Idées et Débats, mercredi 21 avril 2021
Claire Chartier
Pour lutter efficacement contre les dealers et dégager plus de moyens pour la prévention, la légalisation du cannabis est la meilleure option, plaide le think tank libéral Génération Libre.
Emmanuel Macron l’a annoncé dans Le Figaro, il veut « un grand débat national sur la consommation de drogues et ses effets », tout en fermant la porte à une « dépénalisation » du cannabis. S’il s’organise, ce débat n’abordera donc, pas, a priori, la question du changement de législation. Pourtant, de plus en plus de voix à gauche mais aussi au centre et à droite, en appellent avec les addictologues à changer la loi de prohibition datant de 1970, incapable de juguler la montée du trafic et de la consommation. Dans les conclusions qu’elle remettra début mai, la mission d’information parlementaire constituée autour de l’usage récréatif du cannabis plaidera pour une légalisation encadrée. Génération libre (GL), le think tank libéral présidé par le philosophe Gaspard Koenig, va plus loin en préconisant un marché libre du cannabis, assorti de garde-fous. Le chercheur Edouard Hesse, auteur avec Kevin Brookes d’un rapport pour GL sur la question, explique pourquoi cette dernière option leur semble la meilleure.
L’EXPRESS : Ce grand débat national sur la consommation de drogues peut-il être utile, alors que le volet « législation » est exclu du périmètre de réflexion ?
Edouard Hesse : Je ne vais pas vous dire que débattre sur la politique des drogues est sans intérêt, alors que la France compte 1,3 million de consommateurs réguliers de cannabis, et que 5% de la population l’a déjà expérimenté. Nous sommes face à un vrai phénomène de société, il faut donc en parler. Mais on passe à côté du vrai débat lorsqu’on se refuse à évoquer la production et la distribution du cannabis, et son impact sur la société. Emmanuel Macron avait évoqué à demi-mot en 2016 d’autres formes de régulation » mais le candidat Macron libéral semble avoir totalement disparu. Il aborde maintenant la question sous l’angle très spécifique de la prohibition, position classique de la France depuis la loi de 1970.
Ce texte, qui interdit la production, la distribution et la consommation de drogues, entérine l’idée que les consommateurs, comme les trafiquants, sont des coupables qu’il faut punir. Depuis cinquante ans, cette vision nous empêche d’avancer sur l’aspect préventif ou économique, sans même parler de celui des libertés individuelles. La répression est l’unique angle d’attaque du débat sur le cannabis et Emmanuel Macron n’indique aucune inflexion en ce sens, puisqu’il lance son idée tout en annonçant d’emblée qu’il est opposé à toute « dépénalisation » et qu’il choisit un entretien sur les questions sécuritaires pour faire cette annonce : tout est dit ! Dans cette concertation future, Il ne s’agira pas de remettre en cause le paradigme répressif, mais simplement de choisir, dans le cadre de la prohibition, sur quoi mettre l’accent : les points de vente, les effectifs policiers, etc. Autant de questions qui restent à la périphérie du problème.
Là où vous rejoignez le président de la République, c’est sur ce refus de la dépénalisation. Pour quelle raison ?
Nous n’y sommes pas favorables en ce qui concerne le cannabis, pour un motif diamétralement opposé à celui du président : nous pensons qu’elle ne va pas assez loin. Elle se contente de tolérer la consommation, en préservant l’interdiction de la production et de la distribution. Ce qui revient à passer entièrement à côté de la lutte contre le marché noir et la criminalité. La dépénalisation peut être une étape, comme le montre Portugal, où les consommateurs sont très bien accompagnés sur le plan psychologique et sanitaire, mais la meilleure des options est la légalisation pour les usagers majeurs. Elle pose un cadre pour une production licite du cannabis, sa distribution et sa consommation.
En quoi la légalisation ferait-elle mieux que la prohibition ?
Déjà, faire pire est difficile, comme le prouvent nos chiffres de consommation et l’ampleur des trafics ! Ensuite, nous avons du recul sur les pays, les États ou les Provinces – Uruguay, Canada, Colorado, etc. –- où la légalisation a été mise en place, il y a près d’une dizaine d’années pour certains, et dont l’expérience montre que la légalisation a un effet sur la criminalité. Elle permet de réduire, voire d’assécher le marché noir, en incitant les consommateurs à se fournir sur le marché légal. Le trafic baisse, ce qui donne aux forces de l’ordre plus de latitude pour se concentrer sur d’autres formes de délinquance. La légalisation ne provoque pas non plus l’explosion de la consommation tant redoutée, en particulier chez les jeunes – pour lesquels, je le rappelle, l’usage du cannabis resterait prohibé dans le cas d’une légalisation.
Lorsqu’on regarde l’évolution de la consommation dans les États américains qui ont légalisé le cannabis, on observe qu’elle a globalement suivi la moyenne américaine. L’augmentation du nombre de consommateurs a même été moins rapide dans certains d’entre eux et on constate un recul de la consommation des mineurs dans les États du Colorado, de Washington et de la Californie . Idem au Canada, notamment au Québec. On peut raisonnablement penser que les campagnes de prévention menées grâce aux recettes fiscales issues de la légalisation du cannabis ont joué un rôle.
Pourquoi la légalisation totale vous paraît-elle plus adaptée qu’une régulation étatique, qui aurait le mérite de rassurer l’opinion face à ce qui s’apparente à une véritable révolution culturelle ?
Parce que la régulation publique par un monopole d’État, sur le modèle de l’Uruguay et du Québec ne permet pas de résoudre efficacement la question du marché noir, donc de la guerre des gangs et du deal qui empoisonne la vie des quartiers. Dans ce scénario, l’État prend en charge la production – pour laquelle il fixe des quotas et établit des normes sanitaires – et la distribution – il met en place des points de vente en nombre limité, dans lesquels les consommateurs doivent s’enregistrer pour pouvoir acheter leur produit au prix fixé par les pouvoirs publics. Mais comme nous le montrons dans notre rapport pour Génération Libre, cela n’empêche pas le marché illicite de conserver près de 50% de ses parts de marché, parce que ses produits sont moins chers que ceux du marché légal, plus nombreux et plus accessibles : on peut se faire livrer au pied de chez soi, ou par internet.
Regarder la réalité en face reviendrait à admettre que la prohibition, aussi rassurante soit-elle du point de vue intellectuel, ne fonctionne pas.
Au Colorado, en revanche, qui est le modèle le plus libéral, l’offre légale représente 70% du marché. Cet exemple montre que si l’on veut vraiment faire pièce au trafic, il faut, tout en maintenant bien évidemment les normes sanitaires et l’interdiction de la vente aux mineurs, rendre la culture du cannabis attrayante pour que la production suive. Autrement dit, inciter les agriculteurs et les entrepreneurs à se lancer dans ce secteur, en limitant la taxation.
Les licences de distribution doivent être faciles à obtenir, afin de répondre aux besoins des consommateurs et que les points de vente soient nombreux. Ce qui est essentiel, c’est de tracer le cannabis produit légalement, pour éviter qu’il ne tombe entre les mains du marché noir. D’un point de vue sanitaire, des produits sains et vérifiés permettent d’éviter les intoxications provoquées par du cannabis de synthèse frelaté.
Dans votre approche, l’usager est d’abord considéré comme un consommateur. Or, le cannabis n’est justement pas un produit comme un autre, il rend dépendant et provoque des troubles neurologiques chez les plus jeunes.
Il en va de même avec l’alcool, plus addictif, mortel – alors que le cannabis ne tue pas – mais qui bénéficie pourtant d’une plus grande tolérance sociale et se trouve en accès libre dans les magasins. La vraie réduction des risques implique de comprendre pourquoi les gens consomment, dans quel contexte, les bénéfices qu’ils en retirent et comment on peut les accompagner. C’est en cessant de faire du cannabis un tabou et en disposant des moyens pour insister sur la prévention, que l’on luttera le mieux contre l’addiction qu’il entraîne.
La légalisation est un outil de pacification de la société, de lutte contre la criminalité, et aussi source d’emplois.
Si nous avons tant de mal, c’est parce que regarder la réalité en face reviendrait à admettre que la prohibition, aussi rassurante soit-elle du point de vue intellectuel, ne fonctionne pas, De nombreux adultes responsables prennent du cannabis pour se détendre après une journée de travail ou avec des amis. Il est pourtant très difficile d’évoquer cet aspect-là en France, parce que la loi en a fait un non-dit, en interdisant de parler des effets positifs du cannabis.
La prévention et le suivi des jeunes sont essentiels, ce qui n’empêche pas que les adultes doivent être libres de consommer, voire d’abuser, du cannabis si c’est leur choix, après avoir été informés des dangers qu’ils encourent. Il faut développer une culture de la responsabilisation, sur le modèle de l’alcool. L’avantage d’un marché libre, c’est que les pouvoirs publics, les associations, peuvent toucher le consommateur là où, sur le marché noir, celui-ci est laissé à lui-même. Un dealer n’a rien à faire du bien-être de ses clients.
N’existe-t-il pas un risque surenchère, le marché noir augmentant le dosage de ses produits, pour concurrencer ceux du marché légal ?
C’est là où la prévention joue pleinement son rôle : dans les points de vente, les publicités en ligne, on peut ouvertement discuter de la manière dont les gens consomment et les mettre en garde. Par ailleurs, les producteurs et les distributeurs n’ont pas intérêt à proposer des produits qui risquent, par leur dosage, d’intoxiquer les consommateurs.
Une mission parlementaire sur l’usage récréatif du cannabis, qui doit rendre ses conclusions prochainement, plaide, elle aussi, pour la légalisation; les maires franciliens à la tête de villes situées dans les zones de prévention prioritaire s’y déclarent eux aussi, favorables pour la moitié d’entre eux. La société est-elle en train de changer ?
De plus en plus de voix, en effet, pas seulement à gauche, mais aussi dans la majorité et à droite, s’emparent du sujet. La légalisation est un outil de pacification de la société, de lutte contre la criminalité, et aussi source d’emplois. C’est un discours qui peut séduire la droite. Le vrai courage politique, aujourd’hui, serait d’admettre que la prohibition a échoué et que d’autres modèles de régulation doivent être mis en place.
Source : Lexpress.fr