Au moins 28 personnes, dont un policier, ont été tuées lors de l’assaut donné par la police dans le bidonville de Jacarezinho, soit le bilan humain le plus élevé jamais enregistré pour une opération de ce type dans la ville.
Par Bruno Meyerfeld (Rio de Janeiro, correspondant)
Publié le 8 mai 2021
Au lieu de la sonnerie de son portable, Tatiana* s’est réveillée ce jeudi 6 mai avec le claquement des balles. Dans le ciel gris de la favela, gronde un hélicoptère. Dans les ruelles humides, la police avance à petit pas, cagoulée, armée de fusil. Une opération antidrogue a commencé à Jacarezinho. Tatiana, qui sent le danger venir, réunit la famille. « On s’est tout de suite cachés au fond de la maison, mon père, ma mère, mon fils de 9 ans », raconte la jeune femme de 27 ans.
Vite, les rafales fusent, se multiplient. Se rapprochent. Tatiana et sa famille se terrent. « Mais tout d’un coup, on a entendu des bruits sur le toit de la maison », se souvient-elle. Surgissent deux jeunes hommes, 20 ans à peine. L’un a de graves blessures par balles dans le dos. « Il saignait beaucoup. Ils m’ont supplié de les aider, de les cacher. Ils disaient qu’ils ne voulaient pas mourir. Celui qui était blessé pleurait. Il a dit que sa femme était enceinte, que c’était une petite fille et qu’il voulait la voir naître… »
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Est-ce la peur ? La pitié ? Tatiana laisse les deux hommes se cacher au troisième étage, et se cadenasse avec sa famille dans une pièce du deuxième. Un temps passe, avant que les policiers n’enfoncent la porte d’entrée. La famille tend l’oreille : écoute, tétanisée, le bruit des bottes dans l’escalier. Les cris. Puis les tirs. « Bam ! Bam ! », imite en riant le jeune fils de Tatiana, qui a tout entendu, puis tout vu : les impacts de balle dans le mur peint en beige ; le sofa, les coussins, les sacs, les tableaux, le carrelage recouvert de sang.
Carnage
Du sang, il en a coulé beaucoup ce 6 mai à Rio : au moins 28 personnes (dont un policier) ont été tuées lors de l’assaut donné par la police dans le bidonville de Jacarezinho, situé au nord de la métropole, soit le bilan humain le plus élevé jamais enregistré pour une opération de ce type dans la ville. Ici, on a vite donné à l’événement le titre de « chacina », c’est-à-dire de carnage ou de bain de sang.
L’assaut a commencé vers 6 heures, moment où les quelque 40 000 habitants de la favela sortent dans la rue se rendre au travail. 200 membres de la police civile pénètrent alors dans le bidonville, appuyés par des blindés et hélicoptères.. Des coups de feu sont échangés et vite, la situation dégénère. Un policier est tué d’une balle dans la tête et l’opération antidrogue se transforme en vendetta. Les forces de l’ordre se ruent dans les ruelles, poursuivent les trafiquants et mitraillent à tout va. Un métro aérien, longeant la favela, est atteint par les balles perdues.
Deux passagers sont blessés.
Les rues se remplissent de cadavres ensanglantés. Des jeunes hommes, noirs ou métisses, en bermuda, marcel ou maillot de foot – autant de scènes effroyables, photographiées, filmées et diffusées en temps réel et en masse sur les réseaux sociaux de Rio. Vite dépassés, les trafiquants battent en retraite. La fuite se fait par les maisons, en sautant de toit en toit, les fusils tenus à bout de bras.
La police décide de poursuivre les fuyards jusqu’au bout et envahit les logements. Et la barbarie continue : les supposés trafiquants sont abattus dans les cuisines et parfois jusque dans des chambres d’enfants. « Ils en ont exécuté trois, ici, dans notre salon ! », explique Miguel*, 47 ans, qui reçoit chez lui, sur les lieux du drame. « Ces gamins, ils étaient pourtant à terre, désarmés, ils disaient qu’ils voulaient se rendre. Mais ils les ont tués quand même… C’était affreux, il y avait des gros bouts d’être humain, des organes, du foie, partout sur le sol… On a dû tout ramasser et tout laver nous-même avec des chiffons », raconte Miguel, épouvanté.
État de choc
L’opération sème la terreur durant neuf longues heures dans la favela. Vendredi, le jour d’après, Jacarezinho conservait les stigmates des combats : des douilles dorées brillent un peu partout au fond des flaques d’eau de pluie. Portes et murs sont criblés d’impact de balles, parfois par grappe de dizaines. Ça et là, des vitrines de commerces gisent au sol, en mille morceaux, explosées par les grenades de la police. Dans les logements, malgré un lavage aux grandes eaux, on n’est pas encore parvenu à faire partir toutes les tâches de sang coagulé.
Le bidonville est en état de choc, sidéré par le déchaînement de violence. Les commerces ont rouvert, certes, mais les rues sont silencieuses, apeurées. « Ne mentionnez pas notre nom dans votre article. La police va vouloir se venger, c’est sûr », supplie un habitant, inquiet des représailles. Plus loin, le long d’une allée commerçante, surgit une femme noire, les yeux baignés de larme. « Pourquoi avoir fait ça ? Pourquoi avoir tué nos enfants ? », hurle-t-elle. Les passants l’évitent, le regard fermé.
Officiellement, selon la police, l’opération visait à affaiblir le Comando Vermelho (« commandement rouge », CV), le plus puissant groupe de trafiquants de drogue de Rio, qui domine le quartier. Il s’agissait de saisir des armes, « neutraliser » quelques chefs. Mais le bilan de la journée s’avérera aussi lourd en vie humaine que léger en prise de guerre : l’opération a permis la saisie de seulement 16 pistolets, 7 fusils, 12 grenades et une mitraillette. Une broutille.
« L’État, ici, il rentre, il tue, et il repart. On n’est pas considéré comme des vrais citoyens ! », s’insurge Leonardo Pimentel, 34 ans, jeune président de l’association des habitants de la favela. Avec d’autres figures locales, il s’est réuni ce 7 mai dans l’école de samba de Jacarezinho, située à l’entrée du quartier. Dans ce gros hangar, battu par la pluie, survolé par des lignes de train, on se réconforte autour d’un peu de café et de rares sourires.
« Personne ne s’attendait à une telle opération. C’est incompréhensible ! », ajoute Leonardo. Et pour cause : en juin 2020, une décision du Tribunal suprême fédéral, plus haute instance judiciaire du pays, a suspendu, sauf cas exceptionnel, les opérations de police dans les favelas pour toute la durée de l’épidémie du Covid-19. Mais l’acte a été peu suivi d’effet : en un an, selon le site d’information G1, au moins 944 habitants de Rio seraient morts durant des interventions de la police.
« D’autres opérations viendront »
Cette dernière balaie les critiques. Les 27 victimes civiles de la favela sont « des trafiquants qui ont attenté à la vie de policiers, et ont été pour cela neutralisés », ont soutenu vendredi, lors d’une conférence de presse, les chefs des forces de l’ordre locales. L’opération, préparée « depuis dix mois » serait un franc succès. « Il faut arrêter avec ce discours (…) qui fait passer ces criminels pour des victimes », a même lancé Rodrigo Oliveira, haut responsable de la police civile de Rio.
Ces déclarations ont provoqué la colère d’une large partie des Cariocas. « [Les jeunes de favelas] meurent, des générations sont en train d’être perdues et des familles détruites ! », a dénoncé sur Twitter Marcelo Freixo, député fédéral de Rio et membre du Parti socialisme et liberté (PSOL, gauche), très investi sur les questions des violences policières, évoquant des « innocents assassinés ». Dans la soirée de vendredi, plusieurs manifestations, rassemblant quelques milliers de personnes, ont eu lieu dans la favela.
Mais pour la police la plus sanglante du monde (3 habitants tués en moyenne par jour à Rio, soit 1 239 pour l’année 2020 : davantage que pour tous les Etats-Unis), pas question de changer de méthode. Les forces de l’ordre bénéficient du soutien du gouverneur de l’Etat Claudio Castro, marqué à droite, jusqu’au chef de l’Etat, Jair Bolsonaro. Vendredi, le vice-président Hamilton Mourao a estimé que les morts civils de Jacarezinho étaient « tous des bandits ».
La justice est saisie pour juger d’éventuelles exécutions arbitraires. Mais les corps des victimes ont été très rapidement retirés par les forces de l’ordre (parfois dans de simples draps), entravant la collecte de preuves… A Jacarezinho, l’assaut terminé, le trafic de drogue a immédiatement repris ses droits. Le jour d’après ressemble au jour d’avant. « Les investigations continuent. D’autres opérations viendront », a menacé le chef de la police Rodrigo Oliveira.
* Les noms ont été modifiés par raison de sécurité
Bruno Meyerfeld (Rio de Janeiro, correspondant)
Source : Lemonde.fr