Débats & Controverses
mardi 25 juin 2019
Rappel des faits Un rapport commandé par le premier ministre vient d’être rendu par deux économistes. Il préconise une légalisation encadrée par l’État.
Faut-il changer une politique qui perd ?
Bernard Basset, vice-président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et en addictologie
Inévitablement, la question de la légalisation du cannabis ressurgit périodiquement face à l’échec de la politique actuelle. Dans les derniers jours, 70 personnalités, dont un ancien ministre de la Santé, Bernard Kouchner, ont pris position publiquement en faveur de cette légalisation, et deux économistes réputés, Emmanuelle Auriol et Pierre-Yves Geoffard, ont rendu public un rapport argumenté sur le sujet. Car le constat est aujourd’hui largement partagé : la prohibition ne freine pas une des consommations les plus fortes en Europe, surtout parmi les jeunes. Dès lors, la seule question qui vaille est : faut-il s’accrocher coûte que coûte à une politique qui donne d’aussi mauvais résultats, alors que de nombreux pays (Géorgie, Uruguay, Canada, plusieurs États des États-Unis…), plus soucieux de santé et de sécurité publiques, ou simplement plus pragmatiques, ont choisi d’autres voies ?
Les spécialistes en santé publique et en addictologie sont unanimes depuis longtemps sur le fait que la légalisation, strictement régulée par l’État, permettrait une prévention sur des bases rationnelles, et mettrait fin à la circulation de produits à la qualité très incertaine et aux seules mains de dealers.
Mais la démonstration implacable faite par les deux économistes membres du Conseil d’analyse économique, organisme placé auprès du premier ministre, devrait en toute logique inciter le gouvernement à sortir du déni. En effet, Auriol et Geoffard ne s’arrêtent pas au constat, ils mobilisent la science économique pour décrire les conséquences d’une légalisation avec toujours pour objectif la protection de la santé, en particulier des jeunes, la population pour laquelle le cannabis présente réellement un risque (santé mentale, décrochage scolaire).
Ils posent comme hypothèse que la légalisation du cannabis permettrait d’utiliser les instruments habituels et efficaces pour intervenir sur le marché : contrôle qualité des produits (teneur en principe actif), taxation, contrôle/interdiction de la publicité, interdiction de vente aux mineurs, contrôle des points de vente. Ces outils sont utilisés avec succès pour influer sur la consommation du tabac, et dans une moindre mesure pour l’alcool, compte tenu de l’influence du lobby alcoolier. Le cannabis légal serait ainsi logiquement davantage contrôlé que dans le système actuel.
Mais les deux économistes vont jusqu’à proposer un prix de vente, de manière à assécher le marché illégal, et en chiffrent les conséquences (positives) : 2 milliards d’euros de recettes en plus pour les finances publiques via l’impôt, entre 27 000 et 57 000 emplois créés (payés 1,2 fois le Smic) et entre 230 et 530 millions de rentrées de cotisations sociales. Le chef de l’État et le gouvernement, si soucieux de la santé économique du pays, seront peut-être plus sensibles à ces arguments qu’à ceux des acteurs de santé publique.
Il est temps aujourd’hui de sortir des faux-semblants et d’un discours prétendument volontariste de lutte contre la consommation de cannabis sans s’en donner les moyens, ni prendre en compte les arguments qui s’accumulent en faveur de la légalisation.
Faute d’une politique cohérente, nous serons entre les mains des lobbies, qui, eux, plus clairvoyants ou plus cyniques, s’organisent en faveur d’une libéralisation du marché la moins régulée possible. Les grands industriels du tabac et de l’alcool sont déjà à la manœuvre. Et certains États ne cachent pas leur appétit. Le premier ministre du Luxembourg a récemment déclaré qu’il était en faveur de la légalisation du cannabis. Quand on connaît les pratiques financières de ce pays, on ne peut que s’inquiéter de cette déclaration qui s’imposerait à l’Europe entière. C’est pourquoi, avant que les acteurs économiques ne soient seuls aux commandes sur le marché du cannabis, il est encore temps d’ouvrir un débat public sans tabou pour que cette légalisation inéluctable se fasse au profit de l’intérêt général.
La raison va-t-elle l’emporter ?
Béatrice Stambul, responsable de structures de réduction des risques à Marseille
En France, il semble que le poids des croyances, la force du jugement moral entravent en permanence le débat sur la légalisation du cannabis, et nous situent à la traîne de nombreux autres pays. Longtemps, le débat public sur la légalisation a été impossible, aucun politique ne souhaitant risquer une élection en s’affichant favorable à la mesure.
On parle enfin de légalisation, c’est-à-dire de production, vente et consommation licites et contrôlées, pas de dépénalisation, qui supprime le délit mais conserve le trafic ; et encore moins de la contraventionnalisation (amende forfaitaire), qui vient d’être adoptée par le gouvernement, qui maintient la faute, et dont les effets estimés seront dérisoires par rapport aux objectifs invoqués : désengorger les services de justice et de police. Non seulement ça n’améliore pas les dommages sanitaires et sociaux, mais ça peut favoriser le contrôle au faciès. C’est un débat de société, pas vraiment gauche-droite, plutôt une controverse entre dogmatiques et pragmatiques.
La politique répressive actuelle est coûteuse (police, prison, maladie, délinquance) et peu efficace. Des économies seront réalisées, les moyens de la police et de la justice seront réaffectés.
La légalisation créera un circuit de production, distribution, acquisition officielles, qui diminuera, voire tarira les réseaux mafieux qui prospèrent sur l’interdit. On découvre alors certains détracteurs qui alertent sur les économies parallèles qui « nourrissent » les quartiers et qui se verraient privés de revenus. Outre que ça ne constitue nullement un argument pour laisser faire, nous imaginons que le système ne s’autodétruira pas mais se reconvertira vers d’autres commerces alternatifs. Mais, de ce fait, on comprend bien que ce n’est plus un problème de drogues, mais de politique de la ville.
Le cannabis légal sera évidemment taxé, donc, comme l’alcool, le tabac et les jeux, source de revenus pour l’État. Enfin, la production générera des emplois dans l’agriculture.
Concernant les droits humains, la consommation de drogues est fortement stigmatisée, stigmatisation accrue par la criminalisation. Avoir le droit de consommer permettra à de nombreux usagers de s’approvisionner légalement, donc de sortir de la clandestinité et d’accéder à une meilleure citoyenneté.
L’usage de produits psychoactifs est consubstantiel à l’humanité même, et remonte aux débuts de l’histoire des hommes, attirés par l’ivresse, la transe, la recherche d’états seconds. L’utopie d’« un monde sans drogues » est une utopie dangereuse, car la guerre à la drogue est toujours la guerre aux drogués.
Le droit de consommer (chez un adulte, dans un cadre réglementaire bien défini) doit être reconnu comme une liberté privée, au même titre que ses opinions ou son orientation sexuelle.
Il faut avancer. L’exemple des États ou pays qui ont déjà légalisé nous permet de dissiper les fantasmes de tous ordres (ni apocalypse ni paradis sur terre), d’évaluer les avancées mais aussi les écueils, de comparer les modalités de mise en oeuvre.
Soyons clairs, si demain les décideurs s’engagent dans cette voie courageuse, ils le feront avant tout pour des raisons économiques. C’est un argument à ne pas négliger, même si ce n’est qu’un des volets de notre plaidoyer. Ce serait, en ces temps de réaction, où des groupes s’emploient à attiser la haine et le rejet de l’autre, à pénaliser les migrants, les travailleurs et travailleuses du sexe, les malades mentaux, un événement fort et mobilisateur pour ceux, professionnels et usagers, qui luttent pour une autre politique des drogues plus efficace et plus humaniste.
L’occasion de réglementer la production
Renaud Colson, maître de conférences en droit à l’université de Nantes
Faire usage de cannabis est aujourd’hui punissable d’une peine d’un an de prison. Pour réaffirmer l’interdit, à ses yeux trop mollement mis en oeuvre par les juges, le législateur a récemment confié à la police la mission de sanctionner systématiquement les consommateurs au moyen d’une amende. La répression pénale, appliquée de manière plus ou moins rigoureuse depuis une cinquantaine d’années, s’est pourtant révélée incapable d’endiguer la consommation et les trafics. Paradoxalement, en dépit d’une législation parmi les plus sévères d’Europe, la France est l’un des pays où l’usage de cannabis est le plus répandu.
Les politiques répressives ne se contentent pas d’être inefficaces. Elles ont également de nombreux effets pervers. La légalisation permettrait d’y remédier. Elle affaiblirait les organisations criminelles en les privant d’une part de leurs revenus et elle réduirait les risques de corruption de la police par les trafiquants. Elle garantirait la qualité des produits qui circulent aujourd’hui sans contrôle sanitaire et elle assurerait une information fiable sur leur composition. Elle permettrait aux usagers en souffrance d’accéder aux soins dont ils ont besoin sans crainte de s’exposer à des poursuites judiciaires. Enfin, la légalisation mettrait un terme à la stigmatisation des millions de nos concitoyens qui goûtent occasionnellement les vertus psychédéliques du cannabis, une pratique dont il est scientifiquement établi qu’elle est moins dangereuse que la consommation régulière d’alcool ou de tabac.
La légalisation peut prendre des formes variées, ainsi que l’illustre la diversité des approches adoptées dans les pays où elle a été mise en oeuvre. Une telle réforme ne s’improvise pas. Il convient, pour la préparer, d’y associer toutes les parties prenantes : médecins et intervenants en toxicomanie, acteurs de la sécurité publique, experts scientifiques, mais également représentants des usagers de cannabis, lesquels possèdent sur le sujet une connaissance essentielle.
Pour être protectrice, la légalisation française du cannabis devra prendre en compte la dangerosité intrinsèque de ce produit et l’existence d’usages problématiques qu’il convient, à l’instar de la dépendance alcoolique, de prévenir et soigner. Pour être juste, la légalisation devra protéger l’industrie chanvrière nationale tout en officialisant les partenariats économiques existant, depuis des décennies, entre la France et le Maghreb. Pour être inclusive, elle devra permettre aux acteurs d’une économie aujourd’hui informelle de bénéficier des nouvelles opportunités professionnelles qui accompagneront la création d’un marché légal. Enfin, la légalisation sera l’occasion de réglementer la production de cannabis de manière à en réduire l’empreinte écologique, en privilégiant la culture biologique en pleine terre.
La sortie de la prohibition ne résoudra pas tous les problèmes. Dans un monde où les forces du marché sont de moins en moins contraintes, où les pulsions consuméristes sont flattées, et où les formes traditionnelles de contrôle social s’affaiblissent, les dangers d’une légalisation débridée ne doivent pas être sous-estimés. C’est pourquoi l’État régulateur devra être en première ligne, pour éviter une marchandisation à outrance et prévenir les risques d’abus par des programmes d’éducation et des campagnes d’information. À cette condition, la légalisation pourrait se révéler non seulement un moindre mal mais aussi un progrès moral et une avancée sociale.
Le débat actuel m’agace
Bertrand Dautzenberg, ancien pneumologue à la Pitié-Salpêtrière AP-HP, spécialiste du tabac et des substances inhalées, hôpital Marmottan, Paris
Je suis agacé de la promotion du cannabis « thérapeutique ». Le cannabis est moins « thérapeutique » qu’il n’est iatrogène (1). Il crée plus de maladies qu’il n’en soulage. Il nuit à la maturation du cerveau des adolescents. La prise répétée de joints est cause de cancers, de maladies respiratoires, cardiaques et vasculaires. Je ne discute en rien que la consommation de THC et de CBD (deux cannabinoïdes) modifie certains paramètres physiologiques, mais l’invocation du caractère « thérapeutique » est avant tout un moyen de contourner des traités internationaux qui prohibent le commerce « non thérapeutique » des « drogues ».
Je suis agacé de la progression de la consommation de cannabis en France. Je me bats quotidiennement pour la régression de la consommation de tabac. Je ne peux qu’être agacé de voir que la consommation illégale de cannabis augmente de décennie en décennie, alors que la consommation de tabac ou d’alcool, deux substances légalisées, diminue (consommation réduite de plus 50 % pour le tabac).
Je suis agacé par le trafic du cannabis, qui détériore les quartiers et le cerveau des adolescents. À Paris, il est plus facile pour un lycéen d’acheter du cannabis que du tabac ou de l’alcool. Je suis agacé que, dans les lycées de Seine-Saint-Denis, les jeunes m’expliquent que le cannabis est gratuit pour eux : « Quand votre père est boulanger, ce serait la honte d’aller acheter du pain ailleurs. Ici, on est dans le supermarché du cannabis et ce serait une honte de le payer. » Ils ajoutent que, en cas de légalisation, « ils seraient alors obligés de l’acheter ! Alors on arrêterait d’en consommer ! ». L’approvisionnement 24 heures sur 24, 365 jours par an à prix constant et la densité des guetteurs sur leur chaise au coin de chaque immeuble avec quadrillage parfait montrent le niveau d’organisation du marché !
J’ai l’intime conviction que la prohibition est la cause de la dissémination extrême du cannabis. La prohibition, votée en France le 12 juillet 1916, est particulièrement sévère. Notre pays est le numéro 1 de la répression et numéro 1 de la consommation en Europe ! Je ne dis pas que c’est la seule cause, mais la prohibition est sûrement une des toutes premières causes de cette consommation record. La prohibition est nuisible à la santé publique et augmente les profits des trafiquants. Pour la santé publique, il faut légaliser le cannabis, mais de façon contrôlée.
Certains extrémistes qui veulent liberté totale et cannabis dans le biberon des enfants sont un frein à la légalisation. Bien qu’ultraminoritaires, ils effrayent politiques et mères de famille. Une légalisation mal organisée peut conduire à la catastrophe. Ainsi, certains États irresponsables développent le cannabis pour toucher des recettes fiscales à court terme : à long terme, cela va leur coûter beaucoup ! D’autres pays livrent le marché du cannabis à des sociétés sans foi ni loi, dont le seul objectif est le profit.
La légalisation du cannabis doit être organisée par l’État et viser à diminuer la dangerosité de la consommation, à protéger les jeunes, à réduire la consommation et à assécher les trafics. Cela nécessite un débat largement ouvert et des mesures pragmatiques pour aboutir, non pas à la disparition du cannabis, mais au contrôle global du cannabis en France, même si cette situation ne sera qu’un moindre mal pour certains (ou un moindre pire pour d’autres).
Oui, il faut une légalisation bien contrôlée par l’État du cannabis en France, comme le sont le marché du tabac, des armes ou des médicaments.
Source : https://www.humanite.fr/criminalisation-et-sante-publique-faut-il-legaliser-le-cannabis-et-en-finir-avec-la-politique-de