Pour l’approvisionnement, il y a les tuyaux qu’on se refile, le darknet, ou la culture au fond du jardin. Mais l’inflation, les risques liés au sevrage forcé ou à l’inverse d’addiction plus forte inquiètent.
« Tu as un plan ? » La question tourne plus souvent que les pétards ces jours-ci chez les amateurs de cannabis dont certains subissent un début de pénurie variable selon les endroits. Ainsi, la dèche se répand à Avignon, où « c’est galère pour la fume », se plaint « Kokie 301 » sur le site psychoactif, lieu d’échange d’infos entre consommateurs. Dans la ville de « Pekpekpek », il y a bien un four (point de deal) mais il est « obligé de prendre la voiture pour y aller et sûr de croiser les flics ». Heureusement, il dispose d’un « petit stock de marron… mais de quoi survivre une semaine ou deux ». Un autre craque devant « la grooooosssse galère » à La Rochelle : « J’arrive pas à trouver un bout de gras ( Si quelqu’un a une idée…) » « Rosarose », mère de trois enfants qui fumait dix joints par jour, s’inquiète : « Y a-t-il des solutions pour m’aider à m’apaiser, autres que des médicaments qui ensuquent ou endorment la journée ? Il faut que j’assume mes enfants et je commence à devenir très fatiguée. » Grosse fumeuse depuis trois ans, Suzette en a profité pour se sevrer sans effet négatif, mais elle redoute la fin du confinement, « un comble ! », car son dealer sera de retour.
Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui publie mercredi 15 avril une étude détaillant les « premiers impacts de la crise du Covid-19 sur les usages et trafics », l’annonce du confinement a d’abord entraîné un afflux de la demande pour constituer des stocks, puis les points de deal ont vu de moins en moins de clients, alors que les prix ont parfois doublé ou triplé selon les endroits.
Les situations sont très disparates, avec des sources d’approvisionnement « à l’arrêt » ou « en mode restreint, comme le reste de l’économie », explique Victor Martin, chargé de projet en réduction des risques à Marseille. Ceux qui résident en ville près de points de vente s’y rendent sans grand risque. Pour les autres, c’est plus compliqué. Se rabattre sur les services de livraison ? Ils ont changé leurs offres, avec des tarifs en hausse, exigent des quantités minimales et refusent de livrer certains quartiers (lire notre enquête à Lyon). En milieu rural, les revendeurs ne prennent plus le risque de s’approvisionner en ville. Certains se tournent vers le CBD, une des molécules du cannabis sans effet psychotrope en vente sur internet, mais elle déçoit tous ceux qui recherchent l’effet de « blast » du THC.
« Le trafic continue, car certains avaient de gros stocks visiblement, mais les prix ont explosé, et les livreurs ne prennent plus de risques pour les petites quantités, ce qui exclut les pauvres », constate également Laurent Appel, spécialiste de réduction des risques. Sans surprise, la police judiciaire a relevé une désorganisation dans les importations et les points de deal. Dans les Bouches-du-Rhône, les infractions liées aux stupéfiants sont en baisse de 21,79 % en mars et de 85 % sur début avril par rapport à l’an dernier. Effondrement du trafic ou de l’activité des policiers ? Impossible à savoir.
Mais à Marseille, les consommateurs peuvent croiser des opérations de police, une surveillance par avion signalant au besoin les regroupements de deal. « On s’attaque aux acheteurs en faisant respecter le confinement », assure un policier marseillais, qui estime le trafic « étouffé » par « ces opérations quotidiennes à l’effet dévastateur », avec « des dizaines » de contraventions. « Ces acheteurs prétendent tous aller chez une grand-tante ou à un rendez-vous médical inexistant, explique ce policier. Des motifs farfelus ! D’ailleurs, ils n’insistent pas et on n’a pas d’outrages. Mais avec 135 euros d’amende en plus, ça leur fait cher la barrette. »
Venue de sa campagne se ravitailler à Marseille, Mirabelle, contredit cette description en assurant que « comme d’hab à Mars, ça tourne », mais au ralenti : « Il n y a que les fours de Marseille-Nord qui bossent comme d’habitude, explique-t-elle sur le site Psychoactif. J’y suis allée déjà deux fois et pas d’augmentation de tarifs, tout juste un peu moins de quantités. » Elle détaille : « Première cité, de la balle de coke mais pas de teuch [cannabis –ndlr]. Deuxième quartier, OP à tous les niveaux. » À « Degun » qui la contredit d’un « pas de shit a Marseille », elle rétorque : « J’étais à Font-Vert [cité des quartiers Nord – ndlr] cet am et j’ai chopé du bon jaune bien gras. Cherche avant de dire nawak. »
Heureusement, il y a les réseaux anonymes du darknet, de plus en plus utilisés dans une « révolution 2.0 des drogues » qui va s’accélérer, prédit Pierre Chappard, animateur du site psychoactif.org : « Le darknet est assez sûr, il y a très peu de risques de se faire toper et ça marche comme sur le Bon Coin, les dealers veulent des bonnes appréciations et proposent de la bonne came avec du choix. » Comme l’explique Ji Air sur psychoactif.org, le confinement « change que dalle à ma petite vie de drogué des champs » : « La dure, je la commande sur le darknet, la douce, elle pousse au jardin. » Voilà sept à huit ans qu’il n’est « pas monté sur un plan » et « ne plus voir les tronches de narvalo des dealers de bac à sable, putain c’est bon ça ».
Il y a toutefois des risques d’arnaque, selon Victor Martin : certains vendeurs, bien notés jusque-là, prennent l’argent sans envoyer les produits, « sans doute pour rouvrir un shop plus tard ». Les plus honnêtes rationnent les quantités pour préserver les stocks. Mais combien de temps dureront-ils ? Nul ne le sait. Alors, aux grands maux les grands remèdes, Laurent Appel a créé un Conseil national de la résistance cannabique (CNRC) pour encourager à « planter sur tout le territoire et par tout moyen » à partir du 20 avril. Cet « Appel du 20 avril » comme on pourrait le baptiser du nom de son initiateur a déjà rassemblé via Facebook plus de cinq cents cultivateurs potentiels. « On nous impose une pénurie. On essaye d’y répondre en autogestion », explique Laurent Appel, qui réclame l’alignement de la réglementation du cannabis sur celles du vin et de la bière.
Laurent Appel rêve que cette force de travail aide à relancer l’économie alors que se profile une crise « pire qu’en 1929 ». Selon l’évaluation de l’analyste de l’Ifop Jérôme Fourquet, ce commerce informel constitue le premier pourvoyeur d’emplois en France, et permettrait de faire vivre 200 000 personnes. Le marché du cannabis, hors autoproduction, représentait en 2017 un minimum de 1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires, selon une autre étude de l’OFDT publiée mercredi 15 avril.
En ces temps de Covid-19, le cannabis pourrait également, dans un usage thérapeutique, grandement bénéficier aux Ehpad, plaide l’addictologue William Lowenstein. « Y distribuer des gélules de CBD ou des fleurs séchées à prendre en tisane serait merveilleux, ça apaiserait les résidents », assure le président de SOS Addictions. Des expériences encourageantes ont été menées en Israël et à Genève auprès de personnes atteintes de démence sénile, avec des effets « spectaculaires », selon le médecin de l’établissement genevois : « Le cannabis nous a permis de réduire, voire de supprimer les médicaments contre l’angoisse, les antidépresseurs et les somnifères. »
Pour Lowenstein, « l’hécatombe » que subissent les Ehpad justifierait d’y introduire cette pratique mais il ne se fait guère d’illusion : « Après quarante ans de prohibition qui ont été un échec total, cela impliquerait une inversion de paradigme révolutionnaire. » Hors Ehpad, un projet d’expérimentation du cannabis thérapeutique devait débuter fin 2019 sur 3 000 personnes mais il a déjà pris du retard. À défaut de solutions novatrices, la Mildeca a édicté d’utiles consignes de précaution pour les usagers de drogues mais le pragmatisme s’arrête là. Pourtant, en ces périodes d’angoisse, le cannabis aurait des effets moins nocifs que la pharmacopée chimique. La plupart des trente-trois États américains où l’usage thérapeutique est légalisé l’ont bien compris : ils ont inclus le cannabis parmi les produits de première nécessité restant autorisés à la vente malgré le coronavirus. Les Pays-Bas ont fait de même.
Rien de tel en France et William Lowenstein pointe la contradiction : « On a laissé les tabacs et cavistes ouverts, mais on fait comme si les 1,5 million de consommateurs quotidiens de cannabis n’existaient pas. » Les malades qui ont troqué la panoplie chimique habituelle pour une automédication en cannabis vont souffrir si la pénurie s’installe, comme les gros consommateurs chez qui le sevrage forcé provoque des effets « malvenus en période de confinement » (irritabilité, troubles du sommeil), les contraignant à se reporter sur des produits (alcool ou médicaments) plus dangereux. « Entre une dépendance modérée à sévère à une substance licite comme les benzodiazépines ou l’alcool et une dépendance moins grave à une substance illicite comme le cannabis, on privilégie toujours le licite, même s’il présente plus d’inconvénients », regrette l’addictologue.
À l’inverse, l’OFDT fait écho au dilemme des fumeurs quotidiens qui ont stocké de grosses quantités : comment réguler leur consommation « alors que la situation de confinement peut se révéler génératrice d’anxiété et favoriser ainsi des niveaux de consommation supérieurs qu’en temps normal » ?
En fin de confinement, un bilan sera effectué sur les consommations mais, quel que soit le produit concerné, licite ou non, une population « aura consommé plus que d’habitude, avec un sous-groupe qui aura développé une addiction », prévient le professeur Amine Benyamina. « Donc, il y aura plus de problèmes », déplore cet addictologue à l’hôpital Paul-Brousse (Villejuif), en raison du phénomène du « lion en cage » : à se retrouver confinés, certains consomment plus, même sans être addicts. Parmi ses patients souffrant d’addiction, Benyamina le psychiatre constate deux tendances : ceux « insérés socialement » peuvent réguler leur augmentation de consommation. Pour les autres, c’est beaucoup plus difficile.
Et tous ceux qui vivent dans la rue en se payant leurs produits avec la mendicité se retrouvent dans une détresse grave. « Les plans se sont taris, il n’y a plus d’accès au marché noir, ils ne peuvent plus faire la manche », constate Pierre Chappard. La délivrance des traitements de substitution aux opiacées a été assouplie, et le réseau officiel ou associatif de réduction des risques a rétabli un service d’assistance minimal. Mais il reste insuffisant, comme le rappelle ce cri d’alarme lancé par un collectif d’association et l’inquiétude monte : « Les plus précaires pourraient payer la facture, déplore Chappard, à l’image de ce que révèle ce virus. »
Source : mediapart.fr