A l’aube d’entamer sa troisième année, la phase de test du cannabis thérapeutique en France souffre déjà de problèmes d’approvisionnement. Nicolas Authier, médecin psychiatre au CHU de Clermont et spécialiste de l’usage médical de la plante rappelle que cette situation est avant tout un risque pour les patients.
L’amère «beuhère». Six mois après l’annonce de la prolongation d’un an de l’expérimentation française du cannabis médical, le brouillard s’épaissit et les craintes des patients se confirment. Le médicament le plus délivré jusqu’alors depuis le 27 mars 2021, date du début de l’expérimentation, vient à manquer : une huile chargée en cannabidiol, le CBD, la molécule active et non psychotrope du chanvre. Fabriquée par un producteur canadien, elle est ensuite acheminée dans les officines du pays via un distributeur français. Et le lundi 27 mars, les distributeurs ont signalé qu’ils mettaient un terme aux livraisons. Une situation liée au système même qui régit l’expérimentation, basé sur un appel d’offres spécial, composé de binômes fournisseurs-distributeurs qui assurent la fabrication et l’approvisionnement à titre gratuit des médicaments. En prolongeant d’un an la phase de test, l’Etat, qui n’a pas assuré ses arrières, semble avoir un peu trop compté sur la générosité des producteurs étrangers.
Pour Nicolas Authier, médecin psychiatre au CHU de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), spécialisé en pharmacologie et addictologie, cette situation représente avant tout un «risque pour les patients». L’ancien président du Comité scientifique spécialisé temporaire chargé de l’expérimentation du cannabis médical dans le pays fait le bilan après deux ans de test et dénonce la réponse des autorités sanitaires face au manque de stock.
Quelques jours après avoir entamé sa troisième année, dans quel état se trouve le dispositif prévu pour l’expérimentation ?
Nous sommes face à un problème qui n’est pas lié aux médecins ou aux pharmaciens, mais à la fourniture des médicaments. Depuis lundi 27 mars, des pharmaciens reçoivent des messages de fournisseurs qui leur expliquent qu’ils ne peuvent plus les approvisionner en un certain type de médicament, la forme la plus prescrite de l’expérimentation, l’huile de CBD à 50mg/ml et dosée à 0,3% de THC (Tétrahydrocannabinol). Cette huile fabriquée par un producteur de cannabis au Canada passe par un distributeur français et le binôme a décrété la fin des livraisons. Cette situation résulte de l’appel d’offres qui a été fait spécialement pour l’expérimentation, avec six binômes fournisseurs-exploitants qui réalisent à titre gratuit l’approvisionnement en médicaments. Or, la période prévue de test était initialement pour deux ans. Plus on la prolonge dans la durée, plus on met l’expérimentation en difficulté. On risque de se diriger vers un échec qui serait administratif et non médical. C’est malheureux de se retrouver au premier jour de la troisième année et de constater que les questions liées aux produits et à leur fourniture n’ont toujours pas été réglées.
Quel est le risque de ce manque de médicaments pour les patients ?
On utilise cette huile notamment dans la spasticité musculaire et le traitement de la douleur. Dans ma patientèle, une vingtaine de personnes prennent cette huile. C’est le médicament avec lequel on commence toujours les traitements. Il nous permet de voir ce qu’on obtient sur la douleur en y ajoutant progressivement du THC. C’est une bonne jauge de départ. La première ordonnance qui a été retoquée dans mon service concerne une patiente que je traite, qui souffre de contraction musculaire après un traumatisme de la moelle épinière consécutif à un accident de cheval. Elle ne tolère pas bien le THC, mais supporte bien le CBD avec une posologie élevée de 400mg/ml par jour. Grâce au traitement, elle a pu retrouver une activité physique importante et elle va mieux depuis un an et demi. Du jour au lendemain, je n’ai plus rien à lui proposer, à part dans le pire des cas de l’Epidiolex prescrit pour l’épilepsie.
Quelle a été la réponse des autorités sanitaires face au manque de stock ?
Au courant de l’absence de livraison de cette huile, les autorités sanitaires nous ont précisé en début de semaine qu’on pouvait proposer une autre formule, chargée à 20 mg/ml de CBD et à 1 mg/ml de THC. Ce n’est donc plus le même médicament à proposer aux patients. Pour ceux qui sont stabilisés, cela fait courir le risque de perdre l’effet pharmaceutique obtenu, de voir apparaître de nouveaux effets indésirables et d’entraîner du stress. Dans cette expérimentation, on a intégré des patients qui n’ont plus d’alternative thérapeutique, avec des souffrances chroniques et sévères. La raison d’être de l’expérimentation est de soigner les malades, pas juste de s’amuser en expérimentant des choses. On a appris aux médecins à prescrire dans ce sens-là, en leur disant de commencer par le CBD. Et là, on va devoir faire d’entrée de jeu avec une formule contenant 1% de THC. Pour un pays qui est tétanisé par cette molécule, avec un gouvernement qui ne la voit que d’un mauvais œil, c’est une réaction très étonnante de la part des autorités.
Quelles ont été les raisons qui ont poussé l’Etat à décider de prolonger la phase de test plutôt que la généralisation de l’usage du cannabis médical en France ?
Une des raisons affichées était la question des médecins généralistes. Les relais au sein de la médecine générale doivent encore se mettre en place progressivement, cela prend du temps. C’est une situation qui peut s’expliquer en partie par les contraintes liées à l’expérimentation, telles que l’obligation de suivre une formation en ligne et de tenir un registre quand bien même la prescription de cannabis médical ne va concerner qu’un patient. Cela peut être décourageant ou démotivant pour le professionnel de santé. Mais une fois que le médicament passe dans le droit commun, les médecins s’en saisiront, cela ne fait aucun doute.
L’autre raison évoquée était que l’expérimentation n’avait pas atteint la barre des 3 000 patients inclus. Aujourd’hui, la barre des 2 700 personnes à avoir participé au programme a été franchie. Actuellement, 1 600 patients sont en cours de traitement. Ce chiffre de 3 000 patients inclus n’a jamais été un objectif, mais une taille d’expérimentation avec un calibrage financier adapté. La réussite du projet n’a jamais été tributaire du nombre de patients inclus. Enfin, la France n’était pas prête à faire entrer dans le droit commun ces produits pharmaceutiques, car les arbitrages concernant les statuts et la question du potentiel remboursement n’ont pas eu lieu. La prolongation d’un an du projet d’expérimentation décidée par le ministère de la Santé en septembre n’avait pas vocation à montrer que le dispositif était opérationnel. Cela a été déjà montré via un rapport adressé au Parlement par le ministère de la Santé qui soulignait que le traitement avait permis une amélioration de la qualité de vie pour 70% des patients.
Quel doit être le statut de ces médicaments selon vous ?
Plusieurs statuts sont possibles : mais ce qui est important, c’est qu’on puisse prescrire ces médicaments en les personnalisant pour chaque patient, car on se rend compte qu’il n’y a pas une posologie bien fine et déterminée pour traiter chaque symptôme. D’un patient à l’autre, il faut parfois faire une prescription sur le THC, le CBD, parfois les deux, l’adapter. Plusieurs statuts sont en discussion, mais c’est presque secondaire. Le cannabis médical pourrait bénéficier d’un statut ad hoc. Tout est sur la table, mais on attend ces arbitrages pour le mois d’avril. Si rien n’est décidé avant l’été et que le projet n’est pas intégré dans le prochain PLFSS, on risque fort de ne pas voir la généralisation du cannabis médical dans le pays.