ÉCONOMIE
La légalisation de la marijuana avait suscité l’engouement à l’automne 2018. Mais cet enthousiasme a été douché par une gestion chaotique, qui permet au marché noir de prospérer.
Par Hélène Jouan Publié le 30 décembre 2019
Le 17 octobre 2018, lorsque le gouvernement de Justin Trudeau fait du Canada le premier pays du G7 à rendre licite la production et la vente de cannabis, c’est la ruée vers l’or. Investisseurs et particuliers se lancent à la conquête d’un secteur qui leur fait miroiter une croissance exponentielle. Les actions des sociétés canadiennes déjà présentes sur le marché du cannabis thérapeutique s’envolent en Bourse.
Ainsi, Canopy Growth, mastodonte mondial implanté dans l’Ontario, voit sa capitalisation atteindre près de 20 milliards de dollars canadiens (13,7 milliards d’euros, au cours actuel), son action passant de 1 dollar en 2016 à 65 dollars en septembre 2018. Les huit plus grandes entreprises nationales du secteur comme Aurora Cannabis, Aphria ou la québécoise Hexo bénéficient du même élan d’enthousiasme.
Cet engouement s’appuie également sur des prévisions très optimistes : en 2015, une étude publiée par le cabinet Deloitte évaluait à 6 milliards de recettes annuelles le marché canadien « hors cannabis thérapeutique ». « Tout le monde voulait en être », se remémore Mickael Dufresne, président de la firme de trading Hessen, cité en octobre 2019 par le site canadien La Presse. Comme pour l’aventure des nouvelles technologies, au début du millénaire, ou celle des cryptomonnaies, quelques années après. « Tout le monde, même ceux qui n’étaient pas au fait des risques inhérents à toute industrie naissante », poursuit-il.
Le secteur va encore connaître quelques vicissitudes avant que les entreprises atteignent des seuils de rentabilité intéressants
Cependant, les effluves euphorisants se sont largement dissipés. Le marché du « pot » apparaît désormais pour ce qu’il est : un secteur porteur à long terme, mais qui va encore connaître quelques vicissitudes avant que les entreprises atteignent des seuils de rentabilité intéressants.
De fait, l’action de Canopy a plongé de 50 % en l’espace de quelques mois, pour s’établir actuellement à environ 27 dollars. Celle d’Aurora Cannabis (la deuxième entreprise canadienne, établie en Alberta) flirte avec les 3 dollars, quand elle atteignait plus de 13 dollars il y a un an. A l’automne, Hexo a décidé de retirer ses prévisions financières pour 2020, provoquant la chute de son titre à 2,11 dollars mi-novembre, et a procédé au licenciement du quart de ses effectifs.
L’eldorado espéré n’était-il qu’un mirage ? Les attentes étaient certainement irréalistes quant aux profits immédiats à attendre, et les investissements pour se lancer sur le marché national ont sans doute été sous-évalués. Toutefois, plusieurs facteurs exogènes expliquent aussi le démarrage difficile du secteur. Pour écouler le cannabis légal, les magasins sont inégalement répartis sur l’ensemble du territoire et leur nombre global est très en deçà des objectifs. L’Alberta en a ouvert 300 en un an ; l’Ontario, avec ses 13 millions d’habitants, seulement 25.
Maquis des réglementations
« La province de Toronto a mis du temps à savoir comment elle allait gérer tout cela », explique Adam Greenblatt, porte-parole de Canopy Growth. Le gouvernement a changé de pied plusieurs fois, hésitant entre le fait de conserver un monopole d’État sur la vente, de concéder le secteur au privé ou d’organiser une loterie pour délivrer les premières licences. « La conséquence est qu’il a pris beaucoup de retard, alors que l’Ontario est pour nous le plus grand gisement de consommateurs potentiels », regrette M. Greenblatt.
Si toutes les entreprises disposent d’un service de commande en ligne, elles attendent désormais une accélération des ouvertures de points de vente. Aujourd’hui, l’application numérique de la Société québécoise du cannabis (SQDC), qui assure la vente légale dans la province, permet de visualiser 31 magasins au Québec, dont onze pour la seule île de Montréal. « Nous situons notre chiffre magique à 1 magasin pour 10 000 habitants dans tout le pays », précise Adam Greenblatt.
En attendant de pouvoir trouver un « dépanneur de cannabis » à chaque coin de rue ou presque, le marché noir continue de prospérer. Statistique Canada estime que 60 % de la consommation se fait toujours de manière illégale. La SQDC, pour sa part, évalue à 82 % la part toujours détenue par le marché clandestin au Québec. Une concurrence liée à la différence de prix proposé aux consommateurs. En raison de la taxe d’accise, de la taxe sur le revenu brut des sociétés et de la taxe de vente qui pèsent sur le cannabis légal – « mais aussi parce que nous fournissons des produits de bonne qualité », plaident les producteurs –, le gramme de marijuana licite avoisine les 10 dollars, quand le marché noir est capable de « casser » les prix de moitié.
La légalisation du « pot » n’a pas non plus fait exploser le nombre de consommateurs, comme l’escomptaient les industriels du secteur. Selon l’Enquête nationale sur le cannabis, le pourcentage de Canadiens de 15 ans et plus affirmant avoir consommé du cannabis est resté quasiment stable entre le deuxième trimestre 2018 (avant la légalisation) et le deuxième trimestre 2019, passant de 15,6 % à 16,1 %.
Enfin, certains écueils ont miné la confiance des investisseurs et du public. Santé Canada, l’agence gouvernementale chargée de délivrer les licences et de contrôler la sécurité sanitaire du cannabis légal, a révoqué plusieurs autorisations de vente ces derniers mois, comme celle de CannTrust Holdings, l’un des producteurs les plus importants, pour « défaut de contrôle ».
Le maquis des réglementations, différentes selon les provinces et territoires canadiens, ne facilite pas non plus la tâche des entreprises. Au Québec par exemple, le gouvernement de François Legault a choisi de reculer l’âge légal de la consommation de 18 à 21 ans. Il a en outre décidé de restreindre la gamme des futurs produits comestibles bientôt autorisés à la vente. Pas question de proposer des produits attrayants pour les enfants : aucune friandise, aucun muffin au chocolat contenant du THC (le principal composant psychoactif du cannabis) ne seront donc distribués dans la Belle Province.
Politique de diversification
Ces nouveaux produits, autorisés par le gouvernement fédéral depuis octobre, pourraient pourtant bien être la bouffée d’oxygène dont ces entreprises ont besoin, elles qui ne s’en sortent pas avec la seule vente de fleurs séchées ou d’huile de cannabis. Canopy Growth vient de présenter sa nouvelle gamme « cannabis 2.0 » : des boissons, avec notamment des eaux gazeuses infusées à la marijuana (arôme concombre menthe ou gingembre citron), ou encore des chocolats haut de gamme, eux aussi obtenus après distillation de cannabis.
Une politique de diversification menée à grand renfort de partenariats avec des entreprises de l’agroalimentaire telles que Houseplant pour les boissons ou Hummingbird Chocolate pour la confiserie. « Des partenariats indispensables, car Santé Canada, qui est un gendarme encombrant, continue de considérer ces produits comme une drogue et non comme un produit alimentaire lambda », déplore Sylvain Charlebois, directeur du laboratoire de recherche en sciences analytiques agroalimentaires de l’Université Dalhousie, à Halifax (Nouvelle-Ecosse).
« Cela oblige les entreprises à créer des chaînes de production distinctes et augmente les coûts », ajoute-t-il. Ce qui explique les vastes mouvements de rapprochements, d’acquisitions ou de fusions qui agitent le secteur. La chaîne de magasins Couche-Tard essaie d’ailleurs de mettre la main sur Cannabis New Brunswick, agence de distribution de cette province de l’est du pays. Tous savent que c’est grâce à ces nouveaux produits transformés, sur lesquels la marge de profit est plus grande, que le marché peut espérer se refaire une santé.
L’industrie du cannabis emploie près de 9 000 personnes dans tout le Canada. En 2018, elle a contribué à l’économie nationale à hauteur de 9 milliards de dollars. « L’effervescence des débuts a laissé la place à ceux qui veulent construire un business sur le temps long », se rassure le porte-parole de Canopy Growth, Adam Greenblatt. « Nous sommes convaincus que nous n’en sommes qu’au début de la fin de la prohibition du cannabis. On vient juste d’écrire le prologue d’un très long livre. »
A l’en croire, la suite de l’ouvrage est prometteuse. Et ce, d’autant que, dans le monde, les mentalités tendent à évoluer sur la décriminalisation du cannabis. « Alors que certains Etats américains sont déjà plus en avance que nous, nous attendons la légalisation au niveau fédéral d’ici à cinq ans. En Europe, la Grande-Bretagne, l’Irlande, la France commencent à envisager l’usage du cannabis thérapeutique… »
Le marché canadien connaît certes des ratés, mais les entreprises nationales veulent croire qu’il s’agit là d’un passage obligé pour s’implanter sur toute la planète. Preuve que, malgré les difficultés, le secteur fait encore rêver, un ancien directeur de la police de Montréal, ex-agent double infiltré pour traquer les trafiquants de drogue dans les années 1980, vient de se lancer à son tour. Son entreprise, Québec Gold Tech, attend que Santé Canada lui accorde sa licence pour devenir l’un des fournisseurs officiels de cannabis au Québec.
Hélène Jouan (Montréal, correspondance)
Source : Le Monde