Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, le 29 juillet à Paris. Photo
Kamil Zihnioglu. AP
Publié le 30 Août 2020 | Par Charles Delouche
A partir de mardi, les fumeurs de marijuana pourront être verbalisés par la police directement sur la voie publique. Tarif de base de l’amende : 200 euros. La mesure, censée désengorger les tribunaux, est décriée par des associations comme SOS Addictions.
Des tirs qui résonnent en plein jour, à quelques mètres du parking d’un supermarché Casino et de ses clients apeurés. Les images de cette fusillade, le 20 juillet à Nice sur fond de trafic de drogue dans le quartier des Mougins, ont été choisies par le Premier ministre, Jean Castex, pour illustrer une nouvelle étape de la lutte contre les trafics de stupéfiants et annoncer la mise en vigueur d’une amende forfaitaire délictuelle (AFD), ce 1er septembre. Une mesure, dit-il, destinée à «mettre fin à l’insécurité», aux «points de vente qui gangrènent les quartiers». Et sanctionner ainsi les consommateurs de drogue. Le nouveau locataire de Matignon, soutenu par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, entend généraliser sur le territoire national ce dispositif déjà testé depuis le 16 juin par les parquets des tribunaux judiciaires de Reims, Rennes et Créteil, suivis à la mi-juillet par ceux de Marseille et Lille. Mais l’exécutif n’a pas attendu le bilan des villes expérimentatrices pour dégainer la mesure.
L’AFD est censée résoudre une équation ardue : comment désengorger les tribunaux, submergés par les procédures liées aux usages de stupéfiants? Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur publiés par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), le nombre d’infractions à la législation sur les stupéfiants est ainsi passé de 81 000 en 1995 à plus de 192 000 en 2016. A cette même date, les services de police et de gendarmerie avaient mis en cause près de 18 000 personnes pour usage et revente de stupéfiants et quelque 12 000 pour trafic et revente, sans usage de stupéfiants.
Malgré ces condamnations, la consommation ne faiblit pas. L’OFDT indique que 18 millions de personnes reconnaissaient avoir déjà fumé du cannabis et quelque 2 millions de personnes avaient testé la cocaïne en 2017.
«Cette amende est un bon moyen de taper les usagers au portefeuille avec l’objectif d’avoir une réponse pénale systématique et ainsi de désengorger les services judiciaires de police, estime Rocco Contento, responsable pour Paris du syndicat Unité SGP Police. Le dispositif va se présenter à la manière d’un timbre-amende pour une contravention au code de la route. Cela doit permettre d’avoir une réponse rapide qu’il n’y a pas aujourd’hui pour les petites consommations de cannabis». Et éviter de perdre en moyenne «une heure et demie» par procédure, avance-t-il.
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Présentée comme une nouvelle arme venant garnir un arsenal législatif déjà très répressif envers les consommateurs, cette amende dort depuis longtemps dans les cartons. Dès janvier 2018, Gérard Collomb, alors ministre de l’Intérieur, en formulait le souhait. A Nice fin juillet, Castex en a vanté les mérites en indiquant que l’AFD devait «permettre aux forces de l’ordre de verbaliser plus simplement l’auteur d’un délit et pour l’autorité judiciaire d’appliquer une sanction sans délais.» Mais Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature (SM), redoute que cette AFD se résume à «un premier jugement fait par les policiers et qui risque fort d’être le seul». Elle s’inquiète d’une incitation des services de police à verbaliser à outrance et évoque un «consensus» de la magistrature pour dire que la politique du tout répressif ne «sert à rien.» La présidente du SM voit en «cette mesure une fermeté illusoire ainsi qu’une manière de vouloir tout embrasser par la réponse pénale, quitte à mal le faire. Ce n’est sûrement pas un moyen de dissuader le consommateur.»
Agrafeuse
La loi de 1970, qui indique qu’un consommateur risque un an de prison et 3 750 euros d’amende, s’est donc vue agrémentée d’une possibilité de verbaliser directement sur la voie publique une personne surprise avec de la drogue. On est passée de la «tronçonneuse inutilisable» de la loi de 1970 à une «agrafeuse de masse» avec cette AFD, souligne William Lowenstein, addictologue et président de SOS Addictions. «La répression contre le trafic de stupéfiants a sa place en France. Mais à condition qu’elle se fasse en même temps que le soin, la prévention et la réduction des risques.
Un pilier sécuritaire ne peut pas à lui seul corriger une politique de santé des addictions.» Pour lui, une idée efficace, «évoquée depuis quinze ans» pour lutter contre les problèmes, d’addiction serait la création d’unités d’urgence en addictologie. «La prohibition seule ne peut pas avoir valeur de protection préventive.»
L’AFD, véritable avancée ou nouvel avatar inefficace dans la politique des drogues ? Vendue par le gouvernement pour endiguer le deal, aussi bien «dans les quartiers de Créteil que dans le XVIe arrondissement de Paris» comme le déclarait le 20 août le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, elle ne pourra pas être délivrée aux mineurs. Plus de 34 000 d’entre eux ont fait en 2016 l’objet d’une décision de justice pour des faits liés aux stupéfiants.
A compter de mardi, toute personne surprise avec un joint au bec ou de la drogue dans les poches pourra se voir adresser une amende de 200 euros par voie postale ou électronique, si l’usager accepte la destruction de son produit. A la manière d’une amende de stationnement, la somme pourra être minorée à 150 euros si elle est payée dans les quinze jours. Mais pourra grimper jusqu’à 450 euros en cas de retard. Lancée dans certaines villes de France depuis la mi-juin, l’AFD a déjà été délivrée plus de 500 fois.
Si la personne contrôlée refuse la verbalisation, les policiers peuvent toujours l’emmener au commissariat pour la placer en garde à vue. Et relancer ainsi une procédure judiciaire lourde. Pour Jean Maxence Granier, président de l’association Asud (Auto support des usagers de drogues), cette AFD n’est que «la reconduite d’une politique de prohibition qui ne fonctionne pas depuis cinquante ans. La criminalisation de l’usage va à l’encontre de ce qu’il se passe dans le monde en matière de drogues».
Fabrice Olivet, directeur de l’association, rappelle qu’Asud a été auditionné dès 2018 par la commission parlementaire chargée d’élaborer le projet qui visait «initialement tout type de drogue et qui s’est finalement focalisé essentiellement autour du cannabis» : «Nous leur avons dit que le problème de cette AFD reposait une fois de plus sur le contrôle au faciès et cette obsession de la petite boulette de shit. Cette amende de 200 euros ne va rien changer au problème des incivilités. Dire qu’elle va viser aussi les beaux quartiers n’est pas vrai. Le consommateur qui va se faire livrer chez lui sa consommation ne sera même pas concerné par le dispositif. Les policiers pourront officiellement faire un tri entre ceux qui pourront la payer et ceux qui ne pourront pas.»
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Dès le 30 juillet, un collectif d’associations s’est formé en opposition à ce projet. Le Syndicat des avocats de France, la Ligue des droits de l’homme ainsi que des organismes spécialisés dans la santé tels que la Fédération Addiction ou Médecins du monde dénoncent une «promesse de fermeté illusoire» de la part du Premier ministre. Du côté du Syndicat de la magistrature, on rappelle que «seules 41 % des amendes prononcées contre les usagers de stupéfiants sont actuellement recouvrées». En 2015, sur les quelque 140 000 interpellations réalisées pour consommation de drogues, seules 3 098 peines de prison ont été prononcées, dont 1 283 fermes.
Didier Paris, député LREM de Côte-d’Or et membre de la commission des lois, rapporteur du volet pénal de la réforme de la justice, reconnaît «qu’il s’agit plus d’un outil de lutte contre l’insécurité du quotidien et la délinquance de rue que d’un cadre de santé publique.» La seule limite pour se voir délivrer une amende est «la quantité» de produit, «pas la substance», assure le député. Ainsi, selon le site de l’agence de presse AEF Info, «l’héroïne a d’emblée été exclue, comme d’autres produits jugés trop addictifs» par Catherine Pignon, la directrice des affaires criminelles et des grâces.
Toutefois, depuis les expérimentations réalisées, certains procureurs locaux revoient à la baisse les quantités à détenir pour se voir délivrer une amende.
Ainsi à Lille, la limite fixée à 100 grammes de cannabis par la Chancellerie a été abaissée à 20 grammes. Le ministère de la Justice a laissé le choix aux procureurs de choisir les types de stupéfiants concernés et certains excluent déjà la cocaïne car la quantité de 10 grammes de poudre retenue par le ministère est considérée comme proche de celle d’un dealer par certaines juridictions et syndicats de police.
Marginalité
Pour Béchir Saket, juriste en droit public et cofondateur de l’association L630 qui appelle à une réforme des politiques publiques des drogues, les consommateurs doivent «contester systématiquement les amendes forfaitaires. Ce dispositif est un renforcement du pouvoir des forces de l’ordre au détriment de celui du juge. Ce n’est pas comme ça que va se régler la question de l’insécurité dans les quartiers populaires. Depuis le début du quinquennat, le gouvernement répond à la marginalité par plus de mesures répressives».
Une observation appuyée par Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien exerçant dans un centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie, qui évoque un «débat médiocre» : «On est passé de propos favorables à une modernisation de la politique des drogues lors de l’élection présidentielle à un discours de fin de mandat qui reprend des thématiques autour de l’autorité. L’exécutif refuse les mesures structurelles et revisite donc en boucle les lieux communs. La non-analyse du fait que la demande en matière de stupéfiants explose et que les jeunes continuent d’aller vers la recherche de produits et de sensations est dramatique.»
Dès septembre, l’amende sera accompagnée d’un fichier qui a pour vocation à réunir l’ensemble des contraventions et des amendes forfaitaires pour une durée de dix ans.
Un «vrai problème de sécurité de l’information» pour ceux opposés au projet. «La répression était principalement judiciaire, observe Béchir Saket. Désormais, elle est de plus en plus administrative et policière.»