Le débat n’est pas neuf, mais un article de presse puis plusieurs déclarations de l’exécutif viennent de le relancer. Le cannabis français est-il plus chargé en tétrahydrocannabinol qu’avant, et donc plus fort ?
par Alexandre Horn
Bonjour,
Votre question porte sur le débat, relancé ces dernières semaines, autour de l’augmentation du taux de THC (tétrahydrocannabinol) dans le cannabis. Le 24 avril, dans une interview au JDD, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, déclarait : «Le cannabis est devenu une drogue dure. Tout le monde sait que le niveau de THC a augmenté de manière considérable.» Un sujet déjà abordé dans un article du journal le Monde le 12 avril : «Beaucoup plus fort en THC, le nouveau cannabis accroît le risque de dépendance.» L’article avait fait réagir les opposants à une approche répressive contre le cannabis. Notamment le spécialiste du droit de la drogue Yann Bisiou qui, dans un fil twitter, dénonçait un sujet «marronnier», qui revient régulièrement dans la presse. Il évoquait l’utilisation d’une méthodologie «bidon» ainsi que le fait que les différents articles ayant abordé le sujet ces dernières années relaient des chiffres de hausses du taux de THC incohérents entre eux. «C’est un discours stable qu’on retrouve depuis les années 1970 sans statistique fiable», proteste le juriste, contacté par CheckNews.
Le THC, pour tétrahydrocannabinol, est une substance chimique aux propriétés psychoactives. Il est présent naturellement dans la grande majorité des formes et variétés du cannabis. «Très concrètement, c’est lui qui génère l’effet de défonce, explique l’addictologue Jean-Pierre Couteron. Le taux de THC, c’est comme le taux d’alcool d’une boisson. Plus il est élevé, plus les effets sont forts. Donc oui il peut y avoir un risque plus élevé de réactions sérieuses s’il y a une fragilité préalable. Mais c’est une question de dosage, et en France la consommation diluée avec du tabac diminue les risques d’une certaine manière.»
L’analyse des saisies policières montre une augmentation
En France, les données sur le taux de THC du cannabis en circulation proviennent essentiellement du Service national de la police scientifique (SNPS) qui dépend du ministère de l’Intérieur. Les analyses sont faites à partir des saisies de produits réalisées par la police.
Il en ressort une moyenne annuelle, régulièrement commentée, et visible notamment sur le site de l’Observatoire français des drogues et de la toxicomanie (OFDT), qui mesure le taux de THC du cannabis saisi depuis les années 2000. «Avant ça, on ne disposait pas de données solides», abonde la directrice adjointe de l’OFDT, Ivana Obradovic, interrogée par CheckNews. Les graphiques ci-dessous (courbes pleines) montrent une nette évolution (à la hausse) entre 2000 et 2019, particulièrement pour la résine de cannabis. «En 2019, la concentration moyenne en THC de l’herbe est de 28% pour la résine, 12% pour l’herbe. On constate donc une hausse : en vingt ans, ce taux a été multiplié par quatre pour la résine et par deux pour l’herbe.» Des chiffres presque stables en 2020 avec 28% pour la résine et 13% pour l’herbe selon les données obtenues par CheckNews.
Les courbes en pointillés, qui semblent confirmer la hausse du taux de THC (pour la résine, moins pour l’herbe) correspondent à des données propres à l’OFDT, résultant de quelques dizaines d’analyses effectuées par l’organisme dans le cadre du Système d’identification national des toxiques et substances (Sintes). Du propre aveu de l’organisme, les échantillons collectés et analysés par l’OFDT sont trop peu nombreux pour que les courbes soient représentatives.
Ivana Obradovic juge que «cette mise en regard [des deux sources différentes, ndlr] montre une tendance convergente, à la hausse, bien que chacune de ces sources présente des biais et une taille d’échantillon dont on ne peut garantir la représentativité». Interrogée sur les critiques portant sur la fabrication des statistiques, notamment à partir des saisies policières, la directrice adjointe de L’OFDT ne nie pas les biais, mais en relativise la portée : «Avec ces chiffres on n’analyse qu’une partie du marché français du cannabis, mais les biais statistiques sont constants dans la source, ce qui permet une comparaison dans le temps. S’agissant de substances illicites, toutes les sources ont des biais.»
Si la tendance d’une hausse du THC semble difficilement contestable, la difficulté dans l’interprétation des chiffres – et les critiques – vient notamment du manque de transparence sur la méthodologie employée. La police scientifique, de manière générale, se borne à une moyenne annuelle du THC, sans communiquer le détail de ses calculs. Ni publiquement, ni à l’OFDT.
Des données à la représentativité limitée
Interrogé à travers le Service d’information et de communication de la police (Sicop), le Service national de la police scientifique a tout de même fourni quelques éléments à CheckNews, expliquant fonctionner à partir de «fiches d’analyse». Chaque fiche correspond à un «profil type» dans une saisie, qui est caractérisé par un élément particulier comme un taux de THC, ou un logo d’emballage par exemple. «Une saisie peut avoir plusieurs échantillons analysés. S’ils sont différents, il y aura plusieurs fiches.» Le nombre de fiches ne correspond donc pas au nombre des saisies analysées.
Ces fiches concernent les analyses réalisées par les cinq laboratoires de la police scientifique et dans une moindre mesure au laboratoire de la gendarmerie. En 2019, on comptait 867 fiches pour l’herbe et 1 425 fiches pour la résine, contre 1 104 et 1 192 en 2020. La moyenne du taux de THC est calculée sur la base de ces fiches. Les chiffres des analyses de laboratoires privés, également utilisés dans le cadre d’enquête et de procédures judiciaires, ne sont pas utilisés pour le calcul de la moyenne du taux de THC.
Selon les informations transmises par le Sicop, la police scientifique ne réalise pas non plus de pondération des données en fonction de la taille des lots dont émanent les échantillons analysés. Un échantillon de résine d’une cargaison de quelques kilos peut donc avoir la même influence sur la moyenne annuelle que celui d’une saisie de plusieurs tonnes.
Le but premier de ces analyses n’est pas tant l’exhaustivité que de faire avancer des enquêtes en trouvant des similitudes entre des cargaisons à des fins de traçabilité. Si le taux de THC moyen calculé donne une indication sur la tendance, il n’est donc pas forcément représentatif de ce que consomment les usagers de cannabis.
«C’est une perte de temps d’analyser un gramme de shit»
Par ailleurs, ces analyses de saisies ne sont pas systématiques, elles sont réalisées par la police scientifique à la demande des enquêteurs ou de magistrats. «Il n’y a pas de règle nationale sur le sujet», explique Florent (le prénom a été modifié). Agent de police judiciaire, il travaille dans une brigade des stupéfiants depuis plusieurs années. «Pour les analyses de taux de THC, ça dépend du parquet, des habitudes. A Paris c’est systématique par exemple, alors que dans d’autres départements non. Donc c’est difficile d’avoir des statistiques fiables. Ça va être fait en police judiciaire sur les grosses quantités, moins sur les petites saisies en commissariat. C’est une perte de temps de faire analyser un gramme de shit.»
Cette tendance est également observée par maître Philippe Ohayon, avocat pénaliste qui traite régulièrement de procédures judiciaires autour des stupéfiants. «Dans les grosses procédures de stup on a toujours une analyse du taux de THC. Mais pour des petites saisies, qui représentent l’immense majorité des procédures, c’est en général un simple test négatif ou positif. La résine est d’ailleurs plus souvent analysée, c’est plus compliqué pour l’herbe.»
Un marché du cannabis en pleine évolution
S’il reconnaît des limites dans les statistiques résultant des analyses de THC de la police, Florent assure constater, à son échelle, une augmentation des taux : «C’est plus dosé, on a des plantes hybrides très fortes, c’est un taux recherché par les producteurs parce que ça fait monter les prix.» Une évolution qui correspond à une tendance plus générale du marché des stupéfiants.
Des changements également observés par Ivana Obradovic : «Pour la résine, il y a eu une structuration et une modernisation de la filière marocaine qui est la principale productrice. Depuis 2010, on a moins de haschich traditionnel, remplacé par des variétés hybrides importées d’Europe et sélectionnées pour leurs forts taux de THC comme la Amnesia par exemple.» Même chose pour l’herbe. «Ici aussi on a une offre de plus en plus développée et diversifiée avec une grosse augmentation de la demande, relève Ivana Obradovic. A la fois des produits très fortement dosés qui pèsent sur la moyenne, mais aussi un marché de produits faible en THC au profit du CBD [Cannabidiol, autre substance présente naturellement dans le cannabis, ndlr].» Par exemple, selon les informations recueillies par CheckNews, si les taux moyens des saisies analysées par le SNPS en 2020 étaient de 28% pour la résine et 13% pour l’herbe, les records sont de 52% et 34% cette même année.
Plus qu’une spécificité française, cette augmentation du taux de THC du cannabis semble être une tendance mondiale. Ivana Obradovic développe : «Quand on compare au niveau des taux de l’UE, on est dans le haut du classement, notamment pour la résine. Mais on retrouve cette augmentation partout en Europe ou aux Etats-Unis, que ce soit dans les marchés illicites ou légaux.»
Interrogé par CheckNews, Yann Bisiou reste sceptique sur cette augmentation. «On est tous d’accord pour dire que les produits sont de meilleure qualité qu’auparavant, mais affirmer que les taux évoluent ? Ça me paraît compliqué. Ce qu’on analyse, c’est l’activité policière.» En substance, le juriste explique que les saisies policières ne rendent pas compte de l’évolution du marché, et visent moins les nouvelles filières comme la production nationale, ou l’autoculture. «Aujourd’hui, on a plus d’autoculture, on n’est plus sur la filière dominante du cannabis marocain», explique-t-il.
Selon le rapport Drogues, chiffres clés 2019 de l’OFDT, en 2017, 7% des usagers récents de cannabis, soit 150 000 à 200 000 personnes, ont eu recours durant l’année à l’autoculture pour se procurer leur cannabis. Selon les chiffres de l’OFDT, la France compte 18 millions d’expérimentateurs de la substance, 1,5 million d’usagers réguliers et 800 000 consommateurs quotidiens.
Source : Libération.fr