Depuis « The Wire » (« Sur écoute ») jusqu’à « Euphoria », les séries américaines des vingt dernières années sont passées d’un traitement sociopolitique des drogues à une exploration intime de la jeunesse toxicomane. Si Hollywood continue à glamouriser le trafic, l’usage excessif de drogue reste une catastrophe intime révélatrice de l’éternelle défaite des Etats-Unis face à ce fléau.
L’histoire de la lutte contre le trafic et la consommation de drogue aux Etats-Unis ressemble à une descente aux enfers. Depuis la présidence de Richard Nixon (1969-1974), les moyens consacrés à combattre les trafiquants n’ont cessé de croître, sans pouvoir empêcher qu’en même temps la quantité de drogue en circulation ne cesse de grandir.
L’échec de l’Amérique dans cette lutte, les séries ne pouvaient qu’en faire leur pain bénit. De la cocaïne au crack, de l’héroïne aux substances de synthèse et de la banalisation presque joyeuse de la marijuana à la crise tragique des opioïdes, celles produites par Hollywood racontent en détail ce que la drogue fait aux citoyens et à la société américaine.
En la matière, des liens profonds, de sens et esthétiques, relient les deux grands chefs-d’œuvre qui embrassent les vingt dernières années : The Wire (Sur écoute) et Euphoria.
A partir d’une première saison qui s’attache à l’observation minutieuse du petit trafic de rue à Baltimore (Maryland), The Wire (2002-2008) développe un récit plus ample, qui explore aussi bien le trafic international qui transite par le port que les politiques publiques qui sont mises en place pour y faire face, sans ignorer les enjeux de corruption ou d’électoralisme qui président aux décisions des policiers ou des élus. Overdoses, décrépitude des consommateurs les plus accros, meurtres à répétition, The Wire décrit minutieusement l’effet des drogues sur les individus et la violence extrême inhérente au commerce illégal.
Mais si The Wire est une œuvre majeure, c’est aussi parce qu’elle se coltine les réalités déplaisantes de la société américaine. A Baltimore, la persistance d’une véritable ségrégation sépare les Noirs des quartiers pauvres – qui sont à la fois les acteurs et les victimes du trafic – des policiers et des élus blancs qui font face, dans leur quotidien, à des problèmes plus ordinaires. Jimmy McNulty, le policier incarné par Dominic West, picole un peu trop, est infidèle, ne sait pas monter un meuble Ikea et vit des conflits professionnels : la vie banale d’un homme blanc de la middle class.
Plus subtilement encore, la série met en exergue les valeurs d’exclusion que flics et voyous ont en partage, et, au-delà, la veulerie du virilisme des machos, noirs ou blancs, confrontés à des personnages féminins ou homosexuels plus courageux.
Dans l’ouvrage collectif The Wire. L’Amérique sur écoute (La Découverte, 2014), un chapitre entier est consacré à « L’audace queer de The Wire » : « L’univers queer de la série, écrit Monica Michlin, comprend Omar, le hors-la-loi gay (et ses amants successifs, Brandon, Dante et Renaldo) ; Kima, la détective lesbienne ; et le duo de braqueuses Kimmy et Tosha, qui retournent le stéréotype de la “faible femme” pour mieux piéger les gangsters. »
En 2002, The Wire n’avait été plébiscité ni par le public ni par les professionnels de la télévision, qui n’avaient pas donné de prix à une œuvre pourtant considérée aujourd’hui comme une des meilleures séries de tous les temps. Interprété par Michael K. Williams, le personnage d’Omar terrorise les dealeurs. « C’est moi qui fais la loi », leur dit ce Robin des Bois qui vole l’argent des trafiquants. A la fois Noir, gay et solaire, Omar était-il trop difficile à avaler pour le public de 2002 ?
Sexe, alcool et réseaux sociaux
Ce que d’aucuns appelaient alors le « politiquement correct » s’est depuis transformé – dans la bouche des mêmes – en « wokisme ». Woke, Euphoria l’est totalement. D’abord parce que le récit, en voix off, dans la meilleure tradition de Sacha Guitry, est celui d’une adolescente, Rue, interprétée par Zendaya, devenue depuis une des actrices les plus puissantes d’Hollywood. Ensuite parce que Rue se lie d’amitié avec Jules, une jeune fille trans nouvelle au lycée, interprétée par une actrice transgenre inconnue, Hunter Schafer. Enfin, Euphoria propose une vision que l’on peut qualifier de féministe des rapports hommes-femmes, dans laquelle la question des violences sexistes et sexuelles n’est jamais éludée.
Et la drogue dans tout ça ? Comme The Wire, Euphoria explore son effet sur les adolescents d’une communauté bien circonscrite, ici une banlieue californienne, avec ses maisons individuelles, son centre commercial, sa station-service et son lycée. En plus des stupéfiants, ces lycéens consomment tout à l’excès : le sexe, l’alcool et les réseaux sociaux.
La série pourrait se résumer à trois histoires-clés, devant et derrière la caméra. La première est tout entière contenue dans les quinze premières minutes de l’épisode 1 : Rue, en voix off, résume à la vitesse d’un cheval au galop son parcours de toxicomane. Première fois à l’aube de l’adolescence, confrontation rapide avec les dealeurs et la violence, « good trips » et « bad trips » entre deux descentes, conscience soudaine de sa dépendance qui ne la protège pas d’une overdose, cure de désintoxication, sortie de cure angoissante et rechute. Ne demandez pas le programme, vous l’avez : ce sont tous ces états du toxicomane, dans leurs moindres nuances, qui seront explorés dans Euphoria, du plaisir réel des débuts aux graves conséquences – intimes, familiales et sociales – de l’usage quand il devient quotidien.
La deuxième histoire est un accident de production. En 2020, empêché par le Covid-19 de tourner la saison 2 aux dates initialement prévues, Sam Levinson, le créateur de la série, décide de tourner un épisode « spécial », très léger en matière de moyens. Intitulé « Les ennuis ne durent pas toujours », il consiste en un long tête-à-tête, tourné en champ-contrechamp, entre Rue – en pleine rechute et en plein déni – et son « parrain » des Narcotiques anonymes, un autre dépendant qui l’aide et la soutient dans son désir fragile d’arrêter de consommer. Ce très beau personnage, Ali, est interprété par Colman Domingo, qui lui donne toute l’humanité de ces anciens toxicomanes qui aident gratuitement ceux ou celles qui sont encore dedans. Le lien entre Rue et Ali profite de l’audace incroyable de cet épisode de grand calme, qui pourrait s’apparenter à du théâtre filmé, à l’opposé de la frénésie volontairement dérangeante de la série.
Enfin, la troisième et dernière histoire a le goût amer des drames dont Hollywood a le secret. Le 31 juillet 2023, l’acteur Angus Cloud – qui interprète le personnage de Fezco, le dealeur cool de Rue – meurt à 25 ans d’une « overdose accidentelle ». Alors qu’une troisième saison est en préparation, cette collision entre la réalité et la fiction dit la justesse du propos d’Euphoria, où la consommation de drogue est toujours considérée sous l’angle bienveillant d’un drame intime.
Bécassine chez les dealeurs
Entre The Wire et Euphoria, Hollywood a principalement produit deux autres genres de séries autour de la drogue. D’une part, un ensemble de projets qui, s’ils avaient été imaginés dans un contexte français, pourraient se résumer en une phrase : Bécassine chez les dealeurs. Soit des personnages naïfs et désespérés qui se lancent en amateurs dans le commerce de la drogue. Trois séries incarnent ce minigenre : Weeds (2005-2012), qui traite d’une petite entreprise familiale de cannabis, Breaking Bad (2008-2013), qui met en scène un chimiste honnête qui se lance dans la production de méthamphétamine, et enfin Ozark (2017-2022), où un père très comme il faut entraîne sa famille dans le blanchiment d’argent d’un cartel mexicain. Ces séries proposent aux spectateurs de s’identifier à ces Américains moyens qui rompent avec la loi presque « innocemment » pour être finalement confrontés à l’absence totale d’innocence d’un milieu ultraviolent dont ils ignorent les codes.
Le second sous-genre est historique. Narcos (2015-2017) fait le récit de la poursuite et de la chute de Pablo Escobar. Snowfall (2017-2023) tente une exploration fouillée de l’arrivée du crack en Californie dans les années 1980, quand Dopesick (2021) reprend les codes du film de ?procès pour traiter de la crise des opioïdes dans les années 2000. Plus récemment, Griselda (2024) évoque sous la forme d’un biopic en six épisodes la vie de Griselda Blanco, une baronne de la drogue colombienne célèbre pour sa cruauté. Pas d’excès de génie dans ces séries bien huilées, où la drogue fait plus office de contexte sensationnel – allant parfois jusqu’à sa « glamourisation » – que de sujet réel.
La drogue n’est, heureusement, pas exclusivement l’affaire des séries « sur » la drogue. Et c’est sans doute dans Succession (2018-2023) que l’on trouve le plus splendide des toxicos jamais inventés par Hollywood. Kendall Roy appartient à cette catégorie rare de personnages dont on se souvient longtemps. Interprété par Jeremy Strong, ce trentenaire est un archétype bien connu des sagas américaines : l’héritier présomptueux d’un empire qui ne cesse de lui échapper. Si l’on s’attache tant à ce magnifique perdant, ce n’est pas seulement parce que Jeremy Strong lui prête ses qualités de jeu étourdissantes.
Le Kendall de Succession est présenté dès le premier épisode de la première saison comme un usager repenti. Mais au lieu d’être loué pour son abstinence, il va être humilié trois fois en moins d’un demi-épisode en raison de son comportement passé. C’est tout d’abord Lawrence, le fondateur d’une start-up en plein succès, qui le traite de « fils à papa qui a des marques sur les bras à force de se piquer ». C’est ensuite son ex-femme, à qui il demande si elle voit quelqu’un et qui lui répond que oui, « en espérant qu’il ne laissera pas de coke sur l’iPad des enfants ». Kendall se défend à peine : « C’était il y a trois ans », dit-il sobrement.
Dans l’échelle des addictions
Enfin, l’humiliation ultime fait jouer à la toxicomanie de Kendall un rôle essentiel dans ce qui donne son titre à la série, la succession. Pour expliquer à son fils pourquoi il renonce – contrairement à ce qui était prévu – à lui confier la direction du groupe familial, son père lui dit calmement : « Il y a trois ans, tu étais chez les fous.
– On appelle ça un centre de désintox, papa, réplique Kendall. Et je suis clean.
– Je n’en doute pas, conclut son père, mais je crains que tu ne sois pas encore assez endurci. »
Jamais avant Succession – ce premier épisode date de 2018 – le « destin du toxicomane », pour reprendre le beau titre du livre du professeur Claude Olievenstein, n’avait été saisi si vite et si bien, caractérisant un héros tragique pour tout le reste de la fiction. Au fil des quatre saisons, Kendall sera ce « fils à papa » à qui personne ne fait pleinement confiance, ni les membres de sa famille, ni le monde des affaires, ni lui-même, qui est le premier à douter de sa valeur.
Bien sûr, dans le champ des addictions, la Sue Ellen de Dallas – en 1981 – était elle aussi singularisée par son alcoolisme dès ses premières apparitions dans la série. Mais l’alcoolisme de cette épouse délaissée n’était utilisé contre elle que par son mari, J.R., le « méchant » de Dallas, personnage principal de la série. Surtout, la consommation d’alcool n’était jamais stigmatisée dans Dallas, pas plus qu’elle ne l’est dans Succession : le père de Kendall et J.R. sont deux grands buveurs de whisky, à qui la réussite et la gloire n’échappent pas. Boire, même à l’excès, c’est toujours OK. Mais aux drogués on ne pardonne rien.
En 2020 et 2022, Zendaya a reçu le Primetime Emmy Award de la meilleure actrice dans une série télévisée dramatique. L’Amérique en est là, qui regarde aujourd’hui avec admiration la performance prodigieuse d’une comédienne qui souffre, vomit et a de la morve au nez dans tous les épisodes d’une série déjà culte. Alors que la troisième saison d’Euphoria n’est toujours pas tournée, la série de Sam Levinson marque déjà une sorte de sommet dans le genre, même si Hollywood n’en a sans doute pas fini avec l’inépuisable filon de la défonce.
Thomas Doustaly
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