Mercredi 21 août 2019
Soupir presque résigné. Alice*, mère de famille, milieu aisé, parle de tout avec ses enfants. Ils ont 20 et 14 ans. Un garçon et une fille. Écoles privées, bande d’amis, bons élèves. Mais cannabis. « Le problème c’est qu’en tant que parents, on se sent impuissants, souffle Alice. Mes enfants n’ont pas de gros problèmes, ils ont un usage récréatif de l’herbe, et ne sont pas en rébellion. Nous avons de bons rapports. Ils savent que je suis contre, farouchement. Mais s’ils comprennent mon point de vue, ils assument d’en avoir un autre. Ma fille est en 4e et quand j’ai découvert des feuilles, des filtres et du cannabis dans ses affaires, elle m’a répondu : Mais maman, tout le monde fume dans ma classe ! » Alice a tout jeté dans les toilettes, menace sa fille de pension, serre la vis, interdit les sorties.
Fumeurs précoces
Mais elle est inquiète. « Les gamins du collège s’amusent à faire le mur et à se retrouver la nuit, ils n’ont pas conscience qu’ils se mettent en danger et se disent que ce sera bientôt légal d’avoir du cannabis. Ils refusent de me dire qui leur fournit ça. » Suivie par une association, Alice aimerait voir se créer des groupes de parole dans les établissements scolaires, des ponts entre les parents pour faciliter la communication. « On a vraiment l’impression que personne ne prend la mesure de ce phénomène de société. » « Certains jeunes ne savent même pas que fumer du cannabis est interdit. » Olivier Gérard, gendarme chargé de prévention Olivier Gérard fait partie de ceux qui mesurent le problème. Formateur relais antidrogue de la brigade de prévention de la délinquance juvénile, à la gendarmerie de Rosières, il rencontre régulièrement des jeunes lors d’actions de sensibilisation. « Ils commencent tôt, plus tôt qu’il y a vingt ans, essaient vers 13 ans pour la première fois. Certains ne savent même pas que fumer du cannabis est interdit. Et si la France est un des pays d’Europe où la législation est très sévère, les jeunes Français sont malgré tout parmi les plus gros consommateurs, si l’on en croit les estimations. »
Tous les milieux concernés
Le gendarme ne veut pas « diaboliser les jeunes », et tourne le regard, aussi, vers leurs parents. « Certains d’entre eux ne viennent pas quand on organise des actions de prévention dans les établissements scolaires, à destination des adultes. On sait que certains parents fument de l’herbe avec leurs enfants, ou boivent de l’alcool avec eux… Or, leur rôle est vraiment déterminant, on ne pourra jamais se substituer aux parents. » Les gendarmes ont trouvé des pieds de cannabis à Polisot, à Virey-sous-Bar, à Essoyes… La proximité de notre région avec les Pays-Bas, les échanges en teknival, le prix (de 6 à 8 € le gramme, prix variable selon les évolutions du « marché ») et la vente en ligne sont autant de facteurs qui facilitent l’acquisition de drogue, selon Olivier Gérard. « Les mineurs fument surtout du cannabis mais ils essaient aussi autre chose, comme les drogues de synthèse, les plantes hallucinogènes, et même de l’essence, parfois. Ils aiment les défis. Et il n’y a pas de profil type: tous les milieux sociaux sont concernés, en ville et à la campagne. Dans les petits villages, les consommateurs et les vendeurs se sentent parfois plus tranquilles pour faire pousser de l’herbe. On a trouvé des pieds de cannabis à Polisot, à Virey-sous-Bar, à Essoyes… »
Des risques réels pour la santé
Les gros consommateurs sont souvent, aussi, des buveurs réguliers ou amateurs de médicaments. Lorsque la précarité, l’isolement ou les problèmes familiaux compliquent le tableau, certains « glissent » vers des drogues plus dures, comme l’héroïne, qui crée une dépendance très forte. Plus précoces, plus nombreux, moins inquiets à ce sujet: les adolescents qui fument du cannabis s’exposent pourtant à des risques réels. Ce produit altère leur cerveau et les consommateurs réguliers à l’adolescence ont trois fois plus de risques de développer un trouble psychotique de type schizophrénique avant 30 ans. En cas de consommation au long cours, le risque de cancer est dix fois plus élevé qu’avec la cigarette. Un quart des personnes poursuivies par la justice pour des affaires de stupéfiants sont des mineurs. « Le rôle de la police et de la justice dans le rappel de ces risques est de plus en plus important car ce phénomène augmente et se banalise dans l’esprit des jeunes », souligne Olivier Caracotch, procureur de la République à Troyes. Lorsque la sensibilisation ne suffit pas (stages à suivre lors de la première arrestation pour usage de stupéfiants), la réponse répressive va de l’amende à la peine de prison ferme, en passant par l’obligation de soins. « Nous savons par expérience que la répression n’est pas ce qu’il y a de plus efficace en cas d’addiction. Le taux de récidive est important. Dans ce domaine, il n’est pas rare que les casiers judiciaires comportent trois à quatre mentions, pour usage, trafic, conduite sous l’empire de stupéfiants. Mais la sanction est une question de cohérence et c’est une manière de rappeler que la personne a tout intérêt à suivre les préconisations de la justice en matière de sensibilisation et de soins. » Dans l’Aube, un quart des personnes poursuivies par la justice pour des affaires de stupéfiants sont des mineurs. Dans 85 à 90% des cas, ce sont des garçons. Et la majorité des interpellations de jeunes en matière de stupéfiants concerne l’usage de cannabis.
Mélanie LESOIF
*Les prénoms ont été modifiés
Source : L’Est Éclair