Grand écart
Joe Biden fait la paix avec la marijuana en attendant l’«apocalypse» nucléaire
Soudain plus alarmiste que jamais sur la menace nucléaire russe, le président américain a aussi annoncé jeudi une mesure de pardon qui marque un virage majeur dans la politique de répression des drogues aux États-Unis.
par Julien Gester, correspondant à New York
L’«apocalypse» nucléaire pourrait-elle effrontément s’inviter dans la campagne des élections de mi-mandat aux États-Unis, dont le compte à rebours jusqu’au 8 novembre est lancé ? En agitant, pour la première fois si nettement, le spectre d’un «Armageddon» auquel «nous n’avions plus fait face depuis Kennedy et la crise des missiles cubains» en 1962, Joe Biden s’est avancé jeudi soir à dépeindre le risque atomique attisé par l’embardée poutinienne en Ukraine comme une menace concrète, ou du moins beaucoup plus que quiconque au sein de son administration ne l’avait énoncé jusque-là.
A en croire son allocution devant un parterre pétrifié de donateurs démocrates et de journalistes, lors d’une soirée de levée de fonds à New York, le Kremlin «ne plaisante pas quand il parle de l’utilisation potentielle d’armes nucléaires tactiques ou d’armes biologiques ou chimiques, parce que son armée est, on peut le dire, significativement sous-performante. Et je ne crois pas à une capacité à [utiliser] facilement une arme nucléaire tactique sans se retrouver avec l’apocalypse».
La ligne tenue jusqu’à ces derniers jours par la Maison Blanche et son département de la Défense était certes celle d’une menace prise très au sérieux, surtout dès lors qu’elle était agitée à nouveau ces derniers jours depuis Moscou. Mais rien, selon l’évaluation du renseignement américain réaffirmée voilà une semaine par le Pentagone, ne justifie «à ce jour» que les États-Unis «ajustent leur propre posture nucléaire». Sondé mi-septembre sur la nature de la réplique face à pareille éventualité, Biden s’en était alors tenu à la façade usuelle d’ambiguïté stratégique : «Croyez-vous que je vous le dirais si je le savais exactement ? Bien sûr que non. [Mais] cela aurait des conséquences. Et l’ampleur de ce qu’ils feront déterminera la réponse qui sera donnée.» Jusqu’à l’«Armageddon» donc, si l’on en croit son avertissement de jeudi à un Poutine qu’il «connaît assez bien», décrit comme acculé et en quête d’une «porte de sortie».
Décret exécutif surprise
En route pour la réception new-yorkaise où il allait livrer cet alarmant discours, Joe Biden s’était soudain souvenu de l’une de ses promesses de campagne, oubliée dans un tiroir depuis deux ans, et très opportunément exhumée à un mois du scrutin de mi-mandat. Par un décret exécutif surprise, le président a prononcé l’amnistie de milliers de personnes condamnées pour détention de marijuana et ouvert la voie à une dépénalisation au niveau fédéral de cette drogue dont l’usage médical a déjà été légalisé par 39 Etats – dont une moitié approuve même la consommation récréative, qui y fait dès lors l’objet, au grand jour, d’une industrie et d’un commerce des plus florissants.
Cette déclaration ne fera en l’espèce sortir personne de prison : aucun détenu ne purge actuellement de peine, au titre de la loi fédérale, pour détention de cannabis. Mais elle a pour effet immédiat de blanchir tous ceux dont l’accès à l’emploi, au logement, à l’université ou aux aides de l’État étaient jusqu’ici entravé par l’opprobre d’une condamnation passée.
Biden a par ailleurs appelé les gouverneurs d’États où la dépénalisation ne serait pas déjà effective (et où les incarcérations sur ce motif restent beaucoup plus nombreuses) à lui emboîter le pas, martelant que c’était là une mesure de justice sociale et de réparation d’inégalités raciales systémiques : alors que toutes les populations «consomment de la marijuana dans des proportions similaires, les personnes de couleur sont arrêtées, jugées et condamnées à un taux disproportionnellement plus élevé» (trois fois plus selon une étude conduite de 2010 à 2018 par l’Union américaine pour les libertés civiles), a-t-il rappelé dans une déclaration préenregistrée.
Promesse tenue
Surtout, le président – naguère engagé au Sénat dans les politiques anti-drogues les plus répressives qui ont prévalu pendant des décennies de war on drugs aveugle – a appelé son procureur général et le département de la Justice de revoir la catégorisation légale de la marijuana, aujourd’hui logée dans la même annexe «que l’héroïne et le LSD, et plus grave que le fentanyl [aujourd’hui responsable d’une large majorité des overdoses aux opioïdes, ndlr]. Cela n’a aucun sens». Une révision qui aurait pour effet immédiat d’alléger les peines encourues pour le traficde cannabis, dont Biden ne s’aventure cependant pas, loin de là, à esquisser la dépénalisation au niveau fédéral, qui requerrait l’appui d’une nette majorité au Congrès.
La popularité d’une telle inflexion de la position historique de la Maison Blanche ne fait aucun doute, tant la société américaine a considérablement évolué sur ce thème : 60 % des Américains se disent favorables à la légalisation de la marijuana récréative et 33 % le sont à son seul usage médical, quand le sénateur Biden a longtemps maintenu, avant d’infléchir sa position depuis quelques années, que c’était là une voie d’entrée vers les drogues dures. Dans la perspective des midterms, cette promesse tenue, largement saluée et reprise à leur compte par des candidats démocrates à des postes de sénateurs ou de gouverneur, a vocation à mobiliser un électorat jeune et issu des minorités, dont la participation s’annonce cruciale pour le parti démocrate, alors que la dynamique favorable qui le portait depuis l’été semble désormais plafonner.
La cote d’approbation sondagière de Biden se situe certes aujourd’hui à son niveau le plus haut en 2022 (autour de 43 %). Mais elle revient de très loin et demeure fragile, alors que les éléments contraires se sont à nouveau accumulés ces dernières heures, entre des perspectives économiques sombres, le spectre d’éventuelles poursuites judiciaires contre son fils Hunter (notamment pour fraude fiscale), l’annonce d’une réduction de la production de pétrole par les pays de l’Opep+, susceptible d’inverser la récente embellie des prix à la pompe, et donc rien moins que la menace de la fin du monde. D’où, sans doute, l’urgence soudaine de s’offrir cette révolution à peu de frais, fût-elle en pente douce.
Source : Libération