La Tribune
Entreprises, jeudi 28 janvier 2021
Par Marie Lyan | 27/01/2021, 17:30 | 1759 mots
Exclusif. Alors que 2021 marque le déremboursement officiel de l’homéopathie, ainsi que le démarrage d’un PSE de 546 postes sur le sol français, le laboratoire lyonnais Boiron veut toutefois rebondir. Et pourquoi pas sur un volet où l’attendait moins : celui du cannabis à usage thérapeutique. Valérie Lorentz-Poinsot, directrice générale des laboratoires Boiron, revient sur sa récente alliance avec le seul acteur européen qui maîtrise l’ensemble de cette chaîne, Emmac Life Sciences. Avec un objectif : participer à un projet exploratoire conduit par l’ANSM, sur une durée de deux ans.
LA TRIBUNE AUVERGNE RHONE ALPES – Vous venez de clôturer un exercice 2020 complexe, à l’aube du déremboursement de l’homéopathie prévu à compter du 1er janvier 2021 (mais annoncé depuis 2018), où vous aviez annoncé un plan social à venir de 546 postes…
Valérie Lorentz-Poinsot – « Nous avons clôturé en cette fin d’année notre chiffre d’affaires pour 2020, mais les résultats consolidés du groupe seront communiqués à la mi-mars. On voit que durant cet exercice, le groupe a fait preuve d’une très grande résilience.
« Car nous avons à la fois dû gérer trois crises durant cette année : à la fois une campagne de dénigrement de l’homéopathie, la préparation d’un plan social à venir, ainsi que la crise du Covid. »
Nous terminons 2020 avec un chiffre d’affaires à -7,8 %, ce qui démontre bien la résilience de l’entreprise. Nos résultats sont cependant assez contrastés, puisque nos ventes en France chutent de -11%, tandis que dans d’autres pays, comme l’Amérique du Nord ou le Brésil, nous avions une croissance de + 14 %.
Cela démontre bien toute l’influence de la campagne de dénigrement que nous avons subi, mais aussi que l’homéopathie demeure un axe thérapeutique dans lequel il faut croire, demandé par des patients du monde entier ».
Cette décision a pris une tournure particulière pour vous, à l’heure où le gouvernement français parle de « made in France » et de relocalisation ? Vous aviez même déposé en fin d’année un recours au Conseil d’État, qui n’a finalement pas abouti…
« Nous sommes une entreprise qui produit effectivement 100% de nos produits homéopathiques en France dans notre site de Messimy, dans l’Ouest lyonnais, y compris pour les marchés étrangers. Auparavant, nos ventes en France représentaient 60 % de nos volumes, et nous sommes descendus à 50 % aujourd’hui. Nous avons tout de même perdu près de 100 millions d’euros depuis 2018, ce qui est énorme.
« Être leader mondial n’a pas été aidant au sein de notre pays d’origine. C’est quelque chose de bien navrant, d’autant plus que les Français sont attachés à l’homéopathie. »
C’est pour moi à mon sens une erreur politique majeure, ainsi qu’un non-sens en termes de finances publiques, puisqu’on peut rappeler qu’en vertu de la franchise médicale, l’homéopathie représentait l’an dernier un coût neutre pour l’assurance-maladie. »
Vous aviez annoncé, en vertu de la chute des ventes attendue sur le marché français, un plan social dès l’an dernier, qui doit se concrétiser en 2021 ? Où en êtes-vous justement en matière de calendrier et quels vont en être les impacts concrets au sein des territoires ?
« Nous avons finalisé début novembre les négociations avec les représentants des organisations syndicales, qui ont signé un projet d’accord majoritaire.
« Ce déremboursement va nous conduire à mener un plan de réorganisation conséquent, puisque nous allons devoir licencier 546 personnes et 12 sites en France (sur 2.500 salariés et 27 sites que compte le groupe à travers l’Hexagone, ndlr). »
Il s’agit principalement de fonctions logistiques et de distribution qui sont supprimées, avec une réorganisation des forces commerciales. Nous avons commencé à fermer nos premiers sites, avec la semaine dernière, le site de Belfort, puis demain celui de Pau, et la semaine prochaine de Brest…
En parallèle, nous avons prévu la création de 122 emplois, principalement dans le secteur commercial, mais il est difficile de dire à un salarié de quitter Pau pour aller travailler Messimy… Les équipes concernées ne sont pas nécessairement mobiles. En Auvergne Rhône-Alpes, ce plan va se traduire par la fermeture du site de Grenoble essentiellement, tandis que des activités vont être réorientées sur le site près de Lyon, où nous employons déjà près de 950 personnes. »
Quel sera pour votre groupe le coût final de ce PSE ainsi que les économies espérées ?
« Aujourd’hui, ce PSE est entièrement validé et estimé à 64 millions d’euros, dont 59 millions avaient fait l’objet d’une provision sur l’exercice 2020. L’ensemble de cette somme sera décaissée sur l’exercice 2021.
« Cela doit nous permettre de réaliser, tout confondu, près de 30 millions d’euros d’économies, mais pas avant l’exercice 2022. »
Vous venez d’annoncer un accord avec le laboratoire britannique Emmac Life Sciences, qui est aujourd’hui le seul acteur européen maîtrisant l’ensemble de la chaîne de valeur du cannabis à usage thérapeutique. Que souhaitez-vous développer à travers ce nouveau partenariat inattendu ?
« Pour nous, le cannabis est une plante, tout comme Boiron connait et utilise aussi d’autres plantes telles que l’arnica, l’opium, ou encore le coca… Nous manipulons en réalité des stupéfiants tous les jours, et nous connaissons les propriétés des plantes.
« Le cannabis a d’ailleurs été dans notre nomenclature et nous sommes convaincus de son intérêt dans le domaine de la santé publique pour traiter certaines pathologies et douleurs chroniques. »
Mais il est cependant important pour nous de confier cette mission à des organismes sérieux, qui soient un gage de qualité. C’est pourquoi nous nous sommes alliés avec le Laboratoire Emmac Life Sciences, qui est un acteur indépendant ayant passé un contrat avec l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) afin de participer à l’expérimentation qui va démarrer en mars prochain en France, auprès de 3.000 patients.
L’objectif étant de mesurer les effets et l’impact d’une prise en charge avec du cannabis thérapeutique sur certaines pathologies, au moyen de gélules contenant de l’huile de cannabis à un dosage très précis et de manière documentée. »
Le cannabis à usage thérapeutique est un produit encore non-autorisé en France, mais il est dans plusieurs autres pays d’Europe ou d’Amérique du Nord. Faut-il voir dans cette expérimentation une porte ouverte à son usage en France, et sous quelles conditions ?
« Aujourd’hui, la réglementation est différente en fonction des pays mais globalement, la France reste l’un des derniers à ne pas avoir encore autorisé son usage.
« Cette plante est notamment déjà utilisée dans d’autres pays, dans le cadre de soins palliatifs ou en cancérologie, etc. C’est pourquoi la France a décidé de mener une étude de 24 mois pour voir comment cette filière peut fonctionner tout en assurant sa sécurité. »
Car il existait une peur concernant la gestion de cette chaîne de distribution ainsi que les effets secondaires potentiels.
Notre partenaire Emmac sera chargé de fournir la matière première, tandis que nous sommes inscrits au rang de fournisseur suppléant, ce qui signifie que l’ANSM pourrait faire appel à nous si elle le souhaite, en vue de garantir dans un premier temps la chaîne de distribution et de jouer un rôle de pharmacovigilance.
« À travers ce projet, nous préparons quelque part l’avenir, alors que la filière du cannabis s’apprête à se développer. Nous pensons que nous sommes un acteur complètement légitime pour en faire partie. »
Sous quelle forme envisageriez-vous de fournir ce cannabis thérapeutique, à terme, au sein de vos activités ?
« Pour nous, le cannabis demeure une plante, et si l’on doit faire un parallèle avec l’arnica, nous sommes déjà capables de produire à la fois de la teinture mère, de la plante en dilution etc. Tous les champs du possible sont donc ouverts. »
Nous ne pouvons pas en dire plus aujourd’hui, mais nous aimerions nous placer comme un acteur de qualité, qui se positionne à la fois dans le respect de la plante et de l’individu. »
Concrètement, pourriez-vous commencer à produire en France cette substance pour d’autres marchés ?
« Certaines jurisprudences nous autoriseraient à le faire, mais nous préférons attendre l’autorisation de mise en marché de l’ANSM. »
En dehors de cette annonce, comment voyez-vous l’avenir de l’homéopathie ainsi que la déclinaison de votre offre ? Votre gamme de produits homéopathiques est appelée à demeurer inchangée malgré le déremboursement ?
« Nous allons continuer à développer de l’homéopathie et nous avons bâti un plan de relance en interne, qui va miser sur des innovations, comprenant à la fois de nouvelles autorisations de mise en marché, ainsi que des nouveautés sur le terrain de nos tubes et doses, et la commercialisation de nouveaux packs de trois à quatre tubes, regroupant certains de nos produits (Arnica, Passiflora, etc).
Une première campagne TV à destination du grand public a été lancée et nous allons travailler à aider les pharmacies à rendre notre offre plus visible et accessible, avec des prix attractifs.
« Nous avons par exemple choisi de laisser nos flacons à un prix en dessous des trois euros, ce qui est assez rare pour un produit déremboursé. Nous conserverons pour l’instant l’ensemble de nos références, afin de pouvoir répondre aux besoins des médecins homéopathes, qui accompagnent les patients à travers une médecine globale et individualisée. »
C’est pourquoi nous avons conservé une quinzaine de sites préparatoires sur l’ensemble de la France, chargés de fournir nos préparations magistrales. »
Pensez-vous qu’à terme, l’avenir de l’homéopathie soit menacé par ce déremboursement ?
« Je me suis battue contre cette décision de déremboursement, car certains médecins, qui ont tendance à prescrire des médicaments remboursés, pourraient demain avoir recours à des produits plus coûteux, mais qui demeurent pris en charge.
D’un autre côté, je pense aussi que la société va s’habituer progressivement à se faire prescrire des médicaments non-remboursés. Aujourd’hui, on se rend compte que beaucoup de médicaments sont déjà déremboursés et que les médecins prescrivent eux aussi des compléments alimentaires et des médicaments non-remboursés.
D’autant plus que l’on voit apparaître certaines mutuelles, à l’image du lyonnais Alptis, qui ont fait le pari, il y a deux ans, de se saisir de cette décision pour proposer eux-mêmes le remboursement de l’homéopathie. Et l’on sait aujourd’hui qu’il est très simple de changer de mutuelle…
Je crois que l’homéopathie restera donc une part prépondérante de notre activité, même si nous développerons également un second pilier, qui sera constitué des extraits de plantes, probiotiques, et compléments alimentaires qui constitue également des axes thérapeutiques d’avenir, où notre laboratoire peut proposer un gage de sérieux et de qualité. »
Source : Latribune.fr