Drogues : « La prohibition met nos démocraties en danger », alerte l’addictologue Bertrand Leibovici.
Le Conseil économique, social et environnemental préconise une libéralisation encadrée du cannabis récréatif. L’occasion de faire le point sur les politiques publiques en matière de drogues avec le professeur Bertrand Leibovici, qui vient de publier « Drogues : la longue marche ».
Le gouvernement suivra-t-il ? Vu le combat d’arrière-garde que la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) et le ministère de l’Intérieur mènent sur le CBD ou cannabidiol, la molécule non psychotrope du cannabis, c’est loin d’aller de soi. « Mais après l’affaire des retraites, l’exécutif pourrait utiliser la légalisation du cannabis pour se réconcilier avec la jeunesse », espère tout de même Bertrand Leibovici. Addictologue et activiste français, ce praticien lutte depuis les années 1990 pour la réduction des risques liés à l’usage des drogues.
La prohibition en échec
Libéré depuis un an de son travail de clinicien à l’hôpital Paul-Brousse (Villejuif, Val-de-Marne), le docteur Leibovici, 73 ans, a enfin trouvé le temps de publier un livre fort instructif. « Drogues : la longue marche » (L’Harmattan/Editions Pepper) est une somme, à la fois savante et accessible, sur l’histoire des drogues : de l’alcool aux opioïdes ou stimulants de dernière génération comme les amphétamines, en passant par l’héroïne, la morphine, la cocaïne, le cannabis et les molécules psychédéliques (LSD ou psilocybine).
Mais cet ouvrage est aussi « une critique acerbe de la prohibition punitive », comme le note en préface le psychiatre Amine Benyamina, président de la Fédération française d’addictologie. Ce qui est troublant, nous confie Bertrand Leibovici, c’est que « les arguments des partisans de la prohibition et ceux de ses adversaires n’ont pas beaucoup changé depuis un siècle. » Or la situation, elle, s’est profondément transformée.
Mais, regrette le médecin, « la culture de la prohibition s’est si bien installée dans nos sociétés qu’avec le temps elle est devenue une nature ». Ce qui peut avoir des conséquences dramatiques. Exemple ? « Lors de l’épidémie de sida, les autorités ont beaucoup trop tardé à remettre des seringues en vente libre, alors que cela aurait permis de limiter bien davantage la dissémination du virus parmi les injecteurs de drogue. »
Hachoirs à corps humains
Aujourd’hui, « il faut une réforme profonde des politiques publiques anti-drogues, car leur échec met en danger nos démocraties », plaide Leibovici. Outre les dégâts en termes de santé publique, notamment chez les jeunes, la prohibition a favorisé corruption et crime organisé… et abouti à la formation de puissantes mafias mondiales. « Les cartels mexicains de la cocaïne visent à présent le marché européen et y importent leurs méthodes ultraviolentes, souligne Leibovici. Au point que le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, qui était ciblé, a dû renforcer sa protection policière ! »
Le port d’Anvers (Belgique) a supplanté celui de Rotterdam (Pays-Bas) comme principale porte d’entrée de la drogue sur le Vieux Continent : « Il y a eu des assassinats de dockers et d’énormes saisies de cocaïne, par dizaines de tonnes. » Et les forces de l’ordre ont découvert, en Serbie, « des hachoirs industriels qui ont servi à déchiqueter des corps humains, avant de jeter leurs restes dans le Danube ».
Bertrand Leibovici ne préconise évidemment pas une libéralisation générale des substances considérées comme des stupéfiants. Mais il appelle à un réexamen raisonné des politiques, au cas par cas. « Pour la première fois dans l’histoire, on voit avec le cannabis qu’on peut sortir d’une politique de prohibition répressive avec un certain succès », fait-il valoir. Depuis que l’Etat du Colorado l’a libéralisé, en 2014, on a maintenant quelques années de recul. Résultat : « Les rêves de certains – comme une baisse concomitante de la consommation d’alcool – ne se sont pas réalisés…, constate-t-il. Mais les cauchemars prédits par les autres – notamment l’aggravation des hospitalisations psychiatriques ou la multiplication des accidents de la route – non plus ! »
Sur la quinzaine de pays ou Etats dans le monde qui ont libéralisé de manière raisonnée le cannabis pour un usage récréatif, « aucun ne compte à ce stade revenir en arrière », souligne l’addictologue. Le Cese préconise d’ailleurs de s’inspirer de la légalisation en vigueur au Canada, à Malte ou encore du projet allemand de libéralisation en 2024, pour mettre en place une autorisation encadrée de la production, de la distribution et de la consommation du cannabis, à travers des points de vente légaux soumis à licence et interdits aux mineurs. Le cannabis reste la drogue illicite la plus diffusée dans la population française, selon une étude de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).
Une classification dépassée
En pionnier du secteur, Bertrand Leibovici souligne aussi le caractère complètement dépassé de la classification des drogues, selon les tableaux des conventions de 1961 et 1971 des Nations unies. En soixante ans, la science – et notamment les neurosciences – a énormément progressé. Si bien que l’on comprend mieux l’effet de ces molécules sur la santé et le cerveau. Du coup, les critères de classification (dangerosité, caractère addictif, intérêt thérapeutique) doivent impérativement être révisés, substance par substance.
« Le neuro-psycho-pharmacologue David Nutt, qui présidait le conseil du gouvernement britannique sur les drogues, a été démis de ses fonctions en 2009 parce qu’il avait osé dire, études scientifiques à l’appui, que l’alcool et le tabac, absents des tableaux de l’ONU, étaient d’une dangerosité bien supérieure à bon nombre de drogues illicites, classées comme des stupéfiants », rappelle Leibovici. Il avait même expliqué qu’un week-end à cheval était plus risqué qu’une prise d’ecstasy. Shocking !
On assiste en effet depuis une dizaine d’années à une résurrection des substances psychédéliques comme traitements prometteurs en santé mentale. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Suisse, de nombreuses études cliniques testent des thérapies assistées par la MDMA (ecstasy) pour lutter contre le stress post-traumatique et des protocoles à la psilocybine (champignons hallucinogènes) pour combattre les dépressions résistantes. Avec des résultats encourageants. L’Oregon vient d’ouvrir ses premières cliniques de thérapies à la psilocybine, et une dizaine d’Etats américains lui emboîtent le pas. « Il y aurait une certaine logique à ce que les psychédéliques suivent le même chemin que le cannabis », estime Bertrand Leibovici. La longue marche ne fait que commencer.
Drogues : la longue marche, de Bertrand Leibovici (L’Harmattan/Editions Pepper, 304 pages, 31 euros).