Ce 24 février 2020, la « loi concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, psychotropes, désinfectantes ou antiseptiques » fête son 99e anniversaire. Ce texte définissait une politique en matière de drogues visant notamment à limiter l’usage problématique de drogues et ses conséquences sanitaires et sociales. Près d’un siècle plus tard, elle est toujours à l’ordre du jour.
Dans le contexte de l’époque, au tout début de la prohibition de l’alcool aux États-Unis, il est relativement compréhensible que le législateur ait opté pour une approche répressive, pensant qu’il serait possible d’éradiquer un comportement jugé indésirable. A l’époque en effet, l’offre en substances illicites n’était pas aussi diversifiée qu’aujourd’hui, et les connaissances scientifiques en matière d’addictions et de criminologie étaient nettement moins développées. Il semblait donc permis d’espérer voir éclore un monde sans drogues.
Un échec cuisant
Cependant, près d’un siècle plus tard, tout a évolué dans ce domaine, sauf ladite loi, dont on ne peut que constater l’échec cuisant, comme celui, du reste, de la prohibition de l’alcool aux États-Unis. Malgré un investissement massif dans l’approche répressive, la production, le trafic et la consommation de drogues se sont considérablement développés, prenant une telle ampleur qu’ils peuvent être considérés comme un enjeu géopolitique majeur, avec des conséquences sanitaires et sociales catastrophiques. Le trafic est aux mains des mafias, riches d’un monopole à l’image de pratiques commerciales totalement dérégulées.
Eu égard aux connaissances actuelles en matières de drogues et aux conclusions de nombreux observateurs, on peine à comprendre qu’une loi d’une autre époque, vieille de presque 100 ans, ait si peu évolué. Comment a-t-elle pu à ce point rester figée dans un contexte en pleine évolution ? Un peu comme si aujourd’hui la circulation automobile était toujours régie par un code de la route immuable, pensé à l’aune des premières voies carrossées.
Des approches alternatives
Aujourd’hui, un nombre croissant de pays dans le monde, en Occident comme ailleurs, commence à tenir compte de ces constats en adoptant des approches alternatives à la stricte répression. C’est le cas en matière de cannabis par exemple, mais pas seulement. Non seulement de nombreux États américains ont légalisé le cannabis pour un usage médical et/ou récréatif, mais plusieurs villes, et bientôt des États, se mettent à décriminaliser la possession et l’usage de substances psychédéliques naturelles. Plus près de nous, au sein même de l’Union européenne, le Portugal a décriminalisé en 2001 l’usage de toutes les drogues, avec des résultats très encourageants en termes de santé publique et de réduction de la criminalité.
Notre voisin hollandais, longtemps cantonné dans une tolérance de l’usage et de la vente au détail de cannabis, s’est récemment mis à en organiser la production contrôlée, dans un souci de cohérence. Le Luxembourg, enfin, s’est engagé à réguler le cannabis d’ici peu.
Aucun débat politique en Belgique
Force est de constater que les pays engagés dans une autre voie n’ont pas basculé dans un abîme de vice. On pourrait dès lors s’attendre à ce que le monde politique belge, inspiré par les exemples étrangers et fort de l’avis quasi unanime des chercheurs, soit en proie à un débat nourri sur la perspective d’une autre politique en matière de drogues. Mais il n’en est rien, d’autant plus en ces temps de gouvernement fédéral introuvable. Plus généralement, nombre de politiciens semblent penser qu’il leur en coûterait, d’un point de vue électoral, de s’engager sur un tel sujet, quand ce ne sont pas des considérations purement morales ou idéologiques qui les en dissuadent. Quoi qu’ils en pensent, le grand public est mûr pour un tel débat.
Mettre fin au gâchis
C’est pourquoi, comme cela se passe en démocratie, la société civile prend l’initiative de mettre la politique en matière de drogues à l’agenda. Côté francophone, la campagne « Stop 1921 ! » rassemble un grand nombre de personnalités et d’associations de divers secteurs. Ils appellent à mettre fin au gâchis et à lancer un débat de fond visant à refonder entièrement l’approche législative face au phénomène de la consommation de drogues, favorisant des méthodes davantage axées sur la prévention, la réduction des risques et les soins aux personnes confrontées à un usage problématique. Côté flamand, nos amis de l’association Smart on Drugs ont lancé un manifeste appelant à la décriminalisation des drogues et à leur encadrement législatif, dans une optique de santé publique plutôt que de droit pénal.
Ensemble, d’ici le centenaire de la loi drogues, nous continuerons à œuvrer pour ouvrir la discussion, notamment en agissant en faveur de la création d’une commission parlementaire visant à réfléchir à une refonte complète de la loi de 1921.
Une kyrielle de questions et de défis
En effet, personne ne possède la science infuse, et il ne s’agit pas pour nous de proposer des modèles alternatifs clé sur porte. Entre la dépénalisation et une légalisation encadrée par des réglementations pour diverses substances, de nombreux modèles sont possibles et doivent être examinés, notamment en fonction des connaissances scientifiques (ce que la ministre de la Santé aime appeler une politique « evidence-based »). Faut-il se contenter de cesser les poursuites pénales en faveur d’une approche de santé publique ? Faut-il réguler la production et le commerce de telle ou telle substance ? Dans un tel modèle, quelle place pour l’État, pour le secteur commercial et pour l’autoproduction ? Quels modes de délivrance envisager ? Que faire des drogues légales comme le tabac et l’alcool ? La refonte du système s’accompagne d’une kyrielle de questions et de défis, et une telle entreprise
nécessite une mise à l’agenda politique et l’organisation d’auditions, entre autres des scientifiques, des associations du secteur et des usagers, trop souvent oubliés lorsqu’il s’agit de décider de leur sort.
Au milieu de toutes ces questions, cependant, une certitude prime : à l’époque d’internet, des méga-festivals et des cartels mafieux transcontinentaux, il est inconcevable pour nos sociétés d’envisager la gestion des drogues et de leurs usages par une loi surannée datant d’une époque où les femmes n’avaient pas le droit de vote et où la sécurité sociale n’existait pas. Nous ne le tolérerions dans aucun autre domaine, nous ne pouvons plus l’accepter dans le domaine des drogues.
Source : Lesoir.be