Dans les années 70, le journal était bien seul à lutter pour la dépénalisation. Si la législation n’a pas changé en cinquante ans, la bataille culturelle a depuis considérablement fait avancer le débat : l’interdit moral et la logique purement répressive ne convainquent désormais plus personne.
Des décennies durant, Libération a prêché dans le désert. Défendre la dépénalisation de la consommation de cannabis, c’était être renvoyé aux volutes post-soixante-huitardes d’une gauche aussi libertaire que laxiste. Quand «l’Appel du 18 joint» – signé à l’époque par des personnalités aussi diverses que Bernard Kouchner, Gilles Deleuze, Henri Leclerc, Isabelle Huppert, Edgar Morin, Jean-François Bizot ou André Glucksmann – est publié à la une du journal en 1976, la revendication portée par ce manifeste se limite au droit à la fumette, un plaisir festif et répandu qui ne devrait pas être plus stigmatisé que la consommation de cigarettes ou d’alcool. Volontiers militant, le journal organise une conférence de presse où le texte est lu par le philosophe François Chatelet, comme le raconte Jean Guisnel dans Libération, la biographie (La Découverte, 2003).
Le sujet n’est pas encore un enjeu de sécurité ou de santé publique. Il ne s’agit alors que de défendre une légitime distinction entre les drogues «douces» comme le cannabis et les drogues «dures» que sont notamment la cocaïne et l’héroïne, en luttant contre l’idée selon laquelle fumer aujourd’hui c’est inévitablement sniffer pour se piquer demain. Pour Libé, il faut traiter les vrais toxicomanes non comme des délinquants mais comme des malades victimes d’addictions et laisser fumer en paix ceux qui s’adonnent à la fumette récréative. Ils sont un certain nombre au sein de la rédaction à mêler la théorie et la pratique, mais la bataille culturelle est au point mort.
Au tournant des années 1990, cette ligne anti-prohibition est défendue médiatiquement par Jean-Pierre Galland, cofondateur du Collectif d’information et de recherche cannabique (Circ), alors que la victoire de la gauche à la présidentielle de 1981 n’a rien changé ou presque aux termes du débat public. Le discours dominant consiste à s’accrocher à la notion «d’interdit moral» censée protéger la société en général et la jeunesse en particulier. Cela reste encore aujourd’hui la doctrine officielle, celle de la «guerre» contre la drogue, dans laquelle s’inscrit obstinément un Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur, mais qui n’en finit plus de démontrer ses limites et même ses dérives.
En 1993, le Circ relance l’Appel du 18 joint, qui devient un rendez-vous festif annuel à Paris et dans plusieurs villes de province. Sans réussir à faire bouger les lignes, même si à gauche nombre de responsables défendent de plus en plus l’idée d’une dépénalisation, dans un pays où les fumeurs se comptent par millions. Car c’est là un des paradoxes français : notre pays est un de ceux dont la législation est à la fois la plus rigide… et la moins efficace si on en croit le niveau de la consommation, notamment chez les jeunes. Par un travail journalistique, fait de reportages et d’enquêtes, Libération montre dans ses pages cette réalité qui s’apparente à une impasse.
Au fil des années, l’enjeu de santé publique gagne du terrain tandis qu’à mesure des découvertes de la science, le cannabis à usage médical gagne, lui, en crédibilité. Dans le journal, Michel Henry documente régulièrement ces évolutions. Chez de plus en plus d’acteurs, le pragmatisme prend peu à peu le pas sur l’idéologie et la morale. Si la législation n’évolue pas, la position que défend Libé depuis sa création – et encore en février 2001 avec la une «Cannabis, l’interdit dépassé» – compte de plus en plus d’adeptes. En 2006, trente ans après l’appel originel, nous publions à la une «le rappel du 18 joint».
Le journal accueille de plus en plus souvent des pétitions de médecins ou d’élus locaux qui défendent non pas une simple dépénalisation mais une légalisation contrôlée, accompagnée de vraies politiques publiques de prévention. Alors que les règlements de compte sur fond de trafic de cannabis font régulièrement la une de l’actualité à Marseille, Grenoble ou Paris, cela vient questionner de plus en plus nettement un statu quo à côté de la plaque. Sous la plume d’Emmanuel Fansten, Libération révèle aussi les errances de la guerre contre la drogue et la dérive de l’Office des stups jusqu’à la chute de son patron.
Le journal se fait également l’écho de la légalisation à l’œuvre au Canada, dans quelques Etats européens et dans de plus en plus de pays à travers le monde. En décembre 2012, avec à la une «Yes, we cannabis», le journal met en avant la bascule qui intervient dans deux Etats américains et souligne combien le sujet reste tabou en France. Dans l’Hexagone en effet, si l’opinion publique défend désormais une légalisation encadrée par l’Etat, rien ne bouge ou presque. En février 2021, sous le titre «Joint-venture à l’Assemblée», Libération ouvre ses colonnes à trois députés issus de LFI, de LR et de LREM, favorables à la légalisation. S’ils restent minoritaires à l’Assemblée, on sent que les mentalités ont évolué. La culture privée de cannabis compte, elle, de plus en plus d’adeptes, mais la vraie nouveauté est l’explosion de la consommation de CBD, ce cannabis sans effets psychotropes dont la vente est légale. Pour le cannabis récréatif, le chemin s’annonce encore long.
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