TRIBUNE – Trois experts des problèmes liés à la consommation de drogues (l’un est addictologue, l’autre économiste de la santé, la troisième magistrate) expliquent en quoi la régulation des usages serait, selon eux, plus efficace que la prohibition pure et simple.
Le 19 avril, le Président de la République a fait part de sa volonté de «lancer un grand débat national sur la consommation de drogue». L’usage de substances et objets pour se sentir «bien», «mieux» ou «plus performant» accompagne depuis ses débuts le développement de l’humanité. Des usages de plantes aux molécules pharmaceutiques, de l’usage du feu à celui des écrans, chaque étape a nécessité une évaluation des bénéfices apportés et des risques rencontrés, évaluation difficile tant elle mobilise d’expertises diverses.
Les rapports de Bernard Roques (1998) puis de David Nutt (2009) ont pu proposer des classements de la dangerosité des psychotropes, mais le tableau complet de leurs bienfaits et méfaits reste à faire… La récente mission parlementaire sur les usages du cannabis a osé explorer l’angle des usages. Usage médical, qui répondra aux attentes de nombreux concitoyens, usage social, visant le bien-être. Le CBD s’y est introduit, arguant de son absence d’effets «psychoactifs» et de ses effets «myorelaxant». Quant au cannabis, il a joué d’une comparaison avantageuse avec l’alcool, produit à l’usage banalisé mais aux effets psychoactifs et aux risques sanitaires importants, pour revendiquer un libre usage.
Nous partageons le constat d’une nécessaire régulation des usages des substances psychoactives, autant que celui des effets délétères de la prohibition du cannabis associée au laxisme de la régulation de l’alcool. Ce constat doit conduire les pouvoirs publics, non à se perdre sur le seul axe «sécurité», mais à assumer une fonction de régulateur, avec trois volets essentiels.
« Sur l’alcool, l’État a abandonné, au nom d’enjeux financiers, la posture régulatrice qu’il semblait adopter avec la loi Evin dont nous avons célébré les trente ans. »
Le volet sanitaire justifie un contrôle du produit, de sa production à sa vente. Pour l’usage médical, ce contrôle revient aux acteurs de la médecine et de la pharmacie; à eux d’en poser indications, galénique, règles d’usage et de délivrance. Pour les usages sociaux, la régulation devrait s’inspirer de celle réclamée pour l’alcool. L’étude scientifique des différentes régulations de l’alcool, selon les pays, a bien documenté l’intérêt d’une politique de santé publique répondants au déterminants sociaux, associant prix minimum et taxes, encadrement de la publicité et de la vente et information sur les risques. Mais en France, l’État a abandonné, au nom d’enjeux financiers, la posture régulatrice qu’il semblait adopter avec la loi Évin dont nous avons célébré les trente ans.
Depuis vingt-cinq ans, l’OFDT établit que l’entrée dans l’usage du cannabis se joue entre la fin du collège et le début du lycée, période que les neurosciences décrivent comme celle d’un décalage de maturation du cerveau, entre émotion et contrôle. Dans un contexte fortement addictogène, l’expérience d’usage va se substituer aux apprentissages de compétences sociales: affirmation de soi, gestion des conflits, expression des émotions, etc. Ces risques éducatifs justifient un volet prévention et intervention précoce, soutenant les familles et les institutions d’éducation, prenant en compte les déterminants individuels des usages, répondant aux standards des pratiques de réduction des risques et des dommages.
« Cet abandon éducatif n’a donné lieu qu’à des effets de nostalgie et de postures sur l’autorité perdue. »
La politique répressive inefficace
Sur le pan judiciaire, on ne peut que constater l’ineffectivité d’une politique publique engloutissant des moyens énormes dans la répression. La France est le pays européen dans lequel la consommation de cannabis des adolescents, qui a fortement augmenté depuis les années 1990, est la plus importante alors même qu’elle expose à une peine d’emprisonnement et que le nombre d’interpellations pour usage de stupéfiants a explosé ces vingt dernières années. La réponse pénale s’est accrue, par le biais de procédures simplifiées permettant de porter des peines au casier judiciaire sans passer par un procès – la dernière étant l’amende forfaitaire délictuelle autorisant les forces de l’ordre à décider seules de condamnations pénales.
« Faire des magistrats – aujourd’hui des policiers – qui ne sont pas des spécialistes de l’évaluation sanitaire, des intervenants de première ligne face aux consommateurs est absurde. »
La perspective d’une amende est manifestement inopérante pour ceux dont la consommation est motivée par l’effet d’apaisement du produit dans une situation issue d’événements traumatiques ou de pathologies somatiques. Elle n’est pas plus adaptée lorsqu’il s’agit de réguler des comportements de consommation aux motivation sociales et personnelles souvent diversifiées et complexes. Faire des magistrats – aujourd’hui des policiers – qui ne sont pas des spécialistes de l’évaluation sanitaire, des intervenants de première ligne face aux consommateurs est absurde. Enfin, dans le suivi des condamnés, l’interdit pénal relatif aux stupéfiants fait obstacle à l’articulation santé/justice, les magistrats étant incités à exiger une abstinence totale et à sanctionner les rechutes qui font pourtant partie du parcours normal de soin de la personne.
La fable d’une société sans drogues
Ce constat s’étend à l’ensemble du contentieux pénal, de nombreux délits et crimes, des violences commises sous l’emprise de l’alcool aux vols commis pour financer l’achat de drogues, étant en lien avec les consommations problématiques de produits, interdits ou non: alcool, médicaments, stupéfiants. Malgré cet échec, le gouvernement continue de servir la fable d’une société sans drogues: l’amende fera diminuer la consommation de stupéfiants, puisqu’il n’y aura plus de demande… affaiblissant par magie des trafics que les juridictions sanctionnent systématiquement de plusieurs années de prison, tandis que d’autres reprennent la place, donnant ainsi aux magistrats l’impression de vider la mer à la petite cuillère.
L’analyse économique, quant à elle, part d’un constat simple: dès lors qu’un bien est peu coûteux à produire, et que des usagers sont disposés à payer bien plus que ce coût de production, un marché s’établit avec sa logique propre de distribution et d’organisation de la filière. Lorsqu’un bien est licite, cette organisation peut être régulée, afin de réduire les dommages éventuels causés par certains de ses usages, pour certains de ses usagers. Les pouvoirs publics disposent de nombreux outils pour agir sur les usages, en particulier par la fiscalité: toutes les drogues légales sont ainsi lourdement taxées, un prix plus élevé permettant de réduire la consommation tout en assurant des recettes fiscales parfois importantes (15 milliards par an sur le seul tabac). L’analyse montre aussi les gains à remplacer une filière illicite, organisée par et pour les mafias, à l’écart de l’état de droit et où la violence prospère, par des filières régulées, protégeant les travailleurs comme les investisseurs. Les Etats, de plus en plus nombreux, engagés dans la régulation légale du cannabis ont tous connu, malgré la grande diversité des modalités de la régulation, des milliers de création d’emplois pérennes, revitalisant parfois des territoires ou des populations en souffrance.
« Aucun État engagé dans la régulation légale du cannabis n’envisage de revenir à la prohibition. »
Malgré des erreurs ici ou là, malgré parfois des résultats sanitaires, sécuritaires ou économiques qui tardent à se manifester, force est de constater qu’aucun Etat engagé dans la régulation légale du cannabis n’envisage de revenir à la prohibition. Puisse le débat sur la consommation de drogue, s’il s’ouvre dans notre pays, se nourrir de ces expériences étrangères, des connaissances acquises par la recherche, et de décennies d’expérience des acteurs du terrain, davantage que de postures idéologiques.
Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien, exerce dans un CSAPA (Centres de Soins d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie), association Oppelia, Boulogne-Billancourt.
Pierre-Yves Geoffard, économiste spécialiste des systèmes de santé, est professeur à l’École d’économie de Paris. Il a co-écrit avec Emmanuelle Auriole l’avis du Conseil d’analyse économique sur la régulation du cannabis (2019).
Katia Dubreuil, magistrate, juge d’instruction au tribunal judiciaire de Paris et président du Syndicat de la magistrature.
Sourcce : Lefigaro.fr