Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), ce mardi. Une fusillade à la cité Soubise dans la nuit du 14 au 15 septembre a fait deux morts de 17 et 25 ans.
Publié le 16 septembre 2020 | Par Jean-Michel Décugis avec Vincent Gautronneau
La série de fusillades sanglantes survenue cet été illustre l’extrême violence liée aux rivalités entre trafiquants de drogues.
Impacts de balles sur des façades d’immeuble, devantures de bars ou supérettes… Les murs des cités portent encore les stigmates des fusillades meurtrières survenues cet été, un peu partout en France. Le plus souvent la nuit, ou tôt le matin, mais parfois en plein jour, au milieu des habitants, comme le 11 mai dans le quartier de Saint-Musse, à Toulon (Var), où deux hommes cagoulés et gantés ont foncé dans la foule, armés de fusils d’assaut, au moment de la grillade et des jeux d’enfants.
Des scènes de frayeur semblables se sont déroulées à Nice, Montpellier, Nîmes, Grenoble, Dijon, Caen, Rennes… Dans la nuit de lundi à mardi encore, deux jeunes de 17 et 25 ans ont été tués au 7.65 dans une cave de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), l’un touché à la gorge, l’autre au niveau du torse. « Ils ont tiré dans la cave, puis dans le hall, il y avait du sang partout », a raconté un gardien d’immeuble encore sous le choc.
Le phénomène n’est pas nouveau, et il est même récurrent. « C’est le nouveau western » chantait, dès 1994, le rappeur MC Solaar. Les ressorts sont connus : des guerres de territoires ou de clans, parfois des scissions à l’intérieur même des équipes, sur fond de trafic de drogue, exacerbées ces derniers mois par le confinement. 80 % des faits concernent des contentieux entre trafiquants de drogue, et le nerf de la guerre est l’argent. La pandémie de Covid aurait intensifié les conflits provoqués par la montée des prix de la drogue et la libération de certains trafiquants dans le cadre sanitaire. « Cela a provoqué des putschs qui n’auraient peut-être pas eu lieu ou accéléré certaines recompositions », analyse un magistrat, spécialisé dans le crime organisé.
Pour autant, difficile d’affirmer qu’il y a eu plus de fusillades que d’habitude. En fait, cette case n’existe pas dans les statistiques de la délinquance de la police nationale. Seuls les règlements de compte liés au crime organisé et les homicides ou tentatives d’homicides entre délinquants sont pris en compte. Ce qui représente — les deux catégories cumulées — : 304 faits depuis le début de l’année, jusqu’au 31 août, contre 287 en 2019, à la même période. Un chiffre en légère augmentation. Avec une part noire : celui des fusillades sans réels dégâts humains.
Dans les villes moyennes aussi
« La notion de règlement de compte fausse un peu le débat, le phénomène de fusillades est plus vaste et complexe à appréhender, car on tire aussi pour intimider, relève Jean-Philippe Fougereau, le directeur du service régional de police judiciaire de Montpellier (Hérault), qui constate dans son secteur une forte augmentation des fusillades et agressions par armes à feu. Depuis le début de l’année, six faits ont eu lieu à Montpellier et 12 à Nîmes (Gard), avec plusieurs morts à la clé. « Ce que retient le grand public, ce sont les fusillades, car quand vous êtes réveillé par les tirs d’armes de guerre, c’est choquant », ajoute ce grand flic.
Dans les quartiers périphériques de villes moyennes de province, de nouveaux caïds se sont installés dans le trafic de stupéfiants et n’hésitent plus à utiliser les méthodes des grands truands. « Nous sommes davantage confrontés à un élargissement du périmètre des règlements de compte qu’à une augmentation, explique Alain Bauer, criminologue au Conservatoire national des arts et métiers. Il existe une guerre de succession qui se répand un peu partout parce que beaucoup de caïds se sont rendu compte, en montant en puissance, qu’ils ne recueillaient que les miettes du marché. »
«Des trafiquants de plus en plus jeunes qui ont accès à des armes»
Les sources de rivalités sont nombreuses et multiples. C’est un trafiquant qui veut s’approprier le territoire d’un autre, un lieutenant qui veut s’émanciper en prenant la place de son chef, un grossiste qui vole la marchandise d’un autre… L’incarcération ou la libération de caïds peut aussi servir de déclencheur à la violence extrême. « Aujourd’hui, il existe une accélération des cycles, avec des trafiquants de plus en plus jeunes, et souvent peu expérimentés qui ont accès aux armes » analyse encore Alain Bauer. Ainsi des fusils-mitrailleurs ou des Kalachnikovs sont régulièrement découverts lors de perquisitions liées au trafic de drogue.
« Les trafiquants de petites villes périphériques sont obligés de s’armer pour se défendre contre les gros implantés dans les grands centres urbains, et parfois même les concurrencer », confirme un officier de gendarmerie qui constate une « décentralisation de ces faits en zone périurbaine ». Ainsi le 16 août, à Annonay, commune de l’Ardèche de 16 000 habitants, des individus encagoulés ont tiré au fusil de chasse sur un groupe de jeunes pour une simple dette de stupéfiants…
« Il y a encore quinze ans, les voyous considéraient qu’il y avait une espèce de progression dans la voyoucratie, basée sur l’expérience et la technicité, qui allait de pair avec la maturité en âge », analyse le commissaire général Jean-Philippe Foujereau. « Aujourd’hui, on a des caïds de 18 ans totalement déstructurés qui veulent prendre la place de ceux de 30 ans, et qui n’hésitent pas à prendre les armes pour parvenir à leurs fins. » Ce qui se manifeste parfois avec un tragique manque de maîtrise…
Source Le Parisien