Plus les trafiquants de drogue sont puissants, plus ils peuvent sous-traiter à une main-d’œuvre facile à exploiter l’assassinat de leurs rivaux. L’émergence de ces tueurs à gages à peine majeurs, inconscients et immatures, inquiète les policiers spécialisés, comme dans le retentissant dossier « Popincourt », à Paris
La caméra de vidéosurveillance capte les couleurs chaudes de l’intérieur d’un confortable bar à chicha du 11e arrondissement de Paris. Le rose du néon, le jaune des ampoules, le bleu clair de la nuit qui n’est pas encore tombée – c’est l’été, ce 18 juillet 2022, il est 21 h 28. Au milieu de l’image fluo, deux ombres vêtues de noir surgissent. L’une brandit une kalachnikov, l’autre un pistolet de calibre 9 mm. Elles tendent le bras et tirent sur un homme de 38 ans attablé en train de jouer aux cartes et de fumer un narguilé.
La victime s’effondre. Ses proches se ruent sur l’un des tueurs, qui peine à manier son arme de guerre, pendant que le deuxième s’échappe. Ils le tabassent à coups de poing, de table, de tous les objets contondants qu’ils peuvent attraper. « Qui tu es et qui t’envoie ? », crient-ils, selon des témoins des faits. Le frère de la victime, occupé à maîtriser le tireur, s’inquiète. Il demande au cuisinier de l’établissement d’apporter une bouteille d’eau à son frère, hurle qu’il faut appeler les secours, lui faire un massage cardiaque, quelque chose pour le sauver. L’employé s’approche de la victime, voit qu’il respire encore mais qu’il est très grièvement blessé. Le frère insiste, ses amis font non de la tête. « Mon frère est mort », se souvient l’avoir entendu dire un spectateur de la scène.
A quelques encablures de là, boulevard Voltaire, les trois membres d’un équipage de police secours du 11e arrondissement finissent leur service dans une heure. Ils sont en chemin pour réaliser des constatations sur un « cambriolage consommé » quand un passant déboule devant leur voiture sérigraphiée : « Ça tire, ça tire, on dirait que ça tire à la kalach. » Suivant ses indications, ils s’engagent dans la rue Popincourt et se garent à proximité du bar, La Petite Echappée.
Dans l’entrée, ces forces de l’ordre « primo-intervenantes » trouvent un homme habillé tout en noir, maintenu au sol par les proches de la victime. Il a perdu la cagoule dissimulant son visage dans l’affrontement. L’un des policiers prend le relais, le contrôle et éloigne la kalachnikov. Il hésite dans sa lecture de l’événement : la rue Popincourt n’est qu’à quelques centaines de mètres des anciens locaux de Charlie Hebdo, du Bataclan et des terrasses des attentats de 2015. Il vérifie : le tireur n’est pas porteur d’un gilet explosif. L’hypothèse terroriste s’éloigne, il est bien face à un règlement de comptes.
Ses collègues requièrent du renfort : pompiers, SAMU, policiers supplémentaires. Le policier s’enfonce dans le bar où règne une immense confusion. Une vingtaine de personnes pleurent, vocifèrent, filment avec leur téléphone. « Disons avoir du mal à collecter des informations précises », déclarent les policiers dans leurs procès-verbaux. L’un d’eux progresse et aperçoit le corps d’un homme habillé du maillot et du short de basket rouges des Chicago Bulls. Son visage n’est plus identifiable : toute la partie de son crâne au-dessus de sa bouche a explosé. Il a tellement été criblé de balles que l’autopsie dénombrera « une vingtaine d’orifices d’entrée et de sortie », occasionnées par deux armes différentes – « lésions multifocales incompatibles avec la vie », conclura le médecin légiste. Saisi par l’odeur du sang, le policier est pris de vertige. Lui aussi doit être évacué à l’hôpital, ainsi que les quatre blessés par des éclats.
Le mode opératoire des deux tueurs, qui viennent d’abattre un homme un lundi soir d’été en plein Paris, déclenche la saisine de la brigade criminelle de la police judiciaire et le début d’une enquête retentissante, révélée par nos confrères du Parisien puis du Nouvel Obs. Ce dossier nous emmène jusqu’à la prison des Baumettes, à Marseille.
Il est emblématique de l’évolution des mal nommés « règlements de comptes ». Il raconte le processus de sous-traitance de l’assassinat, qui se traduit par le rajeunissement des tueurs. Des adultes commandent. Des gamins appuient sur la gâchette. Et l’émergence de ces charbonneurs du crime dit tout du niveau d’imprégnation de la violence des trafics de drogue dans la société. Le phénomène n’a de cesse de surprendre les policiers et les magistrats français, qui comparent ces jeunes à ceux qui, dix ans plus tôt, rejoignaient la barbarie de l’organisation Etat islamique, y trouvant sociabilité et valorisation.
Ce cocktail détonant se traduit, sur le terrain, par un curieux mélange de méthodes professionnelles et de grand amateurisme. Quand les enquêteurs débarquent rue Popincourt, plusieurs détails attirent leur attention. Certains s’occupent des abords de La Petite Echappée et retrouvent les vêtements de l’un des tireurs, maculés de sang et presque tous siglés de la marque Decathlon. Aux extrémités des gants et du pantalon, ils remarquent d’épais morceaux de ruban adhésif professionnel, du gaffer, « vraisemblablement utilisés par l’auteur pour fixer ses gants à sa veste afin d’éviter de laisser des traces sur la scène de crime » – cette technique, connue des criminels chevronnés, permet de prévenir le dépôt de cellules de poil ou de peau et de l’ADN qu’elles contiennent.
D’autres policiers de la Crim’prennent en charge l’analyse de cette scène d’assassinat en bande organisée. Ils décrivent une terrasse aux « bacs à fleurs pauvrement fleuris », dissimulant mal un « mobilier de piètre qualité ». Sur une chaise imitation rotin, « une arme d’épaule de type AK-47 », de « fabrication asiatique ». L’atmosphère du café est saturée des « effluves de mélasse des nombreux narguilés » ; le sol « jonché de très nombreux débris divers, de traces de sang et de cartes à jouer. Les meubles sont pour beaucoup renversés et des chichas brisées ».
« Dragibus » et la logistique
Tous les témoins évoquent deux tireurs. L’un de petite taille, pas très athlétique, avec des lunettes : celui qui s’est échappé. L’autre grand et mutique : celui qui a été intercepté. Le patron les reconnaît : peu discrets, ils sont déjà venus plusieurs fois dans son bar faire des repérages, avec une troisième personne. Un serveur leur trouve un air jeune, sûrement des mineurs. Les jours suivants, les policiers identifient la victime, Mamadou T., devenu père un mois plus tôt. Puis, ils font apparaître la véritable identité du premier tireur, hospitalisé en neurochirurgie. Les coups portés par les proches de la victime ont généré de profondes blessures au crâne.
Malik – son prénom a été modifié – semble flotter dans les draps jaunes de son lit d’hôpital. Sa tête est bandée, son visage tuméfié. Aux enquêteurs de la Crim’venus l’auditionner, il concède qu’il est mineur, né à Mayotte et élevé à côté de Nice, puis garde le silence : « Je prends acte que je suis poursuivi pour les faits les plus condamnables dans le droit français, que je vais être présenté à plusieurs personnes de la justice et très certainement placé en détention. Qu’un procès se tiendra dans quelques années, où je risque d’être condamné à une peine aussi lourde que celle d’un majeur », rédigent les policiers.
Très vite, il apparaît que les deux ombres saisies par la vidéosurveillance du bar ne sont âgées que de 16 et 18 ans et qu’elles ne connaissent ni la victime, ni Paris, ni les armes à feu. Que ce sont donc de très jeunes « tueurs à gages ». Pour comprendre pourquoi deux adolescents, novices qui plus est, ont abattu un inconnu, il faut suivre les traces, nombreuses, qu’ils ont semées au long d’un parcours, dont les policiers peinent parfois à comprendre le sens. Remonter la piste et le fil du temps, jusqu’à Marseille, un an plus tôt.
Avec ses façades azur et blanc et ses 767 logements, la cité de la Marine bleue, à Marseille, incarne les utopies immobilières des années 1960. Vérolée par les stupéfiants, elle est aujourd’hui le terrain de jeu des trafiquants, dont Kamal S., gérant du point de deal de la Marine bleue, que des proches décrivent comme un « taré de la mafia comorienne », « un méchant qui terrorise tout le monde, même sa mère ». Début 2021, il enlève et menace un adolescent de 14 ans avec un fusil à pompe pour le forcer à faire le chouf (« guetteur ») sur son lieu de vente. Le petit porte plainte. Kamal S. est arrêté en flagrant délit d’approvisionnement de son point de deal.
A la prison des Baumettes, où il est incarcéré, il publie des photos de lui souriant, la musculature apparente, accompagnées de la phrase : « Bonne ambiance. » Kamal S. a beau être derrière les barreaux, il ne renonce pas à vendre ses talents, un en particulier, dont il est très fier : celui de l’organisation de meurtres sur commande, sans se faire interpeller. Il se pense expert dans la logistique d’un assassinat en bande organisée, dans l’attribution des rôles aux petites mains. Qui fera office de chauffeur, qui sera le tireur, comment effectuer les repérages, quel type de voiture voler, quelle fausse plaque d’immatriculation recopier depuis les petites annonces du Bon Coin, quelles armes utiliser, comment brûler le véhicule, partir en cavale et ne laisser aucune trace derrière soi.
Au printemps 2022, il contacte Nacer, son demi-frère, sur la messagerie cryptée Signal. Tous les membres du futur commando échangent via des canaux protégés, sur lesquels les messages sont automatiquement effacés.
Mais beaucoup d’entre eux font l’erreur d’en garder des captures d’écran, pour ne pas oublier le contenu. « Gros, écoute-moi bien, je veut pas tu parle au gens ou quoi, mais frère, j’ai un gros plan et tu va venir le FAIRE avec moi. Et sur maman parle à personne de CE QUE jvai te dire », écrit Kamal S. à Nacer. Il poursuit : « VOUS LE TABASSEZ, TU PRENDS L’AUTOROUTE ET VOUS BRULER LA VOITURE… chez moi simple, il veut qu’il le boug [le mec] soit mort, il sera mort. Supprime vite la vidéo. Faut pas elles soit retrouvée. »
Le soir même, Nacer contacte l’un de ses amis d’enfance. Un jeune homme d’à peine 16 ans, surnommé « Dragibus », le fameux Malik. Ce dernier sort tout juste de sept mois de détention provisoire pour tentative de meurtre. Au cours d’une bagarre entre deux bandes qui a dégénéré, à Menton (Alpes-Maritimes), l’adolescent a planté un couteau dans le dos d’un de ses rivaux. La lame a manqué de peu la moelle épinière de la victime, dont aucun organe vital n’a été touché.
Pour ce crime, Malik était déjà très suivi par les services sociaux. Il a participé à de nombreux entretiens avec des psychologues et des éducateurs, au cours desquels il a raconté son enfance erratique. Sa mère n’a que 14 ans quand elle accouche de lui à Mayotte ; son père ne le reconnaît pas. Il multiplie les allers-retours entre l’île et la métropole, bringuebalé entre les proches qui parviennent à s’en occuper. Sa mère donne naissance à sept enfants supplémentaires, issus de deux pères différents. La famille nombreuse oscille entre la Côte d’Azur et Brest, où tout le monde s’entasse dans un F2 insalubre.
En mai 2022, quand Nacer propose à Malik le contrat, il est en stage dans un restaurant de Nice. Sous contrôle judiciaire, il a interdiction de quitter les Alpes-Maritimes. Pourtant, Malik se montre motivé et excité par cette occasion. « Ecoute bien frérot, fais moi monter direct, je lui fais son boulot, je repart avec ma part chez moi, simple, il veut qu’il le boug soit mort, il sera mort, j’ai pas enregistré, on y va qd vas -y », répond-il. Depuis sa cellule marseillaise, et malgré le manque d’expérience en matière de meurtre à main armée de Malik, Kamal S. donne au jeune homme le poste-clé de l’équipe : celui de tireur.
Le 25 mai 2022, Malik monte donc à Paris et rejoint son copain Nacer pour commencer les préparatifs. Ils sont fiers de leur nouveau boulot, n’arrêtent pas de se prendre en photo sur Snapchat. Sur les images retrouvées par les policiers, ils se roulent hilares sur le lit de leur chambre d’hôtel, alors qu’ils s’apprêtent à exécuter quelqu’un qu’ils ne connaissent pas. Quelques jours plus tard, ils publient même trois « stories » sur les armes qu’ils viennent de récupérer : la kalachnikov, le 9 mm et la boîte de cartouches. La photo est barrée d’une phrase : « Dormez bien. »
Contretemps à Montparnasse
Depuis Marseille, Kamal S. tente de canaliser l’énergie de ses jeunes prestataires, en attirant leur attention sur la rigueur nécessaire pour déjouer l’enquête policière qui aura lieu après le meurtre qu’ils s’apprêtent à commettre. Par exemple, Malik ne doit pas quitter sa chambre, au risque d’apparaître sur les images de vidéosurveillance. Las, Malik et Nacer sortent tous les jours se promener.
Malik, l’adolescent de 16 ans, est trop jeune pour avoir le permis. Il se filme pourtant au volant d’un bolide lancé à 200 km/h sur l’autoroute. Sur le siège passager, son copain Nacer se dandine en gloussant, un joint aux lèvres. Le passage à l’acte approche, mais un contretemps intervient. Nacer fait l’objet d’un contrôle en gare Montparnasse. Les policiers demandent à voir son sac de sport. A l’intérieur, ils découvrent la kalachnikov et le 9 mm des « stories » Snapchat, ainsi qu’une boîte de quarante-sept cartouches, dont l’expertise balistique démontrera qu’elles n’étaient pas compatibles avec ce type d’arme. L’arrestation du jeune homme aurait pu marquer la fin prématurée de l’aventure meurtrière.
Mais le 15 juin 2022, Kamal S., le « recruteur » des Baumettes, passe devant le juge des libertés et de la détention à Marseille. Il fournit une attestation de son suivi par un psychologue de la prison, une attestation d’hébergement de son beau-père à Rennes et une promesse d’embauche. Fort de ces bonnes garanties, le délinquant de 25 ans obtient sa libération sous contrôle judiciaire, avec l’obligation de pointer toutes les semaines au commissariat de Rennes.
Douze jours plus tard, l’homme se fait contrôler en pleine nuit par des policiers en banlieue parisienne, bien loin de Rennes. Il conduit une voiture volée avec une fausse plaque d’immatriculation. Dans le coffre, il y a aussi une pince à riveter, une pince coupante, une boîte de rivets et cinq tournevis : les outils nécessaires au maquillage d’un véhicule. Au cours de sa garde à vue, il fait des confidences surprenantes. Il explique qu’il n’y connaît rien en vol de voiture, preuve en est ; lui, sa spécialité, c’est plutôt « les stups et le meurtre ».
Conscient de la bêtise de sa phrase, il se reprend en disant qu’il n’a pas voulu dire « meurtre » mais « me-ar », « arme » en verlant. Malgré tous ces éléments accablants, le jeune homme est laissé libre. Un raté incompréhensible.
Kamal S. a du travail : avec l’arrestation de son demi-frère Nacer au début du mois de juin, le commando se retrouvait amputé de l’un de ses tireurs. Le « gros contrat » est alors proposé à un ami de Malik, Wilson, 18 ans. « Une bonne personne, tranquille et gentille » : c’est comme ça que se décrit l’adolescent aux grosses lunettes et au léger embonpoint qui vient d’obtenir son bac pro électrotechnique dans un lycée de la Côte d’Azur.
Début juillet, Wilson, Malik et Kamal S., soit les deux tireurs et l’organisateur de l’assassinat, se réunissent en Ile-de-France pour reprendre les repérages et passer à l’acte. Chaque nuit, ils dorment dans un hôtel bon marché différent de la grande couronne parisienne. Ils ne réservent jamais en leur nom propre, pour brouiller les investigations, mais usurpent l’identité de leurs proches.
Ils se rendent chez Decathlon, où ils achètent toute la panoplie vestimentaire du tueur à gages dans deux tailles différentes pour Wilson et Malik : des cache-cous noirs pour dissimuler leur visage, des chaussettes de foot noires qui remontent haut sur les chevilles et des gants noirs pour ne pas déposer d’ADN sur la scène de crime… Le commando réalise par ailleurs de nombreux repérages sur leur cible, Mamadou T. Pourquoi était-il l’objet d’un contrat ? Les enquêteurs peinent encore à éclaircir le mobile, mais cela pourrait être lié à une activité d’importation de stupéfiants, dont ils ont retrouvé des traces dans son téléphone après sa mort. Seule certitude, l’équipe à ses trousses n’en sait rien. Ils exécutent des ordres. Ils « planquent » en bas de son domicile, le suivent jusque dans son bar préféré dans le 11e arrondissement de Paris, où ils se rendent plusieurs fois avant le 18 juillet 2022.
« Au bord de la crise cardiaque »
A 17 h 53 ce lundi d’été, Kamal S. conduit la Peugeot 308 volée et se gare devant La Petite Echappée, rue Popincourt. Wilson et Malik sont à l’arrière. Le chef de groupe s’installe dans le café pour guetter l’arrivée de Mamadou T. Les deux tireurs, eux, vont acheter de la vodka et du Red Bull afin de se détendre. Puis ils enfilent leur tenue noire Decathlon. A 21 h 15, ils reçoivent le top de leur complice attablé dans le bar : Mamadou T. est là. Ils démarrent le moteur de la voiture grise, le laissent tourner, sortent du véhicule et s’apprêtent à pénétrer dans l’établissement.
Les enquêteurs de la brigade criminelle le savent : les aveux sont plus fréquents dans les dossiers dits « de droit commun », qui charrient des personnalités peu rompues à la pression policière, que dans ceux de la criminalité organisée, dont la clientèle est beaucoup mieux formée au droit de garder le silence. Est-ce à cause de leur immaturité, de leur inexpérience en matière de meurtre que, au bout de quarante-huit heures de garde à vue pour Wilson, et de quelques mois de détention pour Malik, les deux tueurs ont fini par avouer l’assassinat de Mamadou T. ?
Qualifiés de « bébés » ou de « petits » par des témoins, Wilson et Malik ont livré un récit rare pour des tueurs à gages. Le bachelier de 18 ans s’est d’abord présenté comme quelqu’un de « correct » en garde à vue. Un point d’accroche pour la capitaine de police qui l’interroge.
« Pensez-vous être correct en commettant des infractions pénales ?
– Non, pas forcément, pas du tout même.
– Mais vous le faites quand même ?
– Oui, on peut être bon et ça peut arriver d’être mauvais. Ça m’arrive de dériver, ce n’est pas pour autant que je suis une mauvaise personne.
– Comment avez-vous pu passer d’un auteur de délits “mineurs” à un membre d’une équipe de tueurs en si peu de temps ?
– Je ne pourrais pas vous expliquer. Je ne sais pas, j’ai mal tourné, je ne peux pas vous dire. Je n’ai jamais agressé des gens, j’ai fait deux, trois petites conneries quand j’étais mineur. J’ai fait des gardes à vue pour outrage, stup et vol. Je n’ai eu que des rappels à la loi. En deux mois, j’ai fait des choses que j’avais jamais faites dans ma vie. »
Wilson et Malik indiquent n’avoir jamais manipulé d’armes avant. Malik choisit la kalachnikov, elle lui plaît bien. Ils sortent de la voiture, le fusil et le pistolet à la main. « Quand on a pris les armes, on était tendus. On était au bord de la crise cardiaque ; après on y est allés et on a ouvert le feu », raconte l’adolescent de 16 ans. Wilson se souvient, lui, de la victime debout face à lui, habillée en rouge. Il tend son bras tétanisé. Il tire le premier. Il « artille comme un fou », jusqu’au bout de son chargeur et que son arme fasse « clic-clic » parce qu’elle est vide. Il semble tellement sidéré par son geste qu’il pense avoir eu les yeux fermés pendant toute la séquence et ne les avoir rouverts qu’à la sortie du bar. Il s’engouffre dans la voiture. Ses oreilles sifflent du bruit des balles.
Il voit son ami Malik se faire intercepter par les proches de la victime. Kamal S. est derrière le volant, il s’est échappé de l’établissement quand les deux tireurs sont entrés. Décision est prise de s’enfuir. Malik regrette d’ailleurs devant le juge d’instruction le mauvais choix de commettre un meurtre au milieu d’un bar : il aurait préféré que ça ait lieu quand la victime était seule et dans la rue.
Au mobile d’un tel acte, les deux copains d’enfance s’excusent mutuellement. Wilson insiste sur la vie difficile de Malik, évoque les 100 000 euros proposés pour le contrat. L’argument financier a aussi bien fonctionné pour lui : sa mère est malade, elle ne peut plus travailler pour nourrir ses frères et sœurs. « Et avec 100 000 euros, on peut se refaire une vie », justifie le jeune homme à peine majeur.
Malik estime avoir été manipulé par des plus grands que lui. « C’est un peu ce que je ressens aussi. Clairement, on s’est servi de nous et on nous a jetés à la poubelle, tout simplement », confirme Wilson. Aucun des deux ne dit avoir touché un centime de l’argent promis. A la fin de sa très longue garde à vue, la capitaine de la Crim’lui pose une dernière question.
« Vous avez semblé touché quand je vous ai parlé du bébé que Mamadou T. venait d’avoir. Qu’en est-il ?
– Bah, heu, à cause de moi, il va grandir sans son père.
– Et ça vous fait quoi ?
– Ça fait mal. »
Avant ses aveux, Wilson a passé l’été en cavale avec Kamal S. Le soir des faits, dans la Peugeot 308 qui roule à vive allure vers la sortie de Paris, il se sent mal, étouffé par la peur, comprend qu’avec l’arrestation de Malik « c’est fini, tôt ou tard les policiers vont venir [le] chercher ». Ils avalent les sept heures de route et les 700 kilomètres qui les séparent de Nîmes, où ils ont des connaissances, en faisant flasher les radars de l’autoroute.
Au bout de leur nuit blanche, ils arrivent à la cité Pissevin, où ils se débarrassent de leur « véhicule conspiratif », comme le qualifient les policiers, pour continuer à pied. Sur les images de vidéosurveillance de Nîmes, on voit Wilson et Kamal S. qui se rendent à la gare après avoir changé de vêtements. Ils rejoignent Perpignan, où l’agente d’accueil de la SNCF se souvient d’un Kamal S. « très lourd et dragueur », qui veut aller à Malaga, en Espagne, lui réclame son numéro et lui propose de les accompagner.
Identifier les commanditaires
Pendant quelque temps, ils se font discrets dans des hôtels à bas prix de la Costa del Sol, puis remontent vers Lyon. Début août, Kamal S. laisse de nouvelles traces numériques d’eux devant une résidence de la banlieue lyonnaise. Ils réalisent des préparatifs identiques au contrat de l’assassinat de Mamadou T. Ils planquent des jours entiers devant le domicile de leur cible, apposent un filtre teinté sur les vitres de leur voiture, sonnent chez leur future victime en pleine nuit pour vérifier que c’est bien elle.
Sur internet, Kamal S. télécharge un fichier PDF qui apprend à faire fonctionner un AR-15, un fusil d’assaut semi-automatique. Le 16 août 2022, alors que les enquêteurs de la brigade criminelle et de l’Office central de lutte contre le crime organisé les cherchent partout, les deux hommes sont contrôlés par des collègues au nord de Lyon, à nouveau au volant d’une voiture volée. Les policiers fouillent le coffre et repèrent une pièce d’AR-15, une trentaine de cartouches et, à nouveau, les outils nécessaires au maquillage d’un véhicule. Il y a aussi un sac à dos rempli de vêtements Decathlon noirs, encore étiquetés. Exactement la même liste que celle précédant le meurtre de la rue Popincourt. Pourtant, Kamal S. est à nouveau laissé libre.
Est-ce parce qu’ils estiment qu’il leur faut deux voitures volées pour commettre un assassinat que les deux comparses vont multiplier les car-jackings violents ? Le 31 août 2022, à Valserhône, à la frontière suisse, un commercial s’arrête sur le parking au bord de la départementale pour lire un mail. Une voiture se gare à proximité de la sienne. Deux hommes cagoulés et armés en descendent et l’extraient avec violence. Un dépanneur, témoin de la scène, intervient : il prend une balle dans le fémur. Wilson et Kamal S. parviennent à voler la voiture du commercial et s’enfuient.
Quelques jours plus tard, ils décident d’incendier la voiture volée. Wilson l’asperge d’essence, jette une torche dans l’habitacle. Le véhicule s’embrase brutalement. Gravement brûlé aux jambes par un retour de flamme, il a très mal, mais ne peut pas se rendre à l’hôpital, il se sait recherché. Alors il tartine ses plaies de dentifrice, il a lu quelque part que c’était une méthode efficace pour soigner les brûlures. L’épopée criminelle de l’été du bac de Wilson s’achève le 4 septembre 2022. L’unité d’élite de la gendarmerie, le GIGN, l’interpelle en pleine rue avec Kamal S.
Pour les avocats de Wilson, Mes Trouttet et Cengiz-Pereira, « cette affaire est un cas d’école d’ubérisation du meurtre » : « C’était un gamin qui avait à peine conscience de ce qu’il faisait, qui n’avait pas le pouvoir de dire non et obéissait à des intérêts qui outrepassaient les siens. » De son côté, Kamal S. conteste les faits et fait valoir, par la voix de son avocate, Me Zavarro, la présomption d’innocence. Les avocats de Nacer et Malik n’ont pas souhaité s’exprimer.
Dans les dossiers de tueurs à gages, arrêter les tireurs n’est guère que la première étape, moins importante que l’identification des commanditaires. Au-dessus de Kamal S., deux donneurs d’ordre semblent être à la manœuvre. Ils n’ont pas été très difficiles à localiser : ils dorment en prison depuis des années, dans des quartiers pourtant particulièrement surveillés.
Le projet « Overdose »
« L’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse toutes les fictions. » Ainsi s’exprimait, en 2022, la procureure de Paris, Laure Beccuau, pour qualifier la situation en matière de trafic de drogue en France. Deux ans plus tard, le tableau s’est encore assombri. Avec toujours de nouveaux records de saisies de drogue pour la police, et de profits réalisés pour les organisations criminelles. Le Monde a enquêté plusieurs mois durant sur l’emprise du narcotrafic en France, de l’importation à la vente, de la corruption au meurtre, des bancs de la justice aux programmes de désintoxication… Douze grands formats, à paraître d’ici au 11 mai et à retrouver dans ces colonnes et sur Lemonde.fr. (Cet article est l’épisode ? de la série Overdose.)
Dans la même série « Overdose » :
Edito « Overdose » : Trafic de drogues : un dérèglement de nos sociétés, une menace pour nos démocraties
Episode 1 : Arnaques covid et cocaïne : la chute du « cartel du sucre »
Episode 4 : L’ubérisation de la drogue rebat les cartes du trafic
Episode 5 : Narcotrafic : l’affaire de fuites qui ébranle la PJ de la Seine-Saint-Denis
Episode 7 : «Viens, on rigole à Dubaï, on se régale» : dans l’émirat la vie rêvée des « narcos »