3 octobre 2021
Déclaration d’intérêts
Marie Jauffret-Roustide a été désignée par l’Inserm pour évaluer la salle de consommation à moindre risque à Paris. Elle mène également actuellement une recherche sur les trajectoires des usagers de crack en Ile-de-France. Ces deux recherches ont reçu un soutien financier de la Mildeca, de l’Agence régionale de santé Ile-de-France et de la Ville de Paris. Son salaire de chercheure n’est subventionné par aucune des institutions citées ci-dessus dans la mesure où elle a un poste statutaire de chercheure à l’Inserm et est à ce titre fonctionnaire de l’État. L’Inserm est un organisme indépendant qui a la liberté de produire des connaissances scientifiques et peut donc à ce titre mener une évaluation critique des politiques publiques menées dans le champ de la santé.
Le sujet des usagers de drogues dans l’espace public a réémergé dans le débat politique durant la campagne municipale parisienne de 2020. L’espace de discussion qui s’est ouvert, sur les réponses publiques, a montré qu’elles pouvaient elles aussi être perçues comme la cause même du « désordre urbain ».
Un an et demi plus tard, le débat est relancé de manière intense, voire violente, en particulier depuis que l’un des nombreux déplacements de scène ouverte de crack (un dérivé de la cocaïne addictif et relativement bon marché), initialement installée dans le nord-est parisien, a mené à la construction par la préfecture de police de Paris d’un mur entre Aubervilliers et la capitale, en septembre 2021.
Dans ce contexte, certains candidats jouent sur le registre de la ville dangereuse, sale, où règnent l’insécurité permanente et la peur, pour prôner une ville toujours plus sécuritaire. D’autres utilisent la rhétorique de la ville diverse, accueillante et solidaire, pour tendre vers une ville plus humaine. Quels sont, concrètement, les discours des uns et des autres ? Et surtout, que nous apprennent les données scientifiques sur le sujet, en matière de santé publique et de sciences sociales ?
Le problème des scènes ouvertes
L’usage de drogues relève le plus souvent de la sphère privée et intime, mais peut parfois se dérouler dans l’espace public non par choix, mais par contrainte pour les usagers les plus précaires. Ce phénomène donne parfois lieu à des scènes ouvertes de drogues qui peuvent générer des troubles à l’ordre public, du malaise et de la peur pour les riverains.
Une scène ouverte associe une présence concomitante du trafic de drogues et la présence d’usagers dans l’espace public. Ces scènes ouvertes génèrent également des problèmes pour les usagers de drogues qui s’exposent à la transmission de maladies infectieuses dans le cadre pratique réalisées dans de mauvaises conditions d’hygiène, et à de la violence. Les reportages menés récemment sur la « colline du crack » ou sur les « Jardins d’Éole » situés au Nord-Est de Paris révèlent ces difficultés. Ces espaces démantelés puis déplacés par les forces de l’ordre sont des exemples emblématiques de scènes ouvertes.
En réponse à ces scénarios, la ville de Paris, la Préfecture de Paris, l’Agence régionale de santé d’Île-de-France et la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) ont appelé à une forte mobilisation sanitaire et sécuritaire et mis en œuvre un plan crack en 2019. Cette thématique des scènes ouvertes de drogues a occupé une place significative dans les débats électoraux, qu’ils soient municipaux ou nationaux.
Répression et obligation de soins
Lorsqu’en 2016, une salle de consommation à moindre risque avait été implantée dans le 10e arrondissement, quartier Lariboisière-Gare du Nord, pour répondre à une scène ouverte d’injection, son objectif était double : améliorer la santé des usagers de drogues et pacifier l’espace public.
Ce projet a donné lieu à une vive controverse en France, au niveau national et local, rappelant que l’implantation de telles salles ne va pas de soi.
Certains politiques comme Philippe Goujon, le maire Les Républicains du XVe arrondissement de Paris, s’étaient publiquement opposés à la mise en œuvre de cette approche dès 2011. Dénonçant cette réponse de santé publique comme un signal d’incitation à la consommation pour les plus jeunes et comme un message de renoncement au sevrage pour les « toxicodépendants », il invoquait à la place notamment un renforcement de la répression.
En 2020, lors de la campagne municipale, Rachida Dati, candidate Les Républicains à la mairie de Paris, s’était quant à elle positionnée de manière forte sur ce terrain, en mobilisant la thématique des usagers de crack et en dénonçant la mise en place « prochaine » d’un « bus de crackers ». Or, ce modèle de bus existait en France depuis les années 1990, il ne s’agissait donc pas d’une mesure nouvelle. Ces dispositifs de réduction des risques mobiles vont à la rencontre des usagers de drogues sur les scènes de consommation, afin de leur fournir du matériel de prévention des risques vis-à-vis du VIH et des hépatites.
Usagers, riverains : émergence et transformation des figures
Durant de nombreuses années, ce sont les enjeux du trafic de drogues qui ont essentiellement été mis en avant comme la cause de l’insécurité. Plus récemment, au niveau national, la figure des usagers a été mobilisée non plus sous l’angle de la « victime », mais sous celui de « fauteurs de troubles » tant sur le sujet du cannabis, pour lequel les usagers sont désormais responsables du trafic selon le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin.
L’introduction de la figure des riverains était apparue dans le débat public lors des municipales de 2020 permettant à certaines personnalités politiques, comme Rachida Dati, de rappeler leur opposition aux salles de consommation présentées comme la cause principale de la dégradation de l’espace public tout en affirmant souhaiter la mise en place de lieux de prise en charge spécialisés pour les usagers de crack, mais sans en préciser les contours.
Pierre Liscia, candidat sans étiquette à la mairie de Paris est allé plus loin dans son opposition en présentant les salles de consommation comme la cause quasi exclusive des problèmes d’insécurité, de saleté, de dégradation de l’espace public. Il utilise ce même registre de discours sur la thématique du crack lorsqu’en juin 2021, il mentionne l’abandon des riverains par les pouvoirs publics et propose des centres de désintoxication forcée pour les usagers de crack.
Or, si le quotidien des riverains qui vivent à côté des scènes ouvertes de drogues est difficile, leur discours est souvent présenté de manière caricaturale, les séparant entre opposants et partisans, alors que les registres de position sont plus variés. Ils oscillent le plus souvent entre une volonté de prise en charge (« il est important que les drogués puissent se soigner »), de relégation de cette population (« je suis favorable à la prise en charge mais pas en bas de chez moi »), voire parfois de sanction (« il serait plus utile des les enfermer pour les protéger de la drogue »).
Accompagner plutôt que réprimer
Valérie Pécresse qui s’est déclarée candidate aux élections présidentielles, a multiplié les effets d’annonce en appelant à la désintoxication forcée et de l’obligation de soins présentées comme la seule optique de soins pour les usagers de crack. En adoptant un discours martial, elle laisse ainsi supposer qu’aucune action n’a été menée pour prendre en charge les usagers de crack.
Or, depuis des années, les acteurs de réduction des risques et de la prise en charge se mobilisent dans la capitale. La position de ces professionnels de terrain diffère fortement de ces positions, puisqu’ils demandent à ce que la réponse sanitaire soit prioritaire face à la réponse répressive, qui a fait la preuve de son inefficacité tant pour les usagers que pour les riverains.
Parmi les professionnels de la prise en charge, des addictologues tels que le Pr Florence Vorspan rappellent ainsi que les lits de sevrage existent, mais que les places manquent, en raison de financements insuffisants.
Par ailleurs, la distinction entre le sevrage, le soin et la réduction des risques est artificielle : des addictologues spécialistes du soin et du sevrage tels que le Pr Amine Benyamina demandent également de leur côté la mise en place de mesures de réduction des risques.
Dans le champ des politiques, Anne Souyris, candidate écologiste et adjointe à la santé d’Anne Hidalgo, va dans le même sens. Elle défend fermement la politique de réduction des risques lors de ses nombreuses interventions publiques. Elle se positionne à la fois en faveur de la généralisation des salles de consommation et de dispositifs « intégrés » de prise en charge incluant réduction des risques et soins.
Dans l’argumentaire de la gauche parisienne, la relation entre dégradation de l’usage public et consommation de drogues est inversée. On explique ainsi que la création de la scène de la Colline du crack s’est dégradée au moment de la fermeture d’un centre de réduction des risques dans le quartier. Par ailleurs, les centres de désintoxication forcée ne font pas partie des solutions proposées et les salles de consommation ne sont pas ici présentées comme un abandon des usagers, mais à l’inverse comme un espace protecteur permettant un début de prise en charge.
Dans ce débat, Anne Hidalgo, maire de Paris et candidate aux élections présidentielles, est moins visible que son adjointe écologiste, qu’elle laisse monter au front. Elle anime au sein de la mairie, avec d’autres élus parisiens, des réunions entre des riverains et des professionnels de réduction des risques, portant sur le sujet de l’implantation des dispositifs de prise en charge qui intègrent des espaces de consommation. Sur le versant répressif, elle demande publiquement au ministère de l’Intérieur d’agir sur l’évacuation des scènes ouvertes.
Les preuves scientifiques
Au niveau international, les salles de consommation à moindre risque ont fait la preuve de leur intérêt en santé publique et sur la tranquillité publique. Cet intérêt a été confirmé en France par l’Inserm, en mai 2021.
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L’évaluation de ces dispositifs a mis en évidence une diminution des overdoses, du partage de seringues entre usagers, de l’injection dans l’espace public, des délits, et une amélioration de l’accès aux soins incluant le sevrage. Les oppositions politiques sur les réponses à apporter à l’usage de drogues en milieu urbain sont toutefois révélatrices de l’ambivalence de la société a vis-à-vis de l’usage de drogues dans un contexte prohibitionniste.
Au-delà de la dimension de la preuve scientifique, elles montrent également la difficulté à trouver des solutions à une question complexe, celle de la cohabitation entre différents groupes sociaux en ville et des difficultés à concilier une approche à la fois sanitaire et de tranquillité publique.
L’évacuation de ces scènes par la police, menée dans le cadre d’une réponse exclusivement répressive, est inefficace, car elle ne fait le plus souvent que déplacer le phénomène, sans le régler ni pour les usagers ni pour les riverains.
Les débats politiques présentent souvent l’espace public comme un espace dangereux, mobilisant un imaginaire de la peur souvent associé à certains groupes d’âge (les jeunes), ou à certaines classes ou groupes sociaux (populaires, racisés…). Dans ce contexte, la question de la répression de l’usage des drogues est souvent instrumentalisée à des fins politiques, ce qui constitue un frein à l’élaboration de proposition constructive.
Non seulement cette instrumentalisation n’apporte aucune solution aux difficultés quotidiennes des habitants des espaces publics concernés, qu’ils soient riverains ou usagers, mais elle constitue en outre un frein aux propositions visant à imaginer et aménager les villes pour atteindre à une « éthique de la ville » qui permettrait, comme le propose le sociologue Richard Senett, de « mieux vivre ensemble avec les autres ».
Source : Theconversation.com