autres hommes ont été tués par armes à feu, sans que ces homicides aient un lien entre eux. C’est dire à quel point, ici, la possession et l’usage des armes à feu s’inscrivent dans le paysage urbain. « On ne fait pas une affaire de stups sans une affaire de trafic d’armes », affirme-t-on à l’Evêché, nom donné au siège de la police marseillaise, en référence au nom de la rue où il est situé.
Collatérales ou pas, les victimes de cette série mortifère estivale sont au cœur de règlements de comptes qui, de manière récurrente et depuis plus de dix ans, ensanglantent la deuxième ville de France. Comme le souligne Frédérique Camilleri, préfète de police des Bouches-du-Rhône, « ce n’est hélas pas quelque chose d’inhabituel ». Les scénarios se suivent et se ressemblent. Le décor est toujours le même : les quartiers nord de la ville et ses cités aux noms plutôt fleuris (le Clos la Rose, les Lauriers, les Olives, Frais Vallon, la Paternelle, les Cèdres, Bassens…), qui surplombent la mer. A chaque flambée de violence, on comptabilise les cadavres comme on mesure la montée de la température à chaque poussée de fièvre chez un malade : 29 morts en 2016, 14 en 2017, 23 en 2018, 28 en 2020… La quasi-totalité étant liée au trafic de stupéfiants.
Les épisodes macabres de cette saison 2021 ont pour toile de fond l’affrontement entre deux bandes rivales : la Paternelle contre Bassens.
« Bassens est monté sur la Paternelle et la guerre a commencé », décrypte un responsable policier. En jeu, ces territoires au milieu desquels s’exerce le commerce de la drogue, avec ses millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. « Près de 80 000 euros de chiffre d’affaires par jour pour les plans stups les plus rentables de la ville », estiment policiers et magistrats. Deux gangs principaux se disputent ces points de vente réputés pour leur activité florissante, parmi les quelque cent cinquante-six que compterait Marseille, selon le quotidien La Provence. Les « blacks », une équipe de Comoriens formée autour de la famille Ahamada, qui, depuis plus de dix ans, s’affronte aux « gitans », autre équipe tout aussi célèbre et redoutée, soudée autour des frères Bengler.
A ces deux équipes principales s’adjoignent quelques autres moins importantes. A la faveur d’alliances, de scissions et de trahisons diverses, elles livrent un combat sans merci, où des petites mains – plus exposées et plus vulnérables – sont envoyées en première ligne. Souvent, les donneurs d’ordres sont en prison ou se planquent à des centaines de kilomètres du champ de bataille. Au Maroc, en Algérie ou dans le sud de l’Espagne et, depuis ces dernières années, au soleil de Dubaï, dernier lieu de villégiature des caïds. « On constate beaucoup d’allées et venues. Les soldats y vont pour voir les chefs », observe un policier. En février, Hakim Berrebouh, suspecté d’être l’un des plus gros narcotrafiquants de Marseille, a été arrêté par la police de Dubaï. Depuis, il est incarcéré dans l’Emirat en attente de son extradition vers la France, où les enquêteurs l’attendent de pied ferme.
« Déstabiliser les trafiquants »
A Marseille, le trafic de stupéfiants est à la source de bien d’autres maux. « Dégradation des conditions de vie dans les cités, menaces, multiplication des contrôles, autant de nuisances qui pourrissent le quotidien des habitants, énumère Frédérique Camilleri. L’essentiel des activités criminelles se concentre dans les quartiers les plus pauvres, lesquels cumulent déjà les difficultés économiques et sociales. » Lutter contre le trafic de stupéfiants est, pour la préfète de police, la raison d’être de sa mission, la priorité des priorités : « La reine des batailles », martèle-t-elle. D’autant qu’aux meurtres en série s’ajoutent des enlèvements, des séquestrations, des tortures, autres rançons de la rivalité entre équipes de trafiquants.
Arrivée en février dans la cité méditerranéenne, cette ancienne directrice adjointe du cabinet de Didier Lallement, à la Préfecture de police de Paris, s’est fixé un objectif : reprendre les territoires. En commençant par s’attaquer aux petits soldats du trafic, les « chouffeurs ». Souvent très jeunes, ils sont les plus visibles. Postés à l’entrée des cités, ces guetteurs surveillent les entrées et les sorties à proximité des points de deal et alertent les « charbonneurs » (les vendeurs) à la moindre intrusion de véhicule douteux. « J’ai appelé cela le “pilonnage” », dit Mme Camilleri.
Source : Lemonde.fr