Les échoppes de produits à base de cannabidiol, le cannabis « bien-être », ouvrent à tour de bras dans l’Hexagone. Notamment depuis que la justice européenne a affirmé, le 19 novembre, que la France ne pouvait pas interdire la commercialisation de cette molécule.
Par Laurence Girard et Cécile Prudhomme
Publié le 26 décembre 2020
Ils s’appellent Green Heaven, Deli Hemp, Kandy Shop, Frenchy Freeze, FoxSeeds ou encore Le Lab du Bonheur, et ouvrent à tour de bras des boutiques dans de grandes villes comme Paris, Bordeaux, Marseille ou Lyon. Infusions, cosmétiques et fleurs de cannabis « 100 % légal », comme ils l’indiquent fièrement sur leur devanture. Les boutiques de CBD – pour « cannabidiol », molécule extraite de la plante de cannabis – fleurissent comme, avant elles, les magasins de cigarette électronique et les bars à ongles. Bien souvent sur des petits emplacements. Discrets, juste ce qu’il faut.
Pour ce genre de projet, le téléphone de Kevin Uzan, cofondateur de Commerce Immo, agence spécialisée en immobilier commercial, n’arrête pas de sonner. « Sur 100 appels par jour, on en reçoit 10 à 15 concernant la recherche de locaux commerciaux pour du CBD dans Paris. Ils cherchent des quartiers bobos, comme République, Bastille, le Marais, Saint-Germain, Saint-Michel », indique M. Uzan.
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Chez Green Vallée, installé en septembre dans le 15e arrondissement de Paris après avoir ouvert en février dans le 17e, on vend « tout ce qui est à base de CBD ». Des produits « avec un taux de moins de 0,2 % de THC [molécule psychotrope du cannabis] qui ne sont pas considérés comme de la drogue, c’est la législation européenne. On n’a pas le THC, mais que le côté bien-être du cannabidiol », explique-t-on dans la boutique. Avant d’ajouter : « Mais on les déconseille quand même aux enfants. »
Mission d’information
Miels, infusions, cosmétiques, huiles, fleurs et résine « sans THC » sont rangés sur des étagères en bois ou dans des vitrines, comme dans les épiceries bio. Dans le bail des boutiques de CBD, l’activité commerciale s’intitule d’ailleurs « vente de produits biologiques », comme l’explique un agent immobilier, entretenant un flou juridique.
Depuis qu’il a appris l’existence d’un tel commerce dans son arrondissement parisien, « alimentant », selon lui, « sur sa vitrine la propagande en faveur de produits stupéfiants », Philippe Goujon, maire (Les Républicains) du 15e, ne décolère pas. « J’ai saisi les autorités judiciaires et policières. Je ne sais pas si je vais réussir mais je vais me battre pour qu’on fasse fermer cette boutique », lance cet opposant à une dépénalisation du cannabis.
Selon Aurélien Delecroix, président du Syndicat professionnel du chanvre (SPC), on dénombrait une centaine de boutiques en France avant qu’une interdiction du CBD soit prononcée en juin 2018. Leur nombre était ensuite retombé à une trentaine.
Miels, infusions, cosmétiques, huiles, fleurs et résine « sans THC » sont rangés sur des étagères en bois ou dans des vitrines, comme dans les épiceries bio
Il y en a désormais près de 300, dont une cinquantaine sous la franchise Deli Hemp. A l’époque, « on avait été débordés d’appels pour des surfaces de 20-25 mètres carrés, comme auparavant pour la cigarette électronique, raconte un agent immobilier. Ils avaient ouvert avant que la préfecture ne leur impose une fermeture administrative. Depuis deux mois, les appels ont repris et les ouvertures aussi. Les porteurs de projet nous disent qu’il n’y a pas eu de suite faute d’argument concret aux fermetures administratives ».
Le 19 novembre, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a conforté les espoirs des tenants de la libéralisation de ce marché, en décidant qu’un Etat membre ne peut pas interdire la commercialisation de cannabidiol légalement produit dans un autre Etat membre. De plus, « la CJUE a conclu que le CBD n’était pas un produit stupéfiant », se félicite Ludovic Rachou, trésorier du SPC. La CJUE avait été saisie en 2018 par la cour d’appel d’Aix-en-Provence à la suite de la condamnation de deux entrepreneurs marseillais qui avaient commercialisé une cigarette électronique à base de CBD sous la marque Kanavape.
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L’« affaire Kanavape », comme elle fut ensuite intitulée, marque le début d’un processus pour obtenir une décision qui fasse jurisprudence. Se créé alors le SPC, chargé de multiplier les actions de lobbying, notamment auprès des politiques. Il est aux manettes en juillet 2019 d’un colloque à l’Assemblée nationale sur le thème du « cannabis de bien-être », où est annoncée la création d’une mission d’information parlementaire sur tous les usages du cannabis (bien-être, thérapeutique et récréatif) dirigée par Jean-Baptiste Moreau, député (La République en marche) de la Creuse. Son rapport, attendu en décembre 2020, a été repoussé à début 2021.
« 1 milliard d’euros »
Pour le SPC, il s’agit de mettre en avant le potentiel de cette culture sur le territoire français et ses atouts écologiques. Mais il orchestre surtout les appétits des investisseurs qui souhaitent profiter de cette aubaine. Et ils sont nombreux, comme ils l’ont été de l’autre côté de l’Atlantique. La légalisation de la culture et de la consommation du cannabis au Canada, en octobre 2018, a suscité la mise en Bourse de jeunes pousses brassant des milliards de dollars, à l’exemple de Tilray, Canopy Growth, Aurora ou Cronos. Ces sociétés misent d’abord sur le cannabis thérapeutique en gardant en ligne de mire le marché du cannabis récréatif.
Des sociétés misent d’abord sur le cannabis thérapeutique, en gardant en ligne de mire le marché du cannabis récréatif
Même si la bulle spéculative s’est dégonflée au Canada, certains de ces acteurs souhaitent maintenant profiter de l’ouverture du marché européen, le CBD n’étant qu’une première étape de cette libéralisation avant la légalisation espérée de la molécule THC. Tilray a ainsi déposé sa candidature pour l’expérimentation du cannabis thérapeutique en France que le ministère de la santé va lancer en janvier. Il a investi au Portugal pour produire sous serres les plants desquels sera extrait le THC. Canopy Growth a acheté l’allemand C3 en 2019, et Aurora s’est implanté au Luxembourg.
En France, des sociétés se sont créées sur le marché du CBD et ont lancé leurs marques, à l’exemple d’Ho Karan dans les cosmétiques, ou de Rainbow avec ses marques Kaya (chewing-gums, bonbons et compléments alimentaires) et Peace and Skin (cosmétiques). M. Delecroix, du SPC, a, de son côté, fondé la société Green Leaf Company avec la marque Hello Joya revendue en 2019 au britannique Emmac. Ce dernier, qui ambitionne d’être leader européen du marché du cannabis thérapeutique et bien-être, a annoncé son intention de se coter au Nasdaq.
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« Le marché du CBD en France pourrait atteindre 1 milliard d’euros », estime M. Delecroix. A condition que la France adapte sa réglementation au regard de la décision européenne. Le phénomène rappelle à Emmanuel Cloërec, directeur associé d’EOL, spécialisé dans l’immobilier commercial, celui « des bars à sourire, dont c’était la grande mode il y a cinq ans, avant que la législation française ne considère cela comme un acte médical ».
Laurence Girard et Cécile Prudhomme
Source : Lemonde.fr