Marseille : Mardi, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, vantait les résultats de sa politique sécuritaire dans la ville encore sous le choc après la mort de Socayna, 24 ans. La jeune femme est la 44e victime liée au narcobanditisme depuis le début de l’année. Une flambée de violences face auxquelles civils, autorités et forces de l’ordre sont impuissants.
On ne change pas le programme. Gérald Darmanin était à Marseille mardi 12 septembre matin, quartier de l’Estaque, dans l’enceinte du port autonome où sont désormais installés les nouveaux locaux du Raid. Le ministre de l’Intérieur a fait un rapide tour du propriétaire, puis a rencontré des élus en écharpe et des responsables de la police pour un point sécurité en vue de la visite du pape à Marseille, le 23 septembre. La nuit précédant la venue du ministre, à l’Estaque toujours, un homme de 56 ans a été abattu à l’arme lourde par deux hommes à moto. Lundi au petit matin, juste avant la visite du ministre, la procureure de la République Dominique Laurens annonçait, par communiqué, la mort de Socayna, 24 ans, touchée dimanche soir par une balle de kalachnikov alors qu’elle se trouvait chez elle, cité Saint-Thys dans le 10e arrondissement de Marseille.
«Y a pas de mots»
«Incontestablement une victime collatérale», a commenté le ministre devant les journalistes micro tendus, avant de présenter ses condoléances «les plus attristées» à la famille. Et de répéter, comme après chaque drame, que «jamais autant de policiers et de magistrats» ont été mobilisés sur la ville, avec «des résultats très impressionnants», qu’un nouvel outil, la CRS8, serait déployé en novembre pour contribuer à la lutte contre les trafics dans laquelle chaque Français, plus particulièrement les consommateurs de drogue, doit prendre «sa part de responsabilité». Et encore que «la police et la gendarmerie ne sont pas les seuls à pouvoir résoudre cette question», qu’il faut des réponses en matière d’éducation, d’urbanisme, d’intégration. Soit les mêmes éléments de réponse donnés le 25 août à Nîmes, où le ministre s’était déplacé après la mort par balles d’un enfant de 10 ans, ciblé «par erreur», selon les enquêteurs, alors qu’il circulait dans la voiture de son oncle près d’un point de deal d’un quartier sensible. Ce mardi, on ne change pas le discours, le programme non plus : Gérald Darmanin est à Marseille, mais n’a pas prévu de se rendre cité Saint-Thys.
Laura (1) accuse le coup. Il est autour de 11 heures, la jeune fille, médiatrice pour une association de prévention dépêchée par la préfecture, ressort tout juste de chez Socayna. Elle a rencontré sa mère, dont le désespoir s’échappe régulièrement de la fenêtre aux volets fermés du troisième étage. «Y a pas de mots», s’étrangle la jeune femme, qui cherche en soutien ses deux partenaires du jour, partis faire du porte à porte dans la cité. D’ordinaire, l’équipe intervient en amont pour faire de la prévention auprès des jeunes. Cette semaine, ils vont rester ici pour informer les habitants de la présence d’une cellule psychologique pour parler, si besoin, de la mort de la jeune femme, de la peur qui s’est invitée dans cette résidence un peu défraîchie, mais au quotidien plutôt calme jusque-là. «Même si aucune parole ne peut les rassurer, concède Teddy, lui aussi médiateur. Les dommages collatéraux, comme ils disent, ça veut dire que ça peut être n’importe qui, ça peut être nous.»
«C’est pire que de la colère : on bout à l’intérieur»
La procureure de la République a rappelé les chiffres : Socayna est la 44e victime liée au narcobanditisme depuis le début de l’année. Parmi elles, des «victimes collatérales», selon l’expression reprise par le ministre, touchées lors de ces fusillades à l’aveugle par des tireurs de plus en plus jeunes. Le 24 avril, cité de la Busserine, dans le 14e arrondissement de Marseille, un retraité de 63 ans jouait aux cartes dans un snack situé près d’un point de deal quand il a été mortellement touché. Le 10 mai, une mère de famille de 43 ans est morte cité Saint-Joseph, toujours dans le 14e, toujours lors du «rafalage» d’un plan stup. Cité Saint-Thys, dimanche soir vers 23 heures, «on a atteint le degré ultime», a souligné la procureure : Socayna, 24 ans, se trouvait dans sa chambre quand, selon les premiers éléments de l’enquête confiée à la police judiciaire, deux hommes ont déboulé à scooter dans l’une des artères de cette résidence des quartiers Est. Après une première salve ciblant une pharmacie située au pied de l’immeuble d’en face, les tireurs ont vidé leur chargeur sur son bâtiment, où plusieurs impacts grêlent désormais la façade grisâtre. Certains projectiles ont atterri dans des appartements, sans toucher les occupants. Chez Socayna, la balle est entrée sous la fenêtre de sa chambre, crevant une sorte de contreplaqué en bois. «Ma fille est passée préparer son café, elle l’a pris et en deux secondes, je l’ai trouvée dans sa chambre avec la tête explosée. Je n’ai pas compris : c’est la guerre, c’est quoi ? Ce n’est pas en Colombie, c’est en France», témoigne Leïla, la mère de la jeune femme, interrogée par le Parisien.
Socayna, qui vivait depuis une quinzaine d’années à Saint-Thys avec sa mère et sa jeune sœur de 14 ans, était étudiante en deuxième année de droit. Une jeune fille «tranquille, gentille», répète le président de l’association de défense des locataires de la cité. Comme beaucoup d’habitants du quartier, le quinquagénaire n’a pas réussi à dormir la nuit dernière. «C’est difficile d’accepter la tragédie, confie-t-il. C’est pire que de la colère, parce qu’on ne peut rien faire, alors on bout à l’intérieur.» Sur un bout de papier, il inscrit le nom des voisins qui mettent au pot pour contribuer aux frais des obsèques de la jeune fille. «J’ai demandé à la préfecture si l’Etat pouvait aider, on m’a répondu : “On n’a pas d’enveloppe pour ça, on va voir ce qu’on peut faire.”»
La veille, la préfète de police est venue dans la cité, investie également tout l’après-midi par les CRS. «J’ai posé la question, la préfète m’a dit que la police resterait le temps qu’il faudrait. Mais à 20 heures, ils étaient partis… Et vous voyez un policier, ce matin ?» Depuis un an, raconte-t-il, les habitants ont tenté d’alerter le bailleur social sur l’installation d’un point de deal, d’abord sous la tour la plus haute, un peu plus haut dans la résidence, puis près de la pharmacie. «Pas un point de deal extrêmement important», avait souligné lundi la préfète, rien à voir avec certaines cités voisines de ces quartiers Est de la ville, où les descentes de police sont plus régulières. «Ils n’étaient pas là en permanence, confirme le président de l’association des locataires. Mais les gros caïds veulent mettre un point fixe ici. Ce qui s’est passé l’autre soir, c’était un avertissement.»
«On laisse les gens mourir chez eux ?»
Dans l’immeuble de Socayna, le locataire du premier étage passe une tête par sa fenêtre. Il n’avait pas remarqué l’impact, juste à côté, qui a effrité son mur. Lorsque les tirs ont retenti, il s’est allongé par terre. «Ça a duré dix secondes, mais ça paraissait dix minutes», souffle-t-il, peinant à contenir sa colère. Il voudrait qu’on arrête de parler d’accident, de tirs à l’aveugle. «Ce n’est pas un tir ou deux, ils ont vidé les chargeurs. Et ils n’ont pas tiré en l’air, mais sur l’immeuble ! Ils sont venus pour tuer, pour dire on va prendre le quartier. Mais le ministre, il faudrait qu’il vienne ici pour comprendre ! Ils disent collatéral pour minimiser, pour eux ce sont des chiffres. On va mettre des milliards pour Marseille, et on laisse les gens mourir chez eux ?»
Ces cris d’alarme, de nombreuses associations de terrain les ont relayés ces derniers mois. Mardi, c’est devant le tribunal administratif que l’association Conscience a voulu porter le débat, en déposant une requête en référé-liberté pour exiger des mesures d’urgence, «constatant malheureusement la recrudescence exponentielle de la violence urbaine et des homicides commis à Marseille et constatant que l’Etat […] ne leur garantissait pas le droit à la sécurité et à la vie».
Une première requête similaire déposée la semaine dernière ayant été rejetée, l’association a revu sa copie. La voie juridique, Hassen Hammou l’avait tenté lui aussi par le passé, en vain. Le porte-parole d’EE-LV en Paca, fondateur en 2016 du collectif «Trop jeune pour mourir», ferraille désormais pour la mise en place d’une commission parlementaire sur le sujet, afin d’évaluer les politiques publiques en matière de lutte contre les trafics et «avoir enfin des données concrètes, comme un médecin qui a besoin d’un diagnostic avant d’agir» : «On sort de milliers de dispositifs, du plan Marshall de Sarkozy à la CRS8 et rien de concret ne se passe en bas des immeubles», déplore le militant, qui lutte contre le découragement. «On a tellement crié, alerté, qu’on ne sait plus… On est désarmés, et il n’y a rien de pire de voir, juste en face, que l’Etat l’est tout autant.»
(1) Le prénom a été changé.
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