Par Benjamin Delille, Photos Frédéric Stucin — 24 décembre 2020
La fermeture de la bibliothèque Goutte-d’Or pousse les habitants à réclamer des moyens policiers à la préfecture, tout en voulant éviter une éventuelle récupération politique ou une stigmatisation de ce quartier parisien, dont la mixité sociale et associative résiste à la gentrification.
« Marlboro, Marlboro. » Devant les portes closes de la bibliothèque Goutte-d’Or, il y a du monde, mardi. Des dizaines de dealers de cigarettes de contrefaçon, mais aussi et surtout de « nouveaux » dealers de médicaments psychotropes. Outre les stores baissés, trois grandes planches de bois recouvrent les vitres, défoncées une semaine plus tôt. « Ils ont cassé deux vitres dans la nuit du 15 au 16 novembre, c’est là qu’on a fermé pour la première fois, explique Catherine Geoffroy, la directrice de la bibliothèque. Et ces trois-là, elles ont été cassées juste avant la réouverture, qui était prévue le 14 décembre, alors qu’on venait de réparer les autres. » Autant la première fois, la vingtaine d’employés a cru à une bagarre qui avait mal tourné, autant la seconde, ils ont véritablement l’impression que les dealers l’ont fait exprès. « On dirait des coups de bélier. Comme s’ils nous faisaient passer le message que fermés, on gêne moins leur business… »
Depuis la mi-novembre donc, aucun habitant de la Goutte-d’Or n’a pu franchir les portes de la bibliothèque municipale du quartier. Les employés n’ont pas pour autant fait jouer leur droit de retrait. Ils sont toujours là pour travailler, mais sans accueillir personne pour éviter tout danger. « On ne rêve que d’une chose, c’est de pouvoir rouvrir, poursuit Catherine Geoffroy. Mais dans les conditions actuelles, ce n’est pas possible. » Pour soutenir les employés et rouvrir ce lieu emblématique du quartier, l’inter-associatif de la Goutte-d’Or multiplie les appels à la préfecture de police et même au gouvernement pour résoudre le problème.
« La mairie nous soutient, mais là, cela relève de la préfecture », explique Bernard Massera de l’association Paris Goutte-d’Or. Une caméra de vidéosurveillance a été installée dans la bibliothèque, sauf que c’est à l’extérieur que tout se joue. Et puis, les agents de la direction de la prévention, de la sécurité et de la protection (DPSP), service de sécurité de la mairie, n’ont pas les moyens de faire face à ces dizaines de dealers, souvent violents, qui se massent à ce croisement stratégique. « Il faut une plus grande présence policière et aussi l’intervention d’unités spécialisées pour remonter la filière, d’autant qu’aucun de ces dealers n’habite le quartier, explique Éric Lejoindre, maire (PS) du XVIIIe arrondissement. Nous l’avons demandé à la préfecture de police, et nous espérons être entendus. »
« On perd toutes nos perspectives »
Si le deal n’est pas un phénomène nouveau à la Goutte-d’Or, ce trafic de médicaments à ce point précis est assez récent. « On l’a constaté au moment du déconfinement du printemps, explique Catherine Geoffroy. Il y avait beaucoup plus de dealers, beaucoup de personnes qu’on n’avait jamais vues. Et surtout, ce n’était plus que des cigarettes ou du haschich, mais ces médicaments psychotropes qu’eux-mêmes consomment. » C’est à partir de là que la situation est devenue intenable pour les employés et les commerçants de la rue. Les rixes se multiplient entre dealers sous emprise de leur propre marchandise, les passants sont régulièrement dépouillés voire agressés. Le 7 juillet, un jeune homme vient même mourir, après une bagarre à coups de couteau, devant les portes de la bibliothèque, sous les yeux impuissants d’une des collègues de Catherine Geoffroy. « C’était extrêmement traumatisant. »
Avant d’écrire un communiqué de presse pour alerter les autorités et les médias sur la situation de la bibliothèque, l’inter-associatif de la Goutte-d’Or a hésité. « Comme à chaque fois, on a peur de la réception d’un tel message dans l’opinion », explique Bernard Massera. La délinquance résiduelle donne une image extrêmement négative de la Goutte-d’Or, alors que ses habitants décrivent un quartier « formidable et solidaire », avec énormément d’initiatives culturelles. « Personne ne vient rendre compte de la fête de la Goutte-d’Or, c’est un moment incroyable, une fête de village comme on en voit peu à Paris, déplore Bernard Massera. Quand on parle de nous, c’est parce qu’il y a des soucis. » D’autant que le problème est extrêmement localisé, sur à peine trois rues du quartier. « C’est pénible que les phénomènes de délinquance cachent le reste », abonde le maire. Il suffit de quelques pas pour arriver sur la rue Myrha, autrefois décriée, et retrouver cet esprit dont nous parlent les associations. Ici, l’ambiance est plus paisible, on boit un café devant une devanture de magasin, il y a toujours du monde et l’insécurité semble loin.
« Symboliquement, la fermeture d’un lieu de culture comme la bibliothèque, c’est très fort, c’est pour ça qu’on réagit », explique Lydie Quentin, directrice des Enfants de la Goutte-d’Or. Si ces derniers mois, la fréquentation s’est largement réduite, cette bibliothèque enregistrait auparavant des records de fréquentation, notamment chez les jeunes. « C’est la preuve d’une forte appétence pour la culture dans le quartier, contrairement à ce que certains voudraient faire croire , enchaîne Lydie. « La solution, ça ne peut pas toujours être la fermeture, regrette Sonia de l’association des commerçants. Quand il y a eu le problème des mineurs isolés dans le square Léon, ils l’ont fermé, quand les commerçants n’en peuvent plus, ils ferment, et maintenant la bibliothèque… Il faut faire quelque chose parce qu’on perd toutes nos perspectives. »
« Évacuer la pauvreté, ce n’est pas la solution »
L’opposition de droite du XVIIIe réclame l’installation de caméras de vidéosurveillance dans le quartier, une police municipale armée, ou encore un meilleur équilibre dans la politique des logements sociaux, très nombreux dans ce quartier. « La mairie n’a rien fait, à part se plaindre auprès de la préfecture », critique Rudolph Granier, conseiller LR de Paris, élu dans l’arrondissement. Le candidat malheureux aux dernières municipales fustige «l’angélisme» de la mairie et cite en exemple la mise en place, coûteuse selon lui, « d’une promenade sonore et multidimensionnelle » entre Barbès et Stalingrad plutôt que d’investir dans plus de sécurité.
« C’est une polémique stérile, répond le maire socialiste Eric Lejoindre, qui préfère agir à la fois sur le plan sécuritaire et socioculturel. Si l’on attend qu’il n’y ait plus aucun délinquant pour créer des projets, on n’est pas rendu. Et la solution, ce n’est pas non plus d’évacuer la pauvreté. » Un avis partagé par les associations, qui constatent tout de même que le discours tout sécuritaire est de plus en plus écouté par certains habitants, notamment les nouveaux propriétaires qui investissent dans ce quartier, où le prix de l’immobilier est relativement bas comparé au reste de la capitale. « Ces personnes ont plus de facilités à s’exprimer, analyse Hélène Tavera du collectif 4C. Le travail des assos, c’est aussi d’articuler ça avec les intérêts d’une autre population, moins audible. » Notamment à cause d’une gentrification à l’œuvre depuis de nombreuses années, mais qui rencontre un peu de résistance dans la Goutte-d’Or.
« Cela crée de la tension, c’est certain, analyse Yankel Fijalkow, auteur de Sociologie des villes (1). A la Goutte-d’Or, la rue résiste aussi face à la pression des « nouveaux » résidents. C’est ce qui fait l’âme du quartier, et c’est aussi ce qui fait que le problème du deal ne sera jamais résolu totalement. » Véritable carrefour entre deux gares parisiennes, la banlieue nord de la capitale et le reste de Paris via ses lignes et stations de métro, la Goutte-d’Or reste et restera un lieu privilégié pour les trafics en tout genre. « Ce qui doit être fait, c’est un travail de régulation entre les associations, la mairie, la police, poursuit le sociologue. Sauf que la police ne met visiblement pas les moyens en ce moment pour répondre aux problèmes, et donc les associations sont dépassées. »
« On dirait qu’il y a des freins politiques »
D’où cette sensation d’impuissance, de frustration et surtout d’abandon qui s’empare des habitants amoureux de leur quartier. « Quand il s’agit de la Goutte-d’Or, on dirait qu’il y a des freins politiques, verbalise Bernard Massera. Il y a un discours national qui consiste à dire qu’on va favoriser la mixité, lutter contre les trafics, mais ici, on ne voit rien de tout ça. » Comme si la Goutte-d’Or, quartier populaire et d’immigration, ne méritait pas l’attention d’autres quartiers plus cossus où ce genre de débordements ne pourrait pas se pérenniser. « Quand on voit que dans le XVIIe ils envoient toute une brigade pour tabasser un pauvre malheureux qui ne porte pas son masque [le producteur Michel Zecler, ndlr] et qu’ici les policiers disent n’avoir pas de moyens, on a du mal à comprendre », souffle un habitant.
La pilule a encore plus de mal à passer lorsque le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, destinataire de leurs nombreux appels à l’aide, affirme, dans une interview au Parisien, vouloir « permettre aux habitants de signaler les nouveaux points de deal ou les déménagements des dealers ». Reste à savoir ce que le locataire de la Place Beauvau compte faire de ces informations. A la Goutte-d’Or, on attend toujours l’accusé de réception.
(1) Sociologie des villes, Yankel Fijalkow, 128 pp., éd. la Découverte.
Benjamin Delille Photos Frédéric Stucin
Source : Libération.fr