Alors qu’un sondage montre que les Français sont désireux d’ouvrir un débat autour des politiques des drogues, Alexandre Marchant, docteur en histoire, analyse les conséquences de l’application de la loi de 1970, qui a instauré les mesures répressives toujours en vigueur.
par Charles Delouche-Bertolasi
On fête l’anniversaire d’une entité indéboulonnable de la Ve République. La loi de 1970 qui définit les politiques des drogues en France a célébré ses cinquante ans le 31 décembre dernier. Alors que de nombreux pays réfléchissent à la dépénalisation ou à la légalisation des drogues, la France a récemment renforcé son arsenal répressif en instaurant une amende forfaitaire délictuelle, mise en place le 1er septembre 2020. Les consommateurs s’exposent désormais à 200 euros d’amende s’ils sont contrôlés les poches pleines. A l’initiative du Collectif pour une nouvelle politique des drogues (CNPD) réunissant des associations telles que la Fédération addiction, le Syndicat de la magistrature ou encore Médecins du monde, un sondage a été réalisé par l’institut CSA pour savoir ce que pensent les Français de ces politiques.
Les résultats sont éloquents. Pour 66% des Français, la pénalisation pour usage n’est pas efficace pour lutter contre la consommation de drogues. Ils sont 69% à considérer qu’elle n’est pas non plus efficace dans la lutte contre les trafics. Plus de la moitié des personnes interrogées sont favorables à une approche qui ne soit pas centrée sur la pénalisation et 82% des Français contactés se disent favorables à l’organisation d’un débat sur les politiques des drogues. Une grande majorité juge enfin que les mesures de réduction des risques sont insuffisantes et que les outils et campagnes de prévention sont trop rares.
Docteur en histoire et auteur de L’impossible prohibition : drogues et toxicomanie en France (1945-2017), Alexandre Marchant revient pour Libération sur les errements de la loi de 1970.
Quelle analyse faites-vous à la loi de 1970 qui instaure des mesures sanitaires et répressives et considère l’usager de drogues à la fois comme un individu malade et un délinquant ?
Cette loi se voulait équilibrée mais elle est caricaturale dans sa manière de dissocier le trafic et la consommation comme deux univers totalement autonomes. Le problème des usagers revendeurs s’est tout de suite posé. A savoir si on les considérait comme des criminels ou bien des malades. Sur le long terme, il y a eu une tendance à faire prévaloir la lecture répressive de la loi. L’usager revendeur est vu comme un dealer plutôt que comme un consommateur. Tout type d’usage est prohibé et tout type de prosélytisme condamné. Depuis les années 1990, l’introduction de la réduction des risques se heurte au grand principe de la loi de 1970. On peut le constater avec l’ouverture de la salle de consommation à moindre risque à Paris en 2013 qui était en contradiction avec la loi. Il a fallu trouver un subterfuge juridique pour rendre le dispositif légal. Cela montre bien qu’il y a un souci avec cette loi inchangée depuis cinquante ans et cette vision trop simpliste.
Comment expliquez-vous le fait que la France, via la loi de 1970, possède l’une des politiques les plus répressives en matière de drogues alors que les Français sont par ailleurs les premiers consommateurs de cannabis en Europe ?
Que ce soit en France ou ailleurs, la guerre à la drogue lancée depuis les années 1970 a débouché sur un échec. Tout le monde le constate mais personne ne fait rien. On a du mal à démanteler cette administration de la répression qui s’est mise en place. Le trafic est une nébuleuse. Ce sont des économies clandestines, très complexes, faisant intervenir de nombreux acteurs très différents. D’ailleurs, la répression entretient le trafic plus qu’elle ne le combat. Elle cible en priorité les petits dealers, les mules ou les passeurs. Ce n’est pas avec ce genre de prise qu’on peut démanteler un véritable réseau de trafiquants. Les gros bonnets sont hors d’atteinte.
Des saisies importantes de produits stupéfiants, notamment de cocaïne, ont tout de même eu lieu en France. En octobre 2020, ce sont 10,2 tonnes de cannabis et une tonne de cocaïne qui ont été confisquées par les enquêteurs.
En réalité, on ne démantèle jamais en totalité une filière. Pire, parfois on peut casser un équilibre qui articulait plusieurs petites équipes trafiquantes entre elles et leurs membres vont se disperser ailleurs. C’est l’effet French connection. Après plus de trente ans d’activité, au début des années 1970, les autorités ont décidé de ne plus laisser perdurer ce trafic et ses acteurs qui prenaient part à l’exportation d’héroïne aux États-Unis depuis la France. Il y a eu un gros investissement policier franco-américain vers 1971-1973, mais en vérité on a tapé dans la fourmilière. Il y a eu quelques arrestations et les trafiquants sont allés travailler ailleurs. Certains en Italie, sont partis se mettre au service d’autres mafias comme à Palerme, ou d’autres comme le Français Laurent Fiocconi, qui est passé sous la direction des cartels colombiens émergents. L’effet de la répression fait que les membres de la French Connection se sont répartis aux quatre coins du monde. Et à Marseille, le crime organisé est très vite revenu avec le clan de Tany Zampa. L’héroïne a continué de circuler sauf qu’elle n’était plus raffinée dans le secteur mais provenait d’Italie.
L’Assemblée nationale a récemment lancé une consultation citoyenne autour du cannabis récréatif. Comment analysez-vous le contexte actuel autour des politiques des drogues ?
Les choses avancent petit à petit, mais c’est toujours de l’ordre du ponctuel. Trop souvent, on reste au stade expérimental et les phases de test se comptent en années avant de parler de généralisation d’un processus. On a cette fascination française pour la puissance normative de la loi qui fait qu’on hésite à la modifier : plus d’un acteur politique, plus d’une commission a exprimé la crainte d’ouvrir la boîte de Pandore, si jamais on osait atténuer la force de l’interdit. En Europe, à part le Portugal qui a dépénalisé toutes les drogues, les choses bougent peu. C’est aux États-Unis, pays d’origine de la guerre à la drogue, qu’on va le plus loin avec de nombreux États, comme le Colorado, qui ont légalisé le cannabis depuis 2014, même s’il subsiste une contradiction avec la loi fédérale prohibitionniste. Quelle ironie de l’histoire…
Source : Liberation.fr