OPINION. Dans une tribune, Ruth Dreifuss et Louise Arbour plaident pour des alternatives à la détention pour les délinquants qui occupent le bas de la pyramide criminelle de la drogue et n’exercent ni violence ni responsabilité
Depuis la fin des années 1980, la population carcérale mondiale explose. Les campagnes électorales se font à coups de slogans: tolérance zéro, guerre à la drogue, guerre au terrorisme, banlieues dangereuses… Non seulement les politiques ultra-répressives sont inefficaces, mais elles érodent les droits fondamentaux de tous et particulièrement ceux des individus en détention.
Ces trente dernières années nous apprennent que la privation de liberté touche les populations les plus vulnérables et que la petite criminalité, non violente, y conduit également. Par contre, des solutions moins coûteuses et plus favorables à l’intégration sociale et économique des délinquants existent, mais sont trop peu mises en œuvre. Une société juste et équitable doit refléter le principe selon lequel la peine est proportionnelle à la gravité du crime et susceptible d’accomplir ses objectifs multiples y compris la dissuasion et la réhabilitation. Dans ce contexte, la peine carcérale est une mesure de dernier recours.
La faillite des politiques répressives est particulièrement flagrante dans le domaine de la répression de la consommation de drogues et de la petite criminalité non violente liée au deal de rue, ainsi que de la contrebande de quantités minimes de substances illégales ou de la production pour usage personnel.
Pas d’effet dissuasif
La mise en œuvre de politiques répressives en matière de drogues, particulièrement celles qui privilégient l’incarcération, soulève deux questions fondamentales. Est-il justifié, en termes éthiques, de punir la consommation de drogues, alors qu’elle ne nuit pas à autrui bien qu’elle fasse éventuellement courir aux personnes qui s’y adonnent un risque d’atteinte à leur santé physique et psychique ? Et y a-t-il la moindre évidence que la prison soit efficace? Elle n’offre pas un meilleur bilan de guérison de la dépendance – une maladie chronique selon l’Organisation mondiale de la santé, au risque durable de rechutes – que la prise en charge médicale et psychologique, ainsi que les soutiens à l’intégration sociale. Bien au contraire! Et son effet dissuasif est encore moins évident. Le temps a bien démontré que ce genre de politique ne conduit pas à une réduction de l’offre de substances illégales: l’arrestation du consommateur ne permet que très rarement de remonter la filière de ses fournisseurs et le marché illégal est si complexe, paré contre l’infiltration et les ripostes légales, que même les dealers sont déconnectés de leurs grossistes, qui agissent le plus souvent comme des entreprises multinationales. Peut-on continuer à feindre d’ignorer que les «barons» de la drogue échappent à la punition et que ce sont les prolétaires du marché illégal qui paient le prix fort de la prohibition et de la répression ?
« Est-il justifié, en termes éthiques, de punir la consommation de drogues, alors qu’elle ne nuit pas à autrui ? »
La privation de liberté, que celle-ci soit en garde à vue ou après jugement, se concentre effectivement sur l’usage et l’acquisition de petites quantités de drogues. Ainsi en France, quelque 80% des procédures liées aux drogues le sont pour détention ou usage; aux Etats-Unis, 85% des arrestations liées aux drogues concernent la simple possession. Ceci conduit à la situation alarmante actuelle. Des jeunes gens, venant de groupes ethniques minoritaires et issus de milieux sociaux et économiques difficiles, voient leur avenir compromis à cause de leur consommation. Or, il n’y a pas de différence majeure quant à la prévalence de l’usage des drogues dans les différentes couches de la population – tout au plus des risques augmentés dus aux conditions de consommation – et cependant la répression s’acharne bien davantage sur les quartiers pauvres.
De plus, les lieux de détention sont des environnements à haut risque pour les maladies transmissibles comme le VIH, l’hépatite C et la tuberculose, avec des implications plus générales pour la santé publique une fois les personnes remises en liberté. La surpopulation carcérale aggrave encore davantage la situation. Il se pose en outre le problème de la continuité des traitements et des soins, aussi bien au moment de l’entrée en prison qu’à la sortie, pour les maladies transmissibles ainsi que pour la dépendance aux drogues. La consommation de drogues non seulement existe en prison, elle est statistiquement plus élevée qu’en dehors. C’est là parfois qu’une personne détenue s’initie à la drogue ou se met à consommer des substances différentes et plus nocives.
Dépénalisation de la consommation
Enfin, il est impératif de rappeler que les droits fondamentaux sont inaliénables et qu’une personne ne les perd pas lorsqu’elle est privée de liberté. Cela comprend notamment le droit à la santé, le droit au respect de la dignité, le droit à la vie, le droit à la sécurité personnelle, la protection de la sphère privée, le droit à un logement adéquat, le droit à la nourriture, à l’eau et aux équipements sanitaires, et l’interdiction de la torture ou de tout autre traitement cruel et dégradant. L’État fait donc face à une responsabilité particulière à l’égard des personnes incarcérées, dépourvues d’autonomie et de la capacité de subvenir à leur besoin.
Avec nos collègues de la Commission globale*, anciens chefs d’État et de gouvernement, personnalités reconnues du monde culturel et économique, nous militons pour la dépénalisation totale de la consommation de drogues et des actes préparatoires à celle-ci. Nous plaidons pour des alternatives à la détention pour les délinquants qui occupent le bas de la pyramide criminelle et n’exercent ni violence ni responsabilité. Cette position de principe ne nous libère pas de l’obligation de plaider en faveur des droits des personnes détenues – l’accès aux soins, la mise à disposition des mesures de réduction des risques liées à la consommation, la protection contre la violence – et de dénoncer les abus lorsqu’ils s’exercent derrière les murs des prisons.
La société a droit à ce que des politiques publiques au nom desquelles l’État prive des personnes de leur liberté soient cohérentes, justes et efficaces, respectueuses des droits fondamentaux et basées sur des données scientifiquement avérées crédibles, plutôt que sur des mythes, stéréotypes et préjudices qui masquent la réalité et entretiennent les discriminations.
* La Commission globale de politique en matière de drogues est une organisation indépendante constituée de 27 membres, dont 14 anciens chefs d’Etat ou de gouvernement et trois lauréats du Prix Nobel. Elle vise à ouvrir, au niveau international, un débat éclairé et scientifique sur des moyens équitables et efficaces de réduire les préjudices causés par les drogues et les politiques publiques de leur contrôle aux individus et aux sociétés. Elle a publié le 13 juin 2019 une prise de position sur la politique en matière de drogues et la privation de liberté.
Ruth Dreifuss est ancienne présidente de la Confédération suisse et présidente de la Commission globale de politique en matière de drogues.
Louise Arbour est ancienne haut-commissaire aux droits de l’homme et membre de la Commission globale de politique en matière de drogues.
Source : Letemps.ch