Trois profils, une activité… Ils s’appellent Eduardo, Lorenzo et Luigi. Mexicain, brésilien et italien, ils ont entre 30 et 40 ans et sont tous les trois engagés dans le trafic de stupéfiants. Le premier est dans le commerce, le deuxième est « juge » dans une mafia et le troisième est un entrepreneur.
Bertrand Monnet est professeur à l’Ecole des hautes études commerciales (Edhec), où il est titulaire de la chaire Management des risques criminels. Depuis vingt ans, il conduit des études de terrain en immersion avec différentes organisations criminelles en Amérique du Sud, au Nigeria, en Italie et dans les Balkans. Il est le réalisateur de la série de documentaires Narco Business, coproduite par l’Edhec et Le Monde.
Eduardo
Assis au volant de sa Jeep, porte ouverte, Eduardo déguste un filet de bœuf grillé tout juste enroulé dans une crêpe de maïs qu’une jeune femme vient de lui apporter respectueusement. Poussé à fond, son autoradio crache un narcocorrido, une chanson à la gloire du cartel chantée par un groupe local qu’il adore. Aujourd’hui, il est venu visiter un des laboratoires d’héroïne appartenant à son clan, caché dans un ranch aux alentours de Culiacan, la capitale de l’Etat mexicain de Sinaloa, fief historique du cartel. Une vingtaine de « narcos » à casquettes et chapeaux, armés de pistolets et de fusils automatiques, discutent calmement autour de lui, une bière ou un joint de marijuana à la main. Certains sont des producteurs de diverses drogues : héroïne, métamphétamines ou fentanyl. Les autres sont des sicarios, les tueurs du clan.
Eduardo tient une fonction stratégique pour le groupe : le commerce. « Mon rôle à moi, c’est l’export. Et le blanchiment d’argent dans certains endroits. » Il ne vient pas de la sierra, mais de la ville. Et il voyage très souvent pour son clan. Aux Etats-Unis et en Europe pour les ventes, au Panama et à Dubaï pour le blanchiment. Toujours en mouvement, Eduardo utilise cinq téléphones dont il change souvent. Et même sur Signal ou Telegram, il ne communique jamais d’informations sur ses voyages ni sur ses activités.
A 30 ans, Eduardo vit confortablement, entre une maison, des appartements sur la côte Pacifique et de l’argent placé. « Toi, tu ne peux pas faire ça, explique-t-il en riant, mais nous, quand on place, ce n’est pas à la banque ! Là, j’ai 500 kilos de coke à moi chez nos ?fournisseurs en Colombie… »
Père de famille attentif, il explique que s’il trafique des tonnes de drogue chaque année, c’est, bien sûr, pour mettre ses enfants définitivement à l’abri du besoin. Puis, comme il le fait dix fois par jour, il plonge deux doigts dans le petit sac plastique plein de poudre blanche qu’il garde toujours dans sa poche, et sniffe un trait de cocaïne : son seul vice, dit-il.
Dollars, flambe et cadavres
Même défoncé à la coke, il reconnaît à demi-mot la nocivité de son activité pour des milliers de toxicomanes à travers le monde. Mais il ajoute aussitôt que le trafic est aussi dangereux pour les « narcos » : lui-même a failli être tué deux fois et a perdu nombre de ses associés, exécutés à l’arme automatique.
Eduardo aurait pu devenir avocat ou cadre dans une grande entreprise, ici ou ailleurs au Mexique. Mais il aime profondément cette existence libre et dangereuse, hors la loi. Fasciné par les armes, il possède plusieurs fusils automatiques qu’il fait venir des Etats-Unis, et une collection de pistolets automatiques Glock, dont l’un porte une icône du Christ sur sa crosse en or… Chaque week-end, il part dans la Sierra Madre occidentale se ressourcer dans le sanctuaire du cartel, où il retrouve d’autres boss du clan. Mais il adore aussi les ?narcofiestas organisées dans les motels de Culiacan, où les membres du cartel passent des nuits survoltées. Sons narcocorridos à plein tube, jeunes femmes dénudées et cocaïne à volonté : quand les « narcos » célèbrent leur état de bandits… Non, Eduardo ne pourrait pas mener une autre vie que la sienne. Entre dollars, flambe et cadavres.
Lorenzo
A 30 ans, Lorenzo est un cadre important du PCC, le Primeiro Comando da Capital, la plus puissante mafia brésilienne. En vingt années de crime, il a patiemment gravi les échelons de cette mafia depuis son premier braquage à 14 ans, quelques meurtres et de nombreux trafics. Incarcéré à plusieurs reprises, il a été repéré en prison, le berceau du PCC, puis recruté par son padrino [« parrain »], l’homme qui le parraine toujours dans l’organisation. Aujourd’hui, il y occupe une fonction stratégique de « juge » interne, une sorte de procureur chargé d’arbitrer les conflits et de décider des sanctions devant frapper les membres déviants ou les ennemis, entre détentions, tortures et exécutions.
« Regarde, c’était à Noël. » Le chef « narco » montre sur l’écran de son Samsung une série de photos prises dans une très belle maison : une longue table dressée sur une terrasse ombragée, une grande piscine, un terrain de football à l’herbe entretenue dans le prolongement d’un petit parc arboré. Il m’explique avoir quatre enfants, dont il est proche, tout comme il l’est de sa mère, qu’il va voir tous les jours dans l’appartement acheté pour elle à proximité de l’un des siens, en plein cœur de Sao Paulo.
Il lance une autre série d’images prises à bord d’un petit yacht… : ce « narco » est riche. Interrogé sur l’intérêt, dès lors, de continuer à vivre en criminel traqué, il sourit en faisant « non » de la tête avant même que je termine ma phrase. Tirant sur sa lèvre inférieure, il fait furtivement apparaître une série de chiffres et de lettres tatoués à l’encre bleue : le PCC est une confrérie dont on ne sort pas et à laquelle, au contraire, on donne sa vie entière.
« Fais attention à toi »
Le yin et le yang : tel est le symbole du PCC. « Nous sommes des bandits. Moi, je suis dans le noir. Toi, tu es dans le blanc : tu es un homme du bien. Les chefs ont vérifié que tu n’étais pas flic, c’est pour ça que tu n’as pas été exécuté l’autre jour », précise-t-il en revenant sur l’enlèvement dont j’ai été victime, quelques semaines plus tôt, avec mon accompagnateur sur le territoire qu’il administre.
« Tu fais un travail dangereux, tu dois faire attention à toi », me conseille ensuite le criminel chevronné, quand je lui montre des entretiens faits avec des pirates nigérians et des « narcos » colombiens. Le regard très vif, il me livre des réflexions passionnantes sur l’économie criminelle et la nécessité d’en enseigner les vrais risques à mes étudiants de l’Edhec. Et conclut, en sortant du bar où nous nous sommes retrouvés, que s’il n’avait pas été membre du PCC, il aurait aimé être businessman, et que nous aurions pu devenir amis.
« Tu vois, ça, tout ce crack, c’est la malédiction du pays ! », me dit Lorenzo en désignant des gens noirs de crasse, écroulés à même le sol, sur le trottoir que nous suivons ensemble. Comme s’il oubliait que ces tonnes de drogues dures qui tuent des milliers de personnes ici même chaque année, c’est lui et ses frères du PCC qui les vendent…
Luigi
« Un kilo. Pure. » Debout, les mains dans les poches de son survêtement bleu sombre, le jeune trafiquant désigne de la tête le bloc de cocaïne qu’il vient d’apporter dans la chambre de mon hôtel, proche du port de commerce de Naples. Il a pu extraire sans peine cet échantillon de l’un des appartements où la marchandise est stockée par dizaines de kilos. C’est la carte de visite de Luigi, son cousin, cadre d’un clan puissant de la Camorra, qui a accepté de me rencontrer et souhaite prouver son sérieux par cette « preuve ».
Quelques jours plus tard, ce n’est pas sur son territoire, trop surveillé par la police, que je rencontre le boss camorriste, mais au fond d’une zone commerciale sans âme, où il m’attend dans le bureau du gérant d’un vaste night-club, vide à cette heure de la matinée. « La boîte a été saisie par la justice et donnée à une association antimafia puis à une entreprise légale, mais le nouveau directeur est devenu un ami… », me dit-il dans un sourire entendu. Agé de 40 ans, en jean, pull noir et baskets italiennes à la mode, il a une allure totalement banale dans la région. Il m’explique être chargé de plusieurs places de vente de drogue pour son clan.
Déterminisme familial
« L’argent, bien sûr. Pour moi et ma famille. On veut tous ça, ici. » D’une voix calme, le camorriste précise sa motivation à mener ses trafics, et accepte, sans enthousiasme, de me décrire sommairement le fonctionnement de son business, des achats de drogue à la vente en gros ou au détail. Son regard s’éveille lorsqu’il parle de la dernière phase de son activité : le blanchiment. Son truc à lui, c’est l’argent. A n’importe quel prix. Jeune, il a commencé à prendre le contrôle de boutiques de paris sportifs dans plusieurs quartiers de la ville, qu’il possède encore mais dont il a laissé la gérance à l’un de ses cousins. Entrepreneur dans l’âme, il s’est ensuite lancé dans la restauration, les pâtisseries et les boîtes de nuit, comme celle où nous nous trouvons.
A force de violence et d’intimidation, il a aussi pris le contrôle d’entreprises moins suspectes de servir de lessiveuses à cash criminel. Il a alors habilement ciblé des PME du secteur de l’agroalimentaire en forçant leurs propriétaires à vendre leur entreprise à bas prix. Cela fait, il a peu à peu délocalisé leur production en Roumanie pour maximiser ses marges, avec la complicité de politiques locaux qui lui vendent des licences d’exploitation complaisantes. Puis il est passé à la taille supérieure, en prenant des parts dans des projets immobiliers au sud de Barcelone via des sociétés-écrans enregistrées dans des pays dont il refuse de dire le nom.
Au quotidien, il mène une vie simple, me dit-il, sans rien d’ostentatoire. « Normalement, je me déplace à motorino [« scooter »], comme tout le monde ici, mais avec un homme armé derrière moi pour ma sécurité », dit-il en me regardant dans le rétroviseur de la petite Audi qui me ramène à mon hôtel. « Oui, je crois en Dieu, bien sûr », répond-il quand je l’interroge sur sa foi, alors que nous croisons l’une des innombrables petites chapelles à la gloire de la Vierge et de Padre Pio accrochées au mur dans une rue du Vieux Naples. « Mais on n’a pas le choix ici », ajoute-t-il en essayant de justifier ses crimes. Arrêté quelques mois plus tard et incarcéré pour une longue peine, Luigi n’aura pas profité longtemps de l’argent de ses trafics.
Une carrière intense, lucrative, mais courte… « J’aurais aimé être joueur de foot », m’avait-il d’ailleurs répondu lorsque je lui demandais quelle vie il aurait aimé avoir s’il n’était pas entré dans la Camorra. Avant de préciser sur un ton fataliste que ces discussions n’avaient pas de sens.
Au croisement du droit du sang et du droit du sol, pour les jeunes hommes de Secondigliano, l’appartenance aux clans de la Camorra est déterminée par l’appartenance à la famille de membres puissants, comme par le simple fait d’être né dans une barre d’immeubles intégrée à leurs territoires. Et huit ans plus tard, il reste, du fond de sa cellule, une idole pour ceux qui ont pris sa relève au sein de son clan.
Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde – Les narcotrafiquants : leurs réseaux, leurs crimes, la riposte », novembre-décembre 2024, en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.
Bertrand Monnet (professeur à l’Edhec)
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