Publié le 1er Septembre 2020 | Par Thibault Prévost et Julie Le Mest
Des hommes armés et cagoulés sur Snapchat, en plein mois d’août ? Une aubaine pour tout le monde : les chaînes d’info jouent à se faire peur, Darmanin accuse un maire écolo de laxisme, le préfet montre les muscles, les syndicats policiers éructent, Macron annonce un virage sécuritaire… et les dealers se font de la pub. Mistral gagnant.
Eric Ciotti n’a pas pu résister. Le 26 août, alors que France Bleu Isère et le Dauphiné Libéré venaient de révéler les deux vidéos tournées les 22 et 24 août dans le quartier Mistral à Grenoble, et diffusées sur Snapchat, qui montraient des hommes cagoulés et lourdement armés dans ce qui ressemblait à un point de deal, le député des Alpes-Maritimes y est allé de son tweet furibard : « À #Grenoble des narcostraficants (sic) opèrent en plein jour à ciel ouvert à l’arme de guerre dans un jardin pour enfants. Il est temps de nettoyer nos villes et quartiers des délinquants et criminels qui pensent en être les nouveaux maîtres. » Ce 26 août, la « France Orange Mécanique » chère à Laurent Obertone et la droite tendance sécuritaire s’invitent en costume d’apparat dans une semaine d’actualité faiblarde. La presse n’en demandait pas tant.
Dans les heures qui suivent, c’est le déferlement. Le correspondant local du Parisien
Serge Pueyo commente, en vidéo, ces dealers « lourdement armés… qui veulent montrer leur force », rappelle que le quartier est « hautement connu pour le trafic de drogue » et affirme que « les gangs sont prêts à se battre armes à la main pour garder leur territoire. » L’inquiétude monte aussi sur BFMTV, où la cheffe du service police-justice Sarah-Lou Cohen remarque dans le vidéo « différents bocaux contenant visiblement de la drogue », tout en se demandant néanmoins si les armes sont factices ou réelles – c’est important pour la suite. Le lendemain, Le Figaro offre sa grille de lecture de l’événement: « Une guerre larvée entre bandes, une polémique politique et une lutte acharnée et difficile contre un trafic de drogue qui gangrène les cités… Les événements de ces derniers jours à Grenoble sont à l’image de ce que vivent nombre de villes françaises. » Sans qu’aucune vidéo ne vienne l’attester, mais soit.
DARMANIN CONTRE LES DEALERS… ET LE MAIRE
Politiquement, la machine se met en branle presque aussi rapidement. Sur Twitter, le procureur de Grenoble Eric Vaillant juge la situation « inadmissible » et promet « la détermination du parquet de Grenoble à lutter contre les trafiquants de stupéfiants ». L’adjointe à la tranquillité publique de la ville Maud Tavel, jointe par France Bleu Isère, fait part de sa « condamnation ferme ». L’affaire remonte jusqu’à Gérard Darmanin, heureux de s’en saisir au vol : « Sur mon instruction directe, une opération de police est en cours dans le Mistral, à #Grenoble. Merci aux effectifs mobilisés pour imposer l’ordre républicain, le seul qui protège. Aucun doute ne doit subsister: l’État s’imposera face à l’ensauvagement d’une minorité de la société. » Une enquête préliminaire pour « association de malfaiteurs » est ouverte et la descente de police a bien lieu : une cinquantaine de contrôles selon l’AFP, mais aucune saisie ni interpellation. Démonstration de force vaine. Où sont ces caches d’armes lourdes, de gilets pare-balles et de drogue ? L’objectif est ailleurs : « Il était important de réaffirmer l’autorité de l’État sur ce territoire (…) Nous voulons montrer aux délinquants que seules les forces de l’ordre peuvent être armées comme ça« , se console le préfet de l’Isère Lionel Beffre. Contre la com’ des dealers, la com’ des autorités. Entre les deux, la presse, qui ne sait plus trop quoi penser.
D’autant que l’offensive politique n’est pas terminée. Le 28 août, Darmanin écrit à Eric Piolle, le maire EELV de Grenoble, après que celui-ci ait demandé des renforts de police et dénoncé « un coup de communication » (au même moment, sur RMC Découverte, le secrétaire national du syndicat de police Alliance Isère, Yannick Bianchéri, fustigera « une opération de com' »… des dealers). La réponse du ministre de l’Intérieur est sèche : il reproche à Éric Piolle, entre autres, sa position anti-caméras de surveillance et « le niveau d’investissement particulièrement bas » des effectifs de police municipale de la ville, qu’il impute directement au « manque d’implication de la ville dans le domaine de la sécurité », selon France Bleu Isère. Dans la foulée, le Dauphiné Libéré
sort une interview exclusive du ministre. Qui hausse le ton : « Le maire de Grenoble ferait mieux de s’occuper de sa ville que de s’occuper de l’élection présidentielle. Manifestement, au vu des moyens que la ville de Grenoble met à disposition de la sécurité dans la ville, il y a encore beaucoup de travail. » Le 31 août, une nouvelle descente est organisée à Mistral. Cette fois-ci, les forces de l’ordre ramènent 14 interpellations pour 5 gardes à vues, décompte le Figaro, ainsi que trois scooters, de la drogue et « de fortes sommes d’argent ». La zone de non-droit de Mistral est revenue dans le giron de la République, les plateaux télé peuvent souffler.
DU CIRQUE À LA FARCE
Et puis, le 31 août, alors que la police est encore à Mistral, tout s’effondre. Corbak Hood, modeste rappeur grenoblois, sort le clip du morceau « Chicagre » -contraction de « Chicago » et « Grenoble »- sur YouTube. Le clip s’ouvre sur un JT de RMC Découverte… décrivant les fameuses vidéos d’hommes sur-armés, filmées par des habitants, et diffusées une semaine plus tôt sur les réseaux. Plan suivant : les mêmes personnages, mais filmés de près. Gilets pare-balles, cagoules, armes lourdes, point de deal… tout est factice. Le magasin de la soi-disant « Kalachnikov » est chargé de billes de plastique. Les bocaux des « dealers » sont remplis de bonbons Haribo. Halls d’immeubles, mini-motos en drift au pied des tours… tous les éléments visuels d’un clip de rap classique sont là. Et tout est fiction. A la fin du morceau, un message à caractère informatif – « les armes sont factices / les produits n’étaient que du CBD (substitut légal au cannabis, ndlr) / Seul (sic) les friandises sont vraies »- et un remerciement à « BFM TV CNews Le Dauphiné Libéré pour la promo ». Buzz réussi et troll total, qui aura réussi à enflammer un débat sur une supposée « banalisation » de la violence (malgré la réalité des indicateurs), provoquer un duel entre le ministre de l’Intérieur et un maire écolo, voir les plateaux télé réfléchir sur la meilleur manière d’employer un terme d’extrême-droite et, en point d’orgue de la « séquence », le président de la République annoncer un virage sécuritaire pour répondre à la « crise de l’autorité » et « rééduquer » à « l’autorité légitime ». Pas mal pour un gamin des quartiers et 36 000 vues sur YouTube.
Lorsque l’on rembobine la chronologie de cette polémique en carton-pâte, difficile d’ignorer les signes annonciateurs. Sous le tweet de Ciotti, le compte « L’Écho des Banlieues », présenté comme « média indépendant », répondait : « Il s’agit d’un clip de rap, les armes sont factices. C’est de la mise en scène, tout est faux idiot. » Lors de l’intervention du préfet à Mistral, le 26 août, des jeunes criaient « c’était un clip de rap, tout est factice », rapportait France 3 Alpes. Seul Marianne prendra le temps d’explorer sérieusement une piste alternative, celle d’un coup de com’ des dealers, rappelant que des bandes de trafiquants de Mistral avait organisé une tombola pour leurs clients en 2019. Restent alors trois théories, récite le journal: « Les autorités défendent l’hypothèse d’une opération menée par un groupe de dealers, destinée à impressionner une bande rivale. Mais si la scène semble bien avoir été diffusée par des trafiquants, un des comptes à l’origine des vidéos affirme qu’il s’agirait seulement d’un ‘clip
tou
rné avec des fausses armes’. »
LES COMMUNITY MANAGERS DU SHIT
Aujourd’hui, l’hypothèse du clip a pris une grosse longueur d’avance, n’en déplaise à Yannick Biancheri et au procureur de Grenoble, qui demandait sur RMC à ce « qu’on nous fasse écouter la musique » si de clip il était question. Voeu exaucé. Un clip qui semble certes s’inscrire dans la tradition des coups de com’ d’un groupe de dealers de Mistral, nommé « Mistral Capital du stup » ou « Mistral Connection », doté depuis 2017 d’une véritable stratégie publicitaire sur les réseaux sociaux, comme l’explique un article très complet de CheckNews dès le 28 août. Tout ça ne serait donc qu’un coup de pub pour du trafic de drogue. Et pourtant, dans la presse, certains n’en démordent pas. Sur BFM et dans le Dauphiné Libéré
, ce 1er septembre, les armes « seraient » factices, les vidéos « seraient » celles d’un clip de rap…
En presse locale, on explore d’autres pistes. France Bleu Isère explique de son côté que « les images de dealers surarmés auraient bien été tournées pour un clip de rap » sans autorisation, et ose une théorie : « On peut se demander si ces images qui avaient choqué jusqu’au plus haut niveau de l’État n’ont pas été tournées à la demande des dealers puis ensuite intégrées, à leur demande, dans ce clip, vu l’ampleur prise par cette affaire ? C’est d’ailleurs une des pistes actuellement à l’étude.« Le Dauphiné Libéré, propose la même explication : « Pour certains connaisseurs du
« milieu »
grenoblois », il n’est cependant
« pas exclu que ces vidéos aient été une commande des dealers eux-mêmes pour faire passer un message de menace à leurs ennemis et que, voyant l’ampleur que cette affaire prenait, elles aient été ensuite reprises, avec leur autorisation, dans ce clip, pour faire baisser la pression tout en ridiculisant l’institution »
. »
Selon le procureur de Grenoble Eric Vaillant, les enquêteurs vont désormais « rechercher et entendre les auteurs du clip sur les faits de provocation à l’usage illicite ou au trafic de stupéfiants (5 ans de prison encourus), port d’armes prohibé (7 ans de prison encourus). » Avec des armes factices et des bonbons, ça paraît compliqué.
Benjamin Bourgine, rédacteur en chef à France Bleu Isère, revient sur la difficulté de séparer le vrai du faux dans cette histoire, notamment car l’accès aux sources est compliqué : « Par principe, dans ce quartier, il y a des saisies d’armes, c’est un quartier où il y a des opérations de police. Il y a une guerre entre les quartiers à Grenoble, c’est avéré. Dès le début, on dit « voilà une vidéo qui présente des gens en armes » et ensuite, quand on va sur le terrain, on nous dit « c’est factice, c’est un clip ». Encore aujourd’hui, personne n’est capable d’authentifier quoi que ce soit. C’est l’histoire d’une info qui progresse, qui va être recoupée. Quand on va en reportage là-bas, il y a du monde qui vous suit, qui vous observe, c’est pas une situation hyper enviable. Il y a des gens qui ont des assos de quartier, qu’on a régulièrement en chroniqueurs sur nos antennes et décodent ce qu’il se passe, mais le boulot de journaliste n’est pas aisé. » Encore moins lorsque la communication politique vient parasiter la situation, notamment lors de la première descente de police du 26 août : « Quand la préfecture nous embarque, ajoute le journaliste, c’est un moment un peu bizarre. On y va, on va voir ce que l’État à raconter de ce moment où chacun, l’État et les dealers, va se défier. Le préfet dit clairement que c’est à la demande du ministère de l’Intérieur. On est dans une guerre de l’image. »
LES TOURNAGES DE CLIPS SANS AUTORISATION, SOURCE DE CONFUSION
Des groupes de jeunes menaçants, en scooter ou armés… Qui se révèlent, quand la police arrive, être en train de tourner un clip de rap, avec des armes factices.e scénario est plus fréquent qu’on ne le croit, et se reproduit, avec des variantes à Toulouse en février 2018, Nice en novembre 2019, Nantes le 3 janvier dernier ou encore dans le 19e arrondissement de Paris à la mi-juin…
Le 23 mai 2018, la sénatrice ex-PS Samia Ghali, anciennement maire d’arrondissement dans les quartiers nord de Marseille, s’y est laissée prendre. Invitée par CNews après un fait divers grave, elle commente une vidéo vieille de quelques semaines montrant une voiture de police entourée par des jeunes en scooter, apparemment hostiles : “Regardez comment les policiers sont traités, et j’en ai plein d’autres des vidéos comme ça. Ce que je veux dire, c’est que ce sont des scènes du quotidien !” Problème, comme le pointent dès le lendemain France 3 Méditerranée et Marsactu, la vidéo immortalisait en fait le tournage sauvage d’un clip du rappeur Elams.
Autre genre de clip, moins anxiogène pour les voisins, mais un peu encombrant, celui qui implique le blocage de routes. Le 18 juillet dernier, Guy2Bezbar a ainsi mis à l’arrêt le périph’ parisien. Mais le modèle reste le rappeur Fianso, qui en 2017 a bloqué l’A3 à la hauteur d’Aulnay-sous-Bois avec figurants et table de bistro, mug à son effigie en main, pour les besoins du clip de sa chanson Toka. Jugé depuis, et condamné à 1500€ d’amende et quatre mois de prison avec sursis, Fianso a expliqué avoir improvisé ce tournage, initialement prévu dans un garage de Bobigny, en raison d’embouteillages …
J.L.M.