La prohibition du cannabis est aussi inefficace que coûteuse. Surtout, elle empêche toute politique de santé publique.
C’est entendu : les enjeux de société soulevés par le cannabis, notamment lorsqu’il contient du THC aux effets psycho-actifs, relèvent avant tout de la santé publique. Et ceux-ci concernent les plus jeunes : dans l’état actuel des connaissances médicales, on considère que la consommation de cannabis est néfaste pendant les années de maturation du cerveau, soit surtout pendant l’adolescence et jusqu’à 22 ans ou 25 ans, et toujours nuisible à l’apprentissage des connaissances, à travers ses effets négatifs sur l’attention, la concentration, et la mémorisation. Or la France fait état d’une consommation record de cannabis au sein de ces populations plus jeunes, et notamment des mineurs, puisque près de 40 % des jeunes de 17 ans déclarent avoir déjà fumé un joint, bien au-delà de la moyenne européenne, inférieure à 19 %. Aujourd’hui, les trafics ont pénétré les lycées et collèges, et les produits sont facilement accessibles à tous, depuis un âge très jeune. En revanche, une consommation modérée aux âges plus élevés est peu problématique : le cannabis est une drogue bien moins nocive que le tabac ou l’alcool.
La santé publique, qui s’intéresse au bien-être des populations, s’appuie sur de nombreuses disciplines académiques : médecine clinique, sociale et préventive, sociologie, droit, épidémiologie… Comme l’a amplement confirmé le dernier congrès de l’International Society for the Study of Drug Policy, qui s’est tenu en mai à Paris, l’économie est aussi une discipline très fortement mobilisée et les échanges sont fructueux, notamment lorsque sont examinées les différentes modalités de régulation des usages, ou de la production, des drogues. C’est ce constat qui a poussé le Conseil d’analyse économique (CAE) à se pencher sur la question des usages récréatifs du cannabis, en confiant à l’une de ses membres, Emmanuelle Auriol, et à moi-même, la rédaction d’une note sur ce sujet. Présentée au gouvernement et publiée le 20 juin, cette note a bénéficié d’une couverture médiatique impressionnante par sa quantité et, parfois, par sa qualité. L’opinion publique, manifestement, estime qu’il peut être intéressant d’écouter le point de vue des économistes.
Celui-ci présente une première bizarrerie : c’est une des rares questions qui fait l’unanimité au sein des économistes, le constat sur l’inefficacité sociale de la prohibition étant unanimement partagé. Toutefois, jusqu’à une période récente, il restait difficile d’étudier les alternatives concrètes à ces politiques, tant elles avaient été rarement tentées. Ce n’est désormais plus le cas, puisque des pays comme l’Uruguay ou très récemment le Canada, ainsi que de plus en plus d’États aux États-Unis, se sont engagés dans la légalisation du cannabis. Pour des chercheurs en sciences sociales, ces expériences sont passionnantes à plusieurs titres. D’une part, chaque État, ou chaque province au Canada, s’y engage selon des modalités différentes, générant ainsi un terrain d’étude d’une richesse inouïe, permettant d’identifier les politiques qui peuvent marcher, et celles qui n’ont pas produit l’effet attendu. D’autre part, il n’est pas si fréquent de voir de si radicaux bouleversements dans la régulation d’un marché : celui-ci passe d’une situation illégale où seuls les réseaux criminels sont à même de dégager d’importants profits à un statut réglementé, où de nombreuses entreprises investissent et embauchent des travailleurs légaux, où l’État retrouve un rôle central dans la régulation de la demande et de l’offre, et peut compter sur d’importantes recettes fiscales, entre autres pour mener à bien les politiques de prévention et de réduction des risques, et accompagner la transition des territoires jusqu’alors gangrenés par les trafics.
A peine la note parue, le gouvernement a fait savoir que cette question n’était pas à l’agenda, et que la répression des trafiquants et des producteurs continuerait à constituer le socle de la politique française, la répression des usagers disposant quant à elle d’un outil supplémentaire avec l’amende forfaitaire délictuelle. Qui est pourtant, sinon à côté de la plaque, au moins à côté de la cible : comme elle ne s’appliquera qu’aux usagers majeurs, on ne voit pas bien en quoi elle permettra de s’attaquer à la consommation trop précoce.
Au contraire, les expériences étrangères montrent que la régulation d’une filière légale coupe, sans mauvais jeu de mot, l’herbe sous le pied des trafiquants, et que l’interdiction de la vente aux mineurs peut être mieux respectée dans un cadre régulé que sous une prohibition généralisée. Le débat ne peut pas, aujourd’hui, ne pas prendre en compte ces leçons étrangères ; il s’ouvre déjà dans de nombreux territoires : régions, communes, et jusqu’au Parlement, s’en emparent : souhaitons que, cette fois, la voix de ces territoires soit entendue.