Une étude de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives détaille pour la première fois les usages en milieu carcéral.
Alcool, cannabis, mais aussi cocaïne, MDMA voire crack ou héroïne… Les prisons françaises sont loin d’être épargnées par la consommation (et donc le trafic) de drogues et de produits interdits. Elles ne sont pas, pour autant, des zones où l’on se drogue librement. Ce sont les principaux enseignements d’une enquête inédite menée par l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) et dont Le Monde révèle les résultats.
Le constat de prisons sous l’emprise des drogues est régulièrement illustré par les témoignages de détenus, les alertes lancées par les surveillants pénitentiaires, ou encore les chiffres des saisies. Le travail de l’OFDT offre désormais une traduction statistique, précise et actualisée de cette réalité qui semble encore perçue comme étouffée derrière les portes des établissements pénitentiaires.
Les chercheurs de l’OFDT ont interrogé, par questionnaire auto-administré, un panel de 1 094 hommes détenus, pour réaliser la première « Enquête sur la santé et les substances en prison » (baptisée de l’acronyme Esspri), publiée ce lundi 6 mai. « Il fallait objectiver un débat permanent », souligne Stanislas Spilka, responsable scientifique de l’étude à l’OFDT, et ce, afin de réaliser la photographie la plus nette possible. « Depuis les années 1970, poursuit-il, les débats tournaient beaucoup sur les usages à risques, liés aux injections, ou au virus du sida, mais aujourd’hui, et les données le prouvent, nous sommes dans un autre contexte. »
« Enjeu de santé publique majeur »
D’après les réponses, le premier produit consommé dans les cellules est certes légal, mais extrêmement nocif. D’après l’enquête, 73 % des détenus sont des fumeurs réguliers de tabac (soit 2,5 fois plus qu’en population générale), grillant leur santé autant que leur maigre pécule, puisque le prix d’un paquet (autour de 11 euros) est le même en prison alors que les détenus ont, en moyenne, 250 euros mensuels pour cantiner. « Cette consommation de tabac très importante, premier point saillant de l’étude, constitue un enjeu de santé publique majeur », souligne Melchior Simioni, sociologue et chargé d’étude à l’OFDT.
Parmi les produits interdits consommés, la prépondérance du cannabis ne fait aucun doute. La proportion de détenus faisant un usage quotidien de cette drogue s’élève à 26 %. Une donnée huit fois plus importante que celle concernant la population générale. Comme pour la majorité des substances recensées par l’étude, ce sont les moins de 35 ans qui consomment plus que leurs aînés, avec 35 % de fumeurs quotidiens, contre 15 % pour les plus de 35 ans.
Donnée symbolique : désormais, la consommation de cannabis en détention dépasse celle de l’alcool – au contraire de la hiérarchie relative à la population générale. Jadis compagnon de cellule habituel des prisonniers, grâce à la contrebande, où encore produit de la macération de fruits, l’alcool a perdu sa prévalence. Seuls 16 % des détenus déclarent avoir bu de l’alcool au moins une fois lors de leur détention ; et 3,7 % au cours du mois précédant l’enquête. Là encore, ce sont les moins de 35 ans les plus touchés.
Utilisation « palliative » à l’enfermement
L’une des raisons de la surconsommation de cannabis que les auteurs de l’étude soulignent est son accessibilité. Ainsi, en prison, le cannabis est « réputé plus facilement accessible que l’alcool ». La raison est toute logique : le shit ou l’herbe sont plus aisément « livrables », puisqu’on peut les diviser par petits paquets. Ainsi, de petites doses peuvent arriver via des projections depuis l’extérieur, ou encore par drones. On peut également en obtenir lors des parloirs, ou encore grâce à des complicités – parfois des surveillants. Pour l’alcool, impossible de procéder de la même manière : une bouteille est beaucoup plus difficile à faire passer discrètement.
Preuve du poids du cannabis dans la problématique des drogues en prison : les chiffres des saisies les plus récents, dévoilés par Le Monde en février, montraient ainsi que sur les 18 187 saisies de drogues réalisées en prison en 2022, pas moins de 95 % concernaient le cannabis. Le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, a vanté à plusieurs reprises depuis quelques semaines les résultats des opérations dites « cellules nettes », où sont saisies des drogues.
En dépit de son interdiction, et des risques encourus par ceux qui en recèlent, 51 % des détenus interrogés disent que trouver du cannabis en détention est « très facile » ou « plutôt facile ». Une étude précédente de l’OFDT, corroborée par des rapports de police récents, souligne l’importance des réseaux spécialisés dans la revente de produits illicites à l’intérieur des prisons.
Lorsqu’ils sont interrogés sur les raisons de leur consommation, les détenus ne mettent pas en avant un quelconque argument festif. Au contraire, il s’agit pour 54 % des hommes interrogés de chercher à « se calmer » et 46 % à « s’endormir ». Seuls 6 % des fumeurs déclarent consommer du cannabis pour « s’amuser ». Des réponses qui corroborent une utilisation « palliative » à l’enfermement : le temps d’un « pilon », on s’évade artificiellement.
Ce que confirment les chercheurs de l’OFDT : « Cette forme de consommation “autothérapeutique” rappelle le lien entre consommation et contexte carcéral, où la vie quotidienne est particulièrement difficile », souligne M. Simioni.
Drogues « dures » et seringues
Le contexte de surpopulation carcérale rend plus aiguë encore cette problématique. Au 1er avril, le nombre de détenus en France a de nouveau battu son record, avec 77 450 personnes incarcérées, soit 4 320 de plus que l’année précédente. Cette densité carcérale moyenne de 125,8 % se traduit dans les faits par le recours à de simples matelas posés au sol pour 3 307 détenus, contre 2 151 un an plus tôt, et à une promiscuité accrue dans les cellules. Une situation si tendue que le Conseil de l’Europe a exprimé mi-mars sa « préoccupation » au sujet des prisons françaises.
Bien moins encombrantes à conserver en cellule, les drogues « dures », aux effets souvent excitants, ne sont pas anecdotiques dans les résultats de l’étude. En particulier la cocaïne, déjà utilisée au moins une fois en détention par 13 % des hommes interrogés (contre 5,6 % en population générale au cours de leur vie, selon les chiffres de la dernière étude nationale, datant de 2017). Les résultats statistiques des autres drogues mentionnées dans les questionnaires sont assez similaires : 6,2 % d’usagers de crack, 5,4 % d’ecstasy et 5,1 % d’héroïne. Si on les additionne, la consommation totale de ces drogues dépasse le niveau de consommation d’alcool. Leur circulation pose aussi la problématique de l’usage des seringues : 3,5 % des prisonniers ayant eu recours à l’injection d’une drogue ou d’un produit de substitution durant leur détention.
Cela posé, reste une question : la prison est-elle un environnement où les détenus commencent à consommer des substances illicites ? Les résultats de l’enquête montrent que ce n’est pas le cas. « Il y a très peu d’initiations en prison, affirme Melchior Simioni. Par exemple, seuls 4 % des détenus ont commencé à consommer du cannabis au cours de leur détention. » Les auteurs de l’étude estiment qu’il est plus pertinent de s’interroger sur la continuité des usages avant et pendant l’incarcération. En clair : la consommation à l’intérieur des murs de la prison est très souvent le prolongement d’un comportement addictif à l’extérieur. Il s’agit donc d’accompagner au mieux les détenus vers la sobriété.
Cette enquête n’est pas destinée à demeurer une photographie unique. Les travaux de l’OFDT sur les consommations de drogue en milieu carcéral sont amenés, dans les prochains mois, à être élargis à la population féminine ainsi qu’aux établissements d’outre-mer. Elle devrait servir de base chiffrée aux débats sur les politiques publiques. Aussi, cet outil statistique est amené à être répété sur le long terme, avec une deuxième salve d’ores et déjà prévue pour 2025.
Lire le rapport de l’OFDT : Les consommations de drogues en prison – Résultats de l’enquête ESSPRI 2023