La généralisation de l’usage médical du cannabis, pourtant attendue, n’a pas été actée dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2024. De quoi désespérer la filière française, qui fonde de grands espoirs sur le marché national.
L’attente est longue quand on souffre. Voilà six ans que Mado Gilanton, bientôt septuagénaire, soulage les douleurs aiguës que génère la maladie rare dont elle est atteinte avec du cannabis. Six ans qu’elle s’en procure clandestinement, car rien d’autre n’arrive à éteindre le feu des brûlures qu’elle ressent dans tout le haut du corps à cause d’une anomalie de sa moelle épinière. Elle trouve son « herbe » comme elle peut et s’en prépare une mixture, en la mélangeant à de l’huile de coco, dont elle prend, le soir, une petite cuillère en cas de crise aiguë : « Ça suffit à calmer la douleur, rien ne me soulage aussi efficacement », dit-elle.
A l’occasion du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2024, Mado Gilanton espérait que le recours au cannabis thérapeutique serait enfin généralisé en France et qu’elle pourrait ainsi se soigner sans se cacher. Mais le texte présenté ce 27 septembre en conseil des ministres ne contient aucune ligne budgétaire consacrée au sujet. L’examen des articles à l’Assemblée nationale dans les prochaines semaines pourra éventuellement permettre de l’amender, mais sans certitude pour l’instant.
Dans ce contexte, au-delà de Mado Gilanton et de patients qui attendent, comme elle, c’est toute une filière économique française qui retient son souffle et qui redoute de ne jamais pouvoir prendre son envol sur ce marché domestique pourtant prometteur, puisqu’il pourrait concerner à terme jusqu’à 500 000 patients, voire davantage. Ce qui en ferait, avec l’Allemagne, le plus gros marché en Europe.
SUJET TROP PASSIONNEL
Pour 2024, l’administration de la Sécurité sociale avait pourtant chiffré le coût de cette généralisation et transmis ses calculs à Matignon. Dans l’hypothèse d’un taux de remboursement de 30 %, elle estimait la dépense à 120 millions d’euros pour le budget de l’Assurance-maladie. Mais d’autres critères ont manifestement pesé dans les arbitrages, témoignant de la difficulté de faire bouger les lignes sur la question du cannabis en France, pourtant le pays le plus consommateur en Europe.
« Il faut bien comprendre que, depuis plus de cinquante ans, il y a une panique morale en France autour du cannabis : c’est une drogue, donc c’est considéré comme mal, et le logiciel français en la matière, c’est la prohibition et la répression, regrette Marie Jauffret-Roustide, sociologue et chercheuse à l’Inserm. L’épouvantail des dangers que le cannabis peut représenter fait écran à tout débat, même s’il s’agit de soulager des patients. »
Médecin psychiatre et pharmacologue, président du comité scientifique de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) sur le cannabis médical, le professeur Nicolas Authier déplore que le sujet soit aussi passionnel. « On ne fait pas autant d’histoires pour la prescription de fentanyl ou de lithium, dont une erreur de posologie peut être létale. Il y a, regrette-t-il, beaucoup de fantasmes et de dogmatisme sur ce sujet du cannabis médical. »
La molécule à l’origine des crispations, c’est le THC, ou delta-9- tetrahydrocannabinol. Le cannabis contient naturellement, en effet, deux composés actifs principaux : le THC et le CBD, ou cannabidiol. Les deux agissent sur le cerveau, mais c’est le THC qui produit les effets psychotropes, ou« planants ».
DEMANDE CROISSANTE
Riche en THC et recherché pour les sensations qu’il procure, le cannabis dit « récréatif » est donc classé comme stupéfiant, sa consommation interdite en France et sa vente illégale. A l’inverse, le cannabis dit « bien-être » ou CBD, dépourvu de THC et prisé pour ses propriétés relaxantes, est distribué en vente libre.
Le cannabis à usage médical contient, lui, des teneurs variables de CBD et de THC, adaptées aux symptômes à traiter. Ses indications sont multiples (douleurs neuropathiques, effets secondaires en oncologie, spasmes musculaires, épilepsie…), et il doit être prescrit par un médecin, délivré sous forme d’huiles, de gélules ou de fleurs séchées à vaporiser de qualité pharmaceutique. De plus en plus de pays en légalisent l’usage, répondant ainsi à une demande croissante des patients.
La Californie a été la première à en autoriser l’accès aux malades en 1996, le Colorado a suivi en 2000, puis le Canada en 2001, les Pays-Bas en 2003, Israël en 2006, l’Italie en 2013, ou encore l’Allemagne en 2017. A ce jour, une vingtaine de pays en Europe ont rejoint cette liste, chacun avec ses règles propres, plus ou moins restrictives.
En France, il a fallu attendre 2018 pour que le sujet émerge véritablement dans le débat public, et trois ans de plus avant que s’ouvre, en 2021, une expérimentation de délivrance de cannabis médical à 3 000 patients atteints de cinq pathologies graves et en impasse thérapeutique. Evaluée au bout de deux ans, l’expérimentation a montré une amélioration significative des symptômes, pas d’effets secondaires inattendus, et surtout ni abus dans les usages ni dépendance.
« UN CHEVAL DE TROIE »
« Les résultats sont bons, pourquoi tergiverser ? », s’impatiente Frantz Deschamps, président de Santé France Cannabis, l’organisation professionnelle qui fédère une trentaine d’acteurs économiques de la filière en France. Parce que l’intérêt médical du cannabis ne serait pas « scientifiquement établi », plaident les Académies de médecine et de pharmacie, farouchement opposées à sa généralisation : « On a peu d’études valides et ce dont on dispose montre une efficacité faible à très faible », explique le professeur Jean-Claude Alvarez, pharmacologue et membre des deux académies.
S’il reconnaît des effets modestes, le professeur Nicolas Authier défend pourtant l’utilité de cette option thérapeutique, un « outil pharmacologique en plus », dit-il, pour soulager des patients réfractaires aux traitements disponibles. En décembre 2018, le comité d’experts mis en place par l’ANSM avait d’ailleurs jugé pertinent d’autoriser son usage, après avoir auditionné sociétés savantes, patients et professionnels de la santé. Par ailleurs, l’opinion semble acquise, puisque plus de neuf Français sur dix (91 %) se disent favorables à la prescription de médicaments à base de cannabis « par les médecins dans le cadre de certaines maladies graves ou chroniques » (« Enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes », OFDT 2019).
Son caractère stupéfiant rend néanmoins le sujet hautement inflammable. « Ne soyons pas naïfs : légaliser le cannabis dit “thérapeutique” mène quasiment toujours à une légalisation, peu après, du cannabis dit “récréatif” !, enchaîne le professeur Jean-Claude Alvarez. C’est un cheval de Troie. » Si la Californie, le Colorado ou le Canada ont effectivement suivi ce chemin du médical vers le récréatif, le lien n’est pas pour autant systématique. Israël, qui autorise le thérapeutique depuis 2006, prohibe toujours l’usage récréatif et encadre très strictement la délivrance des produits. L’objectif étant d’éviter les détournements d’usage qu’ont pu connaître certains Etats d’Amérique du Nord, où le cannabis médical, mal régulé, a en partie bénéficié au récréatif.
« C’est tout l’avantage, paradoxalement, d’arriver après les autres : on bénéficie de leur retour d’expérience, analyse, philosophe, Hugues Péribère, fondateur d’Overseed, une entreprise de biotechnologie française qui mène depuis trois ans des recherches sur le développement de médicaments et n’attend plus que le feu vert français pour se lancer sur le marché. En observant ceux qui ont déjà sauté le pas, on voit les erreurs à ne pas faire : en Allemagne, par exemple, on se rend compte que 2 % seulement des médecins prescrivent du cannabis, parce qu’ils manquent de formation sur le sujet, ce qui a freiné l’accès de patients pourtant très demandeurs. »
« MARCHÉ TRÈS ATTRACTIF »
La filière française observe néanmoins le potentiel du cannabis médical avec appétit : « En Allemagne, quelque 150 000 patients bénéficient de cannabis thérapeutique, mais, à terme, c’est 1 % de la population, donc 800 000 Allemands, qui pourrait être concerné », poursuit Hugues Péribère.
« C’est un marché très attractif », confirme Matthias Bucher, associé chez Cepton Strategies, un cabinet de conseil consacré à la santé. « En France, si l’on retient les cinq indications thérapeutiques de l’expérimentation, on estime son potentiel à 600 millions d’euros, c’est tout sauf négligeable.
Après, il faut voir à quelle vitesse les produits seront adoptés par les médecins et les patients. Ça dépendra de la complexité de la prescription et de la facilité d’accès au produit, de son prix et de son niveau de remboursement, mais aussi de son circuit de distribution. Si on inclut d’autres indications comme la maladie de Parkinson, l’autisme, le glaucome… le volume du marché français sera d’autant plus important. »
Ancien directeur général de Curaleaf France, géant américain du cannabis, Francois-Xavier Nottin reste néanmoins prudent sur les perspectives de court terme : « L’Europe avance beaucoup plus doucement que les Etats-Unis sur le sujet, à cause de réglementations restrictives et des représentations qui pèsent sur le produit. Pour l’instant, les ventes y restent très confidentielles en comparaison de l’Amérique du Nord. C’est un marché à dix ans, pas encore mûr. »
Pour l’instant, les plus grands laboratoires pharmaceutiques mondiaux ne s’y sont pas précipités et laissent la place à des fournisseurs de plus petite taille, exception faite des quelques « géants » du cannabis nés en Amérique du Nord au début des années 2000, tels que Curaleaf, Tilray, Aurora ou Canopy Growth, qui proposent tout aussi bien aujourd’hui du médical que du récréatif.
INVESTISSEURS DURS À CONVAINCRE
Un mélange des genres dont la France veut justement se démarquer. Sa filière est composée d’entreprises de biotechnologie, de semenciers, d’experts en sciences du végétal, de développeurs de produits actifs ou de laboratoires pharmaceutiques, jeunes ou déjà installés, comme Boiron, qui souhaite diversifier avec le cannabis médical une offre fragilisée en 2020 par le déremboursement de l’homéopathie.
Pour trouver leur place sur ce marché déjà bien occupé, tous misent sur une approche strictement médicale et surtout sur une démarche d’innovation pharmaceutique : « En France, explique Frantz Deschamps, on a une expertise sur toute la chaîne de valeur, de la plante au patient. Mais on veut aller plus loin, travailler sur la génétique, mieux caractériser les produits, lancer des essais cliniques pour mieux en valider les effets, proposer des nouvelles formes galéniques [formes du médicament], il y a encore beaucoup à inventer. » L’incertitude réglementaire reste néanmoins lourde à porter. « Lever des fonds sans visibilité est compliqué pour beaucoup d’entre nous et freine nos investissements », ajoute-t-il, rappelant qu’à ce jour seule une poignée d’acteurs disposent en France d’une autorisation de culture de cannabis pour faire de la recherche-développement.
« C’est une filière en train de se construire, c’est normal qu’il y ait du flottement », tempère Quentin Beauvais. Ce trentenaire breton, qui a fondé avec son frère l’entreprise Chenevia en 2020 pour produire et distribuer des fleurs de CBD, compte aujourd’hui développer des produits à visée thérapeutique avec un associé pharmacien. Actuellement en pleine levée de fonds, il reconnaît que, dans le contexte, les investisseurs sont difficiles à convaincre. « Le cannabis, dit-il, c’est la filière du “si” ! Entre le cannabis bien-être et le cannabis thérapeutique, ça fait trois ans qu’on gère en France des hypothèses et une insécurité juridique permanente. »
Mais il reste optimiste et refuse de croire que la France puisse rester en marge de ce marché émergent : « On ne peut pas être les seuls en Europe à lui tourner le dos, ça n’aurait pas de sens ! », dit-il. Et il espère encore pouvoir, un jour, offrir une solution à sa grand-mère, qui souffre de la maladie de Parkinson : « Aujourd’hui, plus aucun opioïde ne la soulage, on fait comment ? »