Ces dernières années, le très puissant opioïde fentanyl est apparu comme la nouvelle drogue de choix des toxicomanes. Pour en produire, les cartels mexicains se sont alliés avec des partenaires aux quatre coins du monde.
Jorge A. pose fièrement au pied de l’hôtel cinq étoiles Radisson Blu Hotel New World de Shanghai, en ce mois de janvier 2016. La légende donne le ton à ce voyage d’affaires : « En train de bosser », indique-t-il sobrement sur Facebook. L’homme travaille pour une entreprise mexicaine d’import-export, Corporativo Escomexa, spécialisée notamment dans le commerce de tequila, de produits agricoles et chimiques.
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Lors de ce business trip asiatique, il est accompagné par deux autres associés, qui apparaissent sur de nombreuses photos. En quelques semaines, l’équipée mexicaine enchaîne les escales : après Shanghai, Hong-Kong, le Japon et enfin l’Inde. Ils y retrouvent Manu Gupta, un homme d’affaires indien qu’ils avaient déjà rencontré à Hong Kong. Le businessman est directeur de Mondiale Mercantile Pvt Ltd, une entreprise dont les missions sont aussi diverses que floues. Au-delà de ses activités d’import et d’export, elle fournit des conseils légaux en procédures douanières. Les domaines sont variés : industrie chimique et pharmaceutique, produits agroalimentaires, sable et même machinerie.
L’autre aspect du business de Gupta éclate au grand jour deux ans plus tard. Le 25 septembre 2018, il est arrêté par les autorités indiennes, dans un laboratoire à Indore avec un Mexicain et un chimiste indien. Les trois associés sont surpris masqués et gantés en possession de fentanyl, un puissant analgésique synthétique dont l’usage détourné provoque des milliers d’overdoses à travers le monde. La drogue devait être envoyée au Mexique par vol commercial, cachée dans une valise. Dans un rapport interne de la DEA, l’agence anti-drogue américaine, datée de décembre 2018 et que Forbidden Stories a pu se procurer, Manu Gupta, désormais en prison en attente de son procès aux côtés des deux autres suspects, est décrit comme « un associé présumé d’un membre connu du cartel de la Sinaloa qui obtient des précurseurs chimiques utilisés pour fabriquer des drogues illicites au Mexique qui sont ensuite distribuées aux États-Unis« . Forbidden Stories a essayé de contacter Manu Gupta mais n’a reçu aucune réaction.
En recoupant des informations contenues dans les « Blue Leaks », une immense fuite de données internes aux forces de l’ordre américaines publiée en juin dernier, Forbidden Stories et ses 25 partenaires internationaux, dont la mission est de poursuivre le travail des journalistes assassinés ou menacés, ont enquêté sur cette affaire indienne qui en dit long sur les techniques des cartels mexicains pour dominer le marché juteux du fentanyl. Recherche de rentabilité, délocalisation, adaptation constante aux régulations internationales : les cartels mexicains emploient les mêmes méthodes que n’importe quelle entreprise, au service d’une multinationale du crime.
Fentanyl, la nouvelle poule aux œufs d’or
C’est écrit noir sur blanc, dans un rapport confidentiel de la DEA d’octobre 2019 découvert dans les « Blue Leaks » : « Le cartel de la Sinaloa s’est imposé comme un producteur et un trafiquant de premier plan de fentanyl aux États-Unis. » Malgré l’arrestation en 2016 de Joaquin Guzman, appelé « El Chapo », le chef historique du cartel, l’agence américaine est forcée de constater que le business tourne toujours à plein régime.
De l’autre côté de la frontière, on compte les victimes par milliers : en 2018, sur plus de 67 000 décès par overdoses aux États-Unis, près de la moitié étaient dus au fentanyl ou à des drogues de synthèse similaires. C’est 10 % de plus que l’année précédente. On parle d’épidémie, équivalente à celle de l’héroïne dans les années 2000-2010. À l’époque, cette drogue obtenue à partir de la morphine extraite du pavot, faisait des ravages en Amérique du Nord. Et déjà, les cartels mexicains avaient su s’imposer : en 2016, 90 % de l’héroïne vendue aux États-Unis venaient du Mexique.
« À cause des restrictions gouvernementales [destruction de cultures de pavot à opium par l’armée mexicaine, NDLR], on a commencé à se mettre aux opiacés synthétiques qui étaient moins chers« , explique un chimiste embauché par le cartel de Sinaloa, interrogé par Forbidden Stories.
Dans son laboratoire clandestin niché entre les arbres, près de Culiacán, l’homme décrypte le business :
« Pour les cartels, c’est une des drogues les plus attractives. Ça te laisse plus de profits. C’est seulement une pastille par personne. Donc si on transporte 10 000 pastilles, c’est 10 000 personnes qui vont consommer.«
Une infrastructure et une main d’œuvre réduites au strict minimum pour une drogue surpuissante : la rentabilité du fentanyl est exceptionnelle. Dans son rapport datant de 2019, la DEA fait ses calculs : une simple pilule coûte un dollar à produire. Elle est ensuite revendue aux 10 dollars aux États-Unis, voire plus. Jackpot pour les cartels mexicain, cartel de Sinaloa en tête.
Un système bien rôdé
Jusqu’à très récemment, c’est la Chine qui fournissait une grande partie du fentanyl vendu aux États-Unis. « Des individus importaient du fentanyl de Chine, en pressant les comprimés dans leur sous-sol et en les mettant en ligne pour de la vente au détail, sur le darknet, ou en rentrant en contact avec un distributeur local pour les vendre dans la rue« , explique Bryce Pardo, chercheur pour le think tank américain RAND et expert des politiques en matière de drogues.
Mais le durcissement de la réglementation en Chine, en 2017 et 2019, change la donne : expédier directement le fentanyl est devenu plus risqué. Une opportunité pour les cartels qui voient la possibilité de s’introduire sur le marché en tant qu’intermédiaire : « C’est en synthétisant et en raffinant les précurseurs, pour en faire du fentanyl dans des laboratoires sur place, qu’ils tirent leurs marges de profits« , décrypte Falko Ernst, expert du Mexique à l’International Crisis Group.
La Chine reste cependant le principal fournisseur de précurseurs, ces substances chimiques nécessaires pour produire médicaments… et drogues de synthèse. C’est pour cela que les cartels « ont établi des liens avec elle dès les années 1990-2000« , explique Falko Ernst. À l’époque les précurseurs chimiques sont surtout utilisés pour produire de la méthamphétamine.
L’une des notes de la DEA, issue des « Blue Leaks », évoque un circuit très organisé, impliquant des entrepôts à la frontière et des distributeurs vers l’ensemble des États-Unis. Plus bas, elle détaille l’une des techniques du cartel pour s’approvisionner en précurseurs et mentionne l’emploi « d’un individu, basé à Culiacán dans le Sinaloa« , une sorte de free-lance. Sa mission : acheter pour le compte du cartel « de grandes quantités supplémentaires de précurseurs chimiques du fentanyl directement en Chine« .
Qui est cet homme auquel la DEA fait référence ? Forbidden Stories a relevé de nombreuses coïncidences troublantes au sujet Jorge A., l’homme d’affaires mexicain basé à Culiacán dans le Sinaloa, qui pose aux côtés de Manu Gupta avec ses associés mexicains en 2016. Selon une source des renseignements en Inde, interrogée par un partenaire de Forbidden Stories, Jorge A. ferait l’objet d’une enquête par les autorités américaines. Et certaines des activités de la société d’import-export qui l’emploie posent question. En s’appuyant sur des informations en source ouverte, et avec l’aide de C4ADS (Centre des hautes études de défense), un think tank spécialisée dans l’analyse de données, les journalistes du consortium ont découvert un réseau d’entités connectées à cette société mexicaine, dont la complexité semble vouloir brouiller les pistes.
Des sociétés aux activités suspectes
En ligne, Corporativo Escomexa, la société dont Jorge A. est officiellement l’auditeur – et son « responsable innovation » sur LinkedIn. L’analyse des échanges commerciaux de Corporativo Escomexa révèle plusieurs transactions suspectes, entre septembre à octobre 2016. En l’espace d’un mois, la société reçoit une série d’équipements pharmaceutiques, notamment une machine à presser les pilules, venant d’Inde. À cela s’ajoutent 676 kg de poudre de monohydrate de lactose, de la cellulose microcristalline et de la copovidone. Des produits connus pour être utilisés dans la production de substances narcotiques, notamment du fentanyl.
« Ce réseau qui paraît assez vaste semble compter des dizaines d’entreprises opérant à la fois au Mexique et aux États-Unis. Certaines de ces sociétés disposent de données commerciales sur de courtes périodes, avant qu’une autre société du réseau ne prenne le relais« , explique Michael Lohmuller, analyste chez C4ADS. Cela apparaît être le cas de Corporativo Y Enlace Ram, qui semble partager avec l’entreprise employant Jorge A. une adresse, un agent, des importations similaires de produits à usage pharmaceutique, des fournisseurs. Selon les données disponibles en ligne, l’entreprise Y Enlace Ram a par ailleurs reçu un envoi de Mondiale Mercantile, en juin 2016, l’entreprise indienne de Manu Gupta, le businessman indien arrêté pour trafic de fentanyl vers le Mexique…
« Bien qu’aucun indice manifeste d’activité criminelle n’ait été découvert, l’existence de liens en matière d’imports et d’exports, ainsi que de relations commerciales domestiques entretenues par Corporativo Escomexa et ses entités liées peut justifier une enquête plus approfondie, ou donner des indications sur le modus operandi des réseaux de trafics transpacifiques de fentanyl ou de méthamphétamine« , résume Michael Lohmuller. Interrogé au sujet de ces informations, Jose R., un des deux responsables de Corporativo Y Enlace Ram, nous a répondu ne connaître ni Jorge A., ni Escomexa et ni « ce fournisseur indien« . Quant à Jorge A., que nous avons souhaité interroger, il n’a jamais répondu à nos sollicitations.
Dans une société rongée par la corruption, tout est imaginé au sein d’une zone grise qu’exploite allègrement les cartels mexicains. En octobre 2020, 15 agents des douanes étaient démis de leurs fonctions, dont six pour collusion avec le crime organisé. Un exemple parmi tant d’autres de cette corruption endémique.
Toujours une longueur d’avance
En raison des risques qu’il représente, le commerce des précurseurs est très réglementé. L’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) publie notamment une « liste rouge » de substances placées sous contrôle international. Dans le cas du fentanyl, ce sont la NPP (N-phénéthyl-4-pipéridone et l’ANPP (4-anilino-N-phénéthylpipéridine).
Problème : les possibilités de contourner ces contrôles en créant d’autres précurseurs non réglementés sont quasi-infinies. La substance est légèrement modifiée mais l’effet reste le même. « J’ai entendu un jour un chimiste dire ‘si vous voulez vraiment résoudre le problème du fentanyl, nous allons devoir interdire le carbone’. Et il est clair que nous ne pouvons pas interdire le carbone !« , explique Bryce Pardo. On appelle ça « l’effet rebond » : à peine contrôlés, des nouveaux précurseurs de fentanyl, similaires à la NPP et à l’ANPP, sont synthétisés en Chine, prêts à être expédiés et exploités :
« La Chine a les capacités humaines nécessaires. Ils ont des doctorants en chimie synthétique et de chimie organique qui savent comment fabriquer ces choses très facilement.«
Pour combattre ce phénomène, l’OICS a placé un certain nombre de substances sur une liste de produits « à surveiller », baptisée l’ISSL. Elle recense les produits qui ne sont pas officiellement contrôlés mais susceptibles d’être détournés de leur usage licite. En théorie, l’OICS, qui n’a pas de pouvoir contraignant, mise sur la bonne volonté des entreprises et les contrôles des autorités. En pratique, une simple recherche Google illustre l’étendue du problème.
En tapant les référence de certains précurseurs de fentanyl, on atterrit sur le réseau social Pinterest. Entre les moodboard de mariage et les inspirations déco proposées par les utilisateurs, on trouve des publications d’entreprises chinoises qui proposent des précurseurs de fentanyl à l’exportation, notamment vers le Mexique. En tête de gondole, la substance 4-AP (4-Aminopyridine). Présente sur l’ISSL, elle est depuis peu contrôlée aux États-Unis. Selon la DEA, la 4-AP ne sert qu’à une seule chose : produire du fentanyl. Sur les trois entreprises contactées par Forbidden Stories, sous couvert d’une fausse identité mexicaine, toutes nous proposent des substances connues pour être utilisées dans la synthèse de l’opioïde. Et cela, sans même avoir eu besoin de décliner notre identité ou de donner le nom d’une entreprise.
Une des vendeuses est particulièrement prompte à nous aider : elle nous offre plusieurs substances similaires au 4-AP mais encore disponibles à la vente, et nous propose d’utiliser une « ligne spéciale » vers le Mexique. Après nous avoir envoyé une série de photos et de vidéos d’un précurseur filmé en gros plan (une poudre blanc cassé), elle nous en dit plus sur cette fameuse « ligne spéciale » : « Nous avons acheté des personnes aux douanes mexicaines, nous leur faisons entièrement confiance et ils nous ont aidés avec tous nos envois vers le Mexique. Ainsi, vous n’avez pas à vous soucier des douanes. » Dans une autre conversation, elle explique qu’un de ses « grands » clients au Mexique a sa propre ligne et utilise des avions-cargos pour se faire livrer les précurseurs. « Lorsque les marchandises arrivaient au Mexique, il utilisait ses propres connections pour les récupérer. » Selon ses propres termes, « quelles sont les choses que l’argent ne peut pas faire dans ce monde » ?
Une défaite perpétuelle face au crime organisé
Face au trafic de précurseurs, la Chine semble cumuler les difficultés et peine à contrôler efficacement la (très) large industrie pharmaceutique du pays. « Il y a quelques années encore, il y avait quelque chose comme huit autorités différentes qui participaient à l’élaboration des réglementations dans le secteur« , explique Bryce Pardo. Et malgré ces évolutions récentes, certaines règles semblent inadaptées à l’ampleur du problème : selon des informations de Bryce Pardo, les inspecteurs doivent prévenir 72 heures à l’avance lorsqu’ils veulent effectuer une « inspection surprise » :
« Si vous fabriquez du fentanyl, vous allez faire le ménage et tout changer pour qu’on ait l’impression que vous fabriquez du lait infantile ou de l’ibuprofène« , précise le chercheur.
Et du fentanyl aux nouvelles substances psychoactives, il n’y a qu’un pas. Ou du moins, selon Bryce Pardo, qu’une simple recherche Google : « Maintenant que tout est en ligne, il est très facile pour un chimiste en Chine d’aller sur le site de l’Office américain des brevets ou de faire une recherche sur Google et de trouver simplement de nouveaux médicaments qui ont été explorés à des fins médicales. » Une tendance confirmée dans le tout dernier rapport de l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime en la matière : « Dernièrement, le marché des opioïdes synthétiques semble s’orienter vers des classes chimiques de substances plus nouvelles et plus variées. » Une adaptation des organisations criminelles au durcissement des contrôles, explique le rapport.
François Ruchti (RTS), Sandhya Ravishankar (The Lede), Michael Standaert (South China Morning Post) et Michael Lohmuller (C4ADS) ont notamment contribué à cet article.
Source : Franceinter.fr