https://www.liberation.fr/planete/2021/01/26/la-vague-verte-atteint-la-blanche-colombie_1818542
REPORTAGE ABONNÉS
Par Anne Proenza, Envoyée spéciale à Doima (Colombie) — 26 janvier 2021 à 20:16
En mars dernier, dans l’exploitation d’une entreprise de cannabis thérapeutique du département colombien de Tolima. Photo Nadège Mazars pour Libération
Avec son ensoleillement et ses faibles coûts de production, les conditions sont optimales dans le pays, jusque-là plus connu pour le trafic de cocaïne. Depuis la légalisation du cannabis thérapeutique, des entreprises se lancent, mais les avancées restent lentes.
Les installations high-tech, blanches et proprettes – deux serres et un laboratoire – se voient de loin, se réfléchissant sous le soleil de plomb. A des kilomètres à la ronde, les paysans du département du Tolima ont plutôt l’habitude, dans ce climat chaud et sur ces sols riches en eau, de travailler dans les rizières pour de grands propriétaires terriens. Mais là, au bout de quarante minutes d’un mauvais chemin en terre, et à plus de quatre heures de route de Bogotá, les travailleurs et les visiteurs doivent passer par une guérite, des portiques et le contrôle de gardes affables pour pénétrer dans le domaine de Khiron. Une des nouvelles entreprises qui a parié sur l’industrie du cannabis thérapeutique en Colombie, dont la culture et la commercialisation à des fins médicales et scientifiques sont autorisées depuis 2016.
«Stables et standardisés»
Alvaro Torres, le fringant PDG, aux yeux vert-bleu comme la feuille de cannabis qui orne sa chemise (le logo de son entreprise), fait visiter ses serres. Dans l’une, plus de 20 000 plants de toutes tailles embaument déjà : ce sont des variétés de cannabis à fort taux de cannabidiol (CBD). Un ouvrier les aspire consciencieusement pour qu’aucune bestiole ne nuise à leur croissance, d’autres enlèvent les feuilles mortes, examinent plant par plant ordinateur en main, les taillent pour que les têtes soient plus faciles d’accès en période de floraison… Certains plants sont déjà prêts pour la cueillette. «C’est la fleur qui est importante, pas l’odeur», souligne Jorge Lopez, le directeur de production qui a longtemps travaillé pour l’industrie pharmaceutique. Il explique que les variétés de cannabis sont divisées en «trois chimiotypes, le premier à haute teneur en tétrahydrocannabinol (THC) qui rend le cannabis psychoactif, le deuxième à teneur variable en THC et CBD et le troisième à haut pourcentage en CBD». Tous ont des vertus thérapeutiques, pour certaines connues depuis l’Antiquité, et d’autres qui commencent à peine à être étudiées par les scientifiques. «Le CBD permet de combattre l’épilepsie, affirme Alvaro Torres. Le THC peut être utilisé pour certains symptômes de la sclérose en plaques. Les douleurs chroniques, les troubles de l’anxiété se combattent avec un mélange de CBD et de THC.»
Plantes mères de cannabis à partir desquelles sont clonées les plantes récoltées. Photo Nadège Mazars
Dans la deuxième serre, où sont gardées les plantes mères et où on entre, non sans s’être désinfecté des pieds à la tête au préalable, 4 000 boutures de cannabis à forte teneur en THC ont déjà cinq jours. Les têtes de ces «bébés», soigneusement chouchoutés par l’équipe d’agronomes et de techniciens, devraient être récoltées d’ici seize semaines, après leur transplantation. Les fleurs seront ensuite séchées, soumise à un processus de décarboxylation à plus de 120 degrés avant d’être refroidies et mises sous vides pour qu’enfin on puisse en extraire leur huile dans le laboratoire aseptisé où des chimistes s’affairent en combinaisons blanches. L’installation compte aussi un parc solaire et une station de purification des eaux. «Tout est produit sans pesticide, selon les standards internationaux de l’agriculture biologique», assure le directeur de production.
A LIRE AUSSI
Cannabis médical : dis-moi weed
Dans le dernier sas du labo, Luisa, chimiste en chef, surveille les taux de cannabinoïdes des produits extraits. «Nous sommes obligés d’offrir des produits complètement stables et standardisés, pour assurer aux malades et aux médecins qu’ils auront toujours à leur disposition le même produit», souligne Alvaro Torres. Ce qui n’est pas forcément le cas des produits artisanaux de plus en plus répandus en Colombie mais vendus souvent au marché noir.
Khiron est une des grosses entreprises – mais pas la seule – qui a parié en Colombie sur le cannabis médicinal. Selon une étude publiée fin 2019, le secteur pourrait générer plus de 40 000 emplois d’ici à 2030. De nombreux acteurs économiques imaginent que cet or vert pourrait accélérer la réactivation économique post-pandémie.
Sauf que monter de telles entreprises dans un pays où le thème est encore largement tabou, et sachant que la législation colombienne avance à pas très lents, n’est pas si simple. «On ne dit plus marijuana, mais cannabis thérapeutique», ont insisté à maintes reprises nos interlocuteurs… Car on ne passe pas inopinément de gros producteur de drogues illégales (la Colombie reste le premier producteur mondial de cocaïne et plus de 500 tonnes de marijuana y ont été saisies en 2019) à celui de champion de ce nouveau marché mondial qui pourrait atteindre des dizaines de milliards de dollars en 2025.
Pour 2020, l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) a ainsi autorisé la Colombie à produire 56 tonnes de cannabis à fort taux de THC à usage thérapeutique, un des quotas les plus élevés du monde que le gouvernement répartit ensuite aux entreprises qui en font la demande.
«Mango Biche»
A l’Institut colombien agricole (ICA) de Bogotá, le bureau du directeur «graines et semences» croule sous les centaines de dossiers marqués «cannabis», autant de demandes de licences pour la production, la culture, la vente, l’importation ou l’exportation de graines dûment certifiées ou pour faire de la recherche. «C’est une avalanche», soupire Alberto Rosero, qui explique que plus de 300 entreprises ont d’ores et déjà pu certifier leurs graines. Certaines ont des noms évocateurs comme les classiques «Mango Biche», «Santa Marta Gold», «Punto Rojo», bien connues des consommateurs de marijuana illégale en Colombie, d’autres des codes plus obscurs comme le TA-3-008. Il faut aussi obtenir diverses autorisations auprès des ministères de la Santé et de la Justice ainsi qu’un quota de production avant de se lancer dans la culture. Si la production dépasse le quota autorisé, l’entreprise est obligée de détruire le surplus sous la vigilance de la police antidrogue.
A LIRE AUSSI
«On vante la « start-up nation », mais là on est plutôt à l’époque des dinosaures»
«Il n’est pas facile pour un petit producteur de passer de la culture illégale à la culture légale», souligne un biologiste qui travaille dans le secteur. «Les autorisations de culture ne sont données que pour des terrains où l’on peut prouver qu’il n’y a pas eu de cultures illégales», précise Rodrigo Arcila Gómez, président de l’Association colombienne des industries de cannabis (Asocolcanna). La plupart des grosses entreprises à vocation industrielle installent donc leur plantation d’or vert dans des lieux qui ne sont pas forcément ceux où on a l’habitude de planter du cannabis. La région du Tolima pour Khiron ou encore celle du Boyacá à plus de 2 600 mètres d’altitude dans les Andes où l’entreprise Clever Leaves a installé ses serres. L’avantage en Colombie, c’est que l’ensoleillement est maximal tandis que les coûts de production sont très bas…
La plupart des banques colombiennes octroient cependant difficilement des prêts dans ce secteur et nombre de nouveaux entrepreneurs se sont vu geler leurs comptes personnels… Dans ces conditions, les petits producteurs ont peu de chance de réussir à s’introduire sur le marché et seules les entreprises capables de trouver des fonds à l’étranger ou avec une ambition industrielle semblent pour l’instant en mesure de se faire une place au soleil qui pourrait leur rapporter gros. «Nous avons levé 100 millions de dollars», s’enorgueillit le PDG de Khiron, dont l’entreprise, cotée en Bourse, est désormais essentiellement canadienne, un des pays les plus avancés dans le secteur. «A peine 10 % des licences obtenues pour la culture, la transformation et la commercialisation des produits dérivés de cannabis sont réellement fonctionnelles en Colombie, calcule Rodrigo Arcila Gómez. Asocolcanna rassemble 35 entreprises dont seulement une vingtaine ont vraiment avancé dans leur culture.»
L’autorisation depuis mars dernier de vendre en pharmacie, sur ordonnance, des médicaments produits localement à base de cannabis avec un taux de THC supérieur à 0,2 % change peu à peu les perspectives. «C’est surtout une question d’éducation, souligne Alvaro Torres. Il faut convaincre les médecins, les malades, la société.»
Les laboratoires de Khiron, où est réalisée l’extraction de l’huile de cannabis. Photo Nadège Mazars
Pour ce faire, Khiron s’est offert à Bogotá une clinique spécialisée en cannabis médicinal : les médecins sont formés, et les patients se voient proposer plusieurs alternatives en fonction de leurs pathologies. Les préparations contiennent soit seulement du CBD, soit un mélange de CBD et de THC, soit surtout du THC, explique le docteur Jorge Patiño, spécialiste notamment des douleurs chroniques, qui souligne que le cannabis médicinal est une thérapie complémentaire «qui ne soigne pas» mais soulage. Par exemple, les nausées causées par les chimiothérapies, des douleurs insupportables après des traumatismes graves ou encore l’anorexie en stimulant l’appétit. Le neuropsychiatre Juan Manuel Orjuela l’utilise comme alternative thérapeutique pour environ 30 % de ses patients, notamment dans les troubles de l’anxiété.
Signe que le tabou s’efface peu à peu, le cannabis sous d’autres formes – notamment dans des produits cosmétiques ou des tablettes de chocolat -, s’affiche désormais un peu partout en Colombie. Dans les marchés artisanaux, mais aussi les centres commerciaux de luxe, sous des emballages très chic qui banalisent les longues feuilles emblématiques. Pas complètement cependant : le Congrès colombien vient de refuser pour la deuxième fois de légaliser le cannabis à usage récréatif.
Anne Proenza Envoyée spéciale à Doima (Colombie)