A l’approche du vote autour du budget de la Sécurité sociale pour 2024, l’espoir d’une généralisation du cannabis médical en France s’affaiblit. Professionnels de santé et patients craignent qu’un projet encore plus contraignant que la phase de test ne voie le jour.
Au moment où l’expérimentation du cannabis médical en France commencée en mars 2021 vit ses derniers mois, les inquiétudes se font grandissantes autour de son avenir. La généralisation de la prescription est absente du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2024. Aucune ligne n’évoque le futur de l’expérimentation dans la copie présentée en Conseil des ministres le 27 septembre. Si le texte doit être examiné à partir du 17 octobre et peut potentiellement être amendé en commission des affaires sociales, les derniers dires du ministre de la Santé inquiètent.
Sur France Inter, le 3 octobre, Aurélien Rousseau est resté très évasif, précisant juste que des «éléments du cannabis thérapeutique n’ont pas besoin du PLFSS», et que dès janvier ces produits bénéficieront «d’un cadre ad hoc». Avant de préciser : «On est comme beaucoup de pays en Europe qui ont expérimenté ça et on n’a pas d’autorisation à l’échelle européenne de mise sur le marché. Parce que c’est compliqué d’avoir des données scientifiques. Mais globalement, c’est concordant sur certaines pathologies comme les douleurs profondes.»
Pourtant, les données scientifiques sont bien là. Les différents rapports menés par des organismes indépendants au cours des deux ans d’essais thérapeutiques ont montré que l’utilisation du cannabis a permis une amélioration de la qualité de vie pour près de 70 % des personnes ayant participé à l’expérimentation. Depuis mars 2021, fleurs à vaporiser et huiles riches en cannabinoïdes tels que le cannabidiol (CBD) ou en delta-9-tétrahydrocannabinol (THC, la molécule psychoactive du chanvre) ont été dispensés à plus de 2 700 patients en impasse thérapeutique atteints de cinq pathologies rares. Des préparations qui ont été utilisées dans le traitement des douleurs neuropathiques réfractaires aux traitements existants, pour certaines formes d’épilepsie pharmacorésistantes ainsi que pour certains symptômes rebelles chez des malades atteints de cancers. Enfin, ces molécules ont aussi montré leurs effets dans les situations palliatives et pour diminuer la spasticité musculaire (spasmes, raideurs) dans les pathologies du système nerveux central, telles que la sclérose en plaques.
«Cynisme absolu»
La frilosité des législateurs agace les professionnels de santé qui sont impliqués depuis cinq ans dans les travaux. Selon les bruits de couloirs, le gouvernement pencherait depuis quelques jours vers un modèle restrictif, une «autorisation d’accès compassionnel», la nouvelle appellation de l’autorisation temporaire d’utilisation. En France, un décret daté du 5 juin 2013 permet à la médecine de contourner la très stricte loi de 1970 sur les stupéfiants. Une pirouette administrative qui a donné la possibilité d’utiliser des spécialités pharmaceutiques à base de cannabis par le biais d’une autorisation de mise sur le marché. Ainsi, de rares médicaments sont depuis disponibles mais leur accès relève du parcours du combattant.
Prescrit pour le traitement de la sclérose en plaques, le Sativex, un spray à base de cannabis, n’a jamais été commercialisé en France, la faute à un désaccord sur son prix. Pour le Marinol, utilisé pour lutter contre la perte de poids et redonner l’appétit dans le cadre de thérapies pour les personnes atteintes du VIH et du sida ou pour contrer les nausées et vomissements sévères causés par les chimiothérapies, le constat est saisissant. Bénéficiant d’une autorisation temporaire d’utilisation, ce médicament n’a été prescrit qu’à une centaine de personnes en dix ans.
Pour Nicolas Authier, médecin psychiatre et pharmacologue au CHU de Clermont-Ferrand, également président du comité scientifique temporaire de suivi de l’expérimentation de l’usage médical du cannabis au sein de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), si le choix restrictif d’une autorisation d’accès compassionnel est confirmé, cela reviendrait à «légaliser l’inaccessibilité du cannabis médical» et renier cinq ans de travail. «On ne parle pas d’un médicament de confort prescrit pour une souffrance légère ou un mal-être, mais d’un traitement pour des personnes en impasse thérapeutique», rappelle le praticien, qui dénonce une «approche irrationnelle et digne du Moyen Age» menée par «les opinions et les idées» et non par les preuves scientifiques.
Si le cannabis médical bénéficie d’un statut compassionnel, les patients devront être suivis à l’hôpital par des équipes spécialisées et formées à prescrire du cannabis. Les défenseurs de la légalisation espéraient un relais en médecine de ville, comme c’est le cas actuellement dans l’expérimentation pour les patients stabilisés. Mais c’est une obligation de revenir à l’hôpital tous les vingt-huit jours qui se profilerait. «Faire ce choix créera des inégalités entre les patients mais le gouvernement pourra dire : “On l’a fait.” C’est d’un cynisme absolu», ajoute Nicolas Authier. Avec en prime l’impossibilité de procéder à une téléconsultation car le médicament devra être récupéré à la pharmacie de l’hôpital. «On continue à interdire l’opium fumé en France mais on prescrit des médicaments à base d’opium pour soulager la douleur et ça ne choque personne. L’opium, on peut en mourir d’overdose, pas le cannabis. Ici on ne parle pas de joints ni de beuh mais de principes actifs», tonne le praticien.
Les patients s’inquiètent
Au Centre d’évaluation et de traitement de la douleur de Clermont-Ferrand, environ 40 personnes souffrant de douleurs chroniques sont actuellement traitées avec du cannabis par le professeur Authier et ses collègues. «L’efficacité du traitement perdure au bout de deux ans. Il n’y a aucun cas de dépendance, aucun effet indésirable important, aucun fait rationnel scientifique ne justifie d’augmenter les contraintes», expose le médecin psychiatre. Amer, il regrette qu’il soit «devenu de plus en plus difficile de parler de cannabis dans ce pays». «Il s’est instauré une paresse dans certains milieux politiques qui est bien arrangeante car elle permet de faire de la communication, dit-il. Cette politique est en réalité loin de permettre de résoudre les questions autour du cannabis médical d’un côté et récréatif de l’autre».
Sur les 1 700 patients toujours intégrés dans l’expérimentation, 900 le sont pour des douleurs neuropathiques. Le second contingent est constitué des personnes atteintes de sclérose en plaques et d’épilepsie. Dans les soins palliatifs, ces nouveaux traitements ont pris un rôle important. Cheffe de service des soins palliatifs à l’hôpital des Diaconesses à Paris et oncologue de formation, Laure Copel souligne que le cannabis «agit sur plusieurs symptômes fréquents comme les troubles du sommeil, l’anxiété, l’appétit et bien sûr la douleur». L’oncologue plaide pour «qu’on remette cette famille médicamenteuse là où elle doit être : dans les mains des médecins». «Or plus on limite l’accès avec uniquement des prescriptions réalisées par des équipes très spécialisées, plus on risque de voir les patients se débrouiller seul et consommer du cannabis acheté sur le circuit illicite.»
A l’aube d’une nouvelle loi sur la fin de vie, la cheffe de service rappelle qu’il serait «dommage de ne pas avoir à notre disposition toute la pharmacopée pour bien soigner les patients alors que dans les soins palliatifs, nous avons l’habitude de prescrire des stupéfiants bien plus compliqués que le cannabis, tels que la morphine ou encore des opiacés comme le fentanyl». Avant d’ajouter : «Si on a le droit de prescrire un médicament qui peut tuer les gens, pourquoi ne pas avoir le droit d’en prescrire un qui peut les soulager ?»
Se diriger vers un cadre encore plus restrictif que celui utilisé pendant la phase de test n’inquiète pas seulement les praticiens mais aussi les patients. Depuis six ans, Mado Gilanton se soulage grâce à de l’herbe qu’elle achète illégalement. Présidente de l’association de patients Apaiser S & C, elle est atteinte de syringomyélie, une maladie rare attaquant la moelle épinière et provoquant de violentes douleurs dans tout le corps. «Chez les patients, l’inquiétude est énorme», affirme-t-elle. «Lorsqu’on sait que quand on a la chance d’être pris en charge dans un centre de la douleur, on ne voit le médecin qu’une fois tous les six mois. Ce statut n’a rien de “compassionnel”, ce serait surréaliste.»
Chantal, 71 ans, souffre elle aussi depuis quarante-trois ans de syringomyélie qui la paralyse. «Je consomme une huile dosée à 25 mg /ml de CBD. Ça me permet de mieux supporter ma douleur, je peux avoir une activité “normale”. Lors des crises, lorsque je ne sais plus quoi faire de moi, je prends du THC avec une petite vapoteuse. Au bout de trois quarts d’heure je vais mieux. J’ai l’impression de moins souffrir», explique celle qui, avant de découvrir la plante, avait «tout essayé et plus» pour se soigner. Eligible à l’expérimentation, elle n’a pas pu l’intégrer à cause de complications administratives qui ont «duré des mois» avant de laisser tomber. Aujourd’hui, elle espère que l’Etat optera pour un accès «véritable». En France, au moins 300 000 personnes pourraient être concernées par les traitements à base de cannabis.
«La frilosité n’est que politique»
Le premier signe de défiance envers l’Etat chez les patients comme chez les médecins remonte à septembre 2022. Evoquant un retard pris, notamment dans le choix du statut et autour de la question du remboursement de ces médicaments, le gouvernement avait fait le choix de prolonger d’une année supplémentaire la phase de test, invoquant des arbitrages administratifs et pointant que le succès n’était pas au rendez-vous, car la barre des 3 000 patients inclus n’avait pas été atteinte.
Au mois de mars, cette année supplémentaire d’expérimentation décidée in extremis s’est manifestée par une importante rupture de stock, entraînant des interruptions dans les traitements des patients et le retour des symptômes pour certains. L’Etat a dû se résoudre à rémunérer le binôme fournisseur étranger et distributeur français qui assurait à titre gratuit les livraisons. «Si le gouvernement décide de prolonger une nouvelle fois, aucun fournisseur ne signera», jure Ludovic Rachou président de l’Union des industriels pour la valorisation des extraits de chanvre (Uivec). «Le rapport de l’ANSM publié en septembre confirme qu’il n’y a pas de risque supérieur de dépendance ou de mésusage. De gros laboratoires français qui sont positionnés sur le traitement de la douleur attendent le feu vert et souhaiteraient apporter leur expertise», affirme le président du syndicat, qui rappelle que 91 % de la population française est favorable à la prescription de médicaments à base de cannabis, selon une enquête de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies publiée en 2019. «En la matière, la frilosité n’est que politique», tranche-t-il.
Dans l’Union européenne, 22 pays dont les Pays-Bas, l’Italie ou encore l’Allemagne autorisent l’accès au cannabis pour les malades. En France, où la guerre à la drogue est devenue pour des raisons électoralistes et idéologiques un leitmotiv politique au sein de majorité et de l’exécutif, l’idée même que le cannabis reprenne un jour la place qu’il occupait jusque dans les années 50 dans la pharmacopée nationale semble être une hérésie.