Caroline Janvier, députée LREM du Loiret, est rapporteure de la Mission d’informations sur les usages du cannabis, et en particulier sur le sujet du cannabis récréatif. Alors que le confinement lié à la pandémie de coronavirus a poussé les Etats ou pays où le cannabis est légal à en faire un commerce essentiel, nous nous sommes entretenus avec elle sur la situation du cannabis en France et ses travaux sur le sujet.
Newsweed : Bonjour Caroline. Vous êtes rapporteure de la MI cannabis sur le sujet du récréatif. Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler spécifiquement sur le sujet ?
Caroline Janvier : Bonjour. J’ai souhaité travailler ce sujet pour une raison simple : le constat de l’inefficacité, voire du caractère contre-productif du modèle français. La consommation de cannabis, largement répandue dans notre société, continue à augmenter, alors même que la législation française sur cette consommation est l’une des plus sévères d’Europe. Quelle que soit notre position sur ce sujet, nous ne pouvons donc que faire le constat de cet échec. Échec d’un point sanitaire, sécuritaire et économique.
Nombre de pays étrangers ont fait évoluer leur modèle en mettant en place une politique de prévention et d’accompagnement des usages à risques. Ces évolutions nous permettent de bénéficier de retours d’expérience et de comparer les effets des modèles choisis sur la consommation, notamment celle des jeunes, la criminalité, ou les avantages et inconvénients des modèles économiques mis en place (fixation du prix, mode de production et de distribution, développement de la filière, etc.).
NWD : Comment va se dérouler la MI cannabis sur le sujet ?
CJ : Cette mission d’information a pour objectif d’une part de proposer un état des lieux et d’autre part de faire des propositions quant aux différents usages du cannabis pour la France. Nous avons ainsi séquencé nos travaux en trois phases : le cannabis thérapeutique, sujet d’actualité avec l’expérimentation qui débutera en janvier 2021 ; le cannabis dit « bien-être », le chanvre CBD ; enfin, nous aborderons d’ici la fin de l’année 2020 le volet dont j’ai la charge, soit le cannabis dit « récréatif ».
D’un point de vue sanitaire, il convient d’identifier les différents niveaux de toxicité et effets du cannabis sur le corps humain, notamment le rôle du dérèglement du système endocannabinoïde (eCB) dans des troubles psychiques et psychiatriques comme la dépression, la schizophrénie, l’addiction, le stress et l’anxiété. Au-delà de la question de la toxicité, celle de la dépendance, dont cette mission a d’ores et déjà permis de rappeler qu’elle était largement inférieure à d’autres substances ou à l’alcool (cf. Rapport Roques de 1998).
S’agissant des enjeux de sécurité et de lutte contre la criminalité, le système prohibitionniste français s’avère impuissant, malgré l’efficacité et l’engagement sans faille de nos forces de police, à enrayer une tendance de fond qui place notre pays comme une exception au sein de l’Union européenne en ce qui concerne la consommation de stupéfiants. Alors que la dépense publique française destinée à lutter contre le cannabis est évaluée à 568 millions d’euros, dont 90 % sont liés aux actions policières et judiciaires, nous pouvons décemment nous demander comment faire autrement et mieux.
Nous nous pencherons enfin sur l’approche économique et financière, en nous reposant notamment sur les travaux du Conseil d’analyse économique. Nous analyserons alors les dynamiques du marché noir actuel et d’un marché potentiellement régulé ou public (investissements, emplois…) sur la production, la transformation et la distribution des produits ; nous devrons surtout travailler sur le meilleur usage de la dépense publique, en ce qui concerne le cannabis, dans notre pays.
NWD : La mission d’information sur les usages du cannabis nourrira probablement votre réflexion globale, mais quels seraient selon vous les points les plus importants dans la légalisation du cannabis en France ?
CJ : En ce qui concerne la situation nationale, cinquante ans après la loi de 1970, nous ne pouvons que constater plusieurs phénomènes caractéristiques de notre pays :
- Une double augmentation de la consommation et des saisies
- Un produit disponible sur le marché noir qui a fortement évolué ces dernières années, avec un triplement en 15 ans de la teneur en THC pour la résine, et une augmentation de 40% s’agissant de l’herbe, générant une plus grande nocivité du produit, ou a minima des effets décuplés
- Une consommation problématique à 17 ans qui a augmenté entre 2014 et 2017, passant de 22 % à 25 % des usagers actuels.
A l’issue de cette mission, dont je ne peux pas aujourd’hui préjuger des conclusions, il s’agira de proposer de faire évoluer la législation dans ce double objectif de permettre à la fois de prévenir les consommations les plus à risques et d’autre part mettre fin à la criminalité associée au trafic de cannabis.
NWD : Le contexte d’un commerce illégal et périphérique aux grandes villes, très caractéristique du marché noir français, est-il un enjeu ?
CJ : Le trafic de cannabis et la criminalité qui en résulte ont des impacts sociaux et territoriaux importants, ils nourrissent une insécurité pour nombre de nos concitoyens et nous devons agir plus efficacement contre cela. L’enjeu est bien de combattre la grande criminalité, en libérant du temps de police et de justice pour ce type d’investigations, et d’offrir des débouchés professionnels réels pour de nombreux jeunes en périphérie des villes. Cela fait pour moi partie de la reconquête républicaine pour laquelle le Gouvernement est engagé.
En ce sens, les pistes évoquées dans le dernier rapport sur le sujet du think tank Génération Libre représentent des axes de travail que nous pourrons creuser. En nous inspirant par exemple du système des micro-licences en Californie, nous pourrions réfléchir au moyen de créer des opportunités entrepreneuriales destinées à de nombreux jeunes aujourd’hui dans l’illégalité.
NWD : Tous les pays qui nous entourent ont au moins dépénalisé le cannabis ou permettent un accès ou un autre. Le Luxembourg a indiqué son intention de légaliser avant 2021, les Pays-Bas ont avancé sur des cultures légales pour les coffeeshops, la Suisse travaille sur un projet-pilote de distribution de cannabis. A l’étranger, Israël, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud et le Mexique, globalement donc des pays sur tous les continents, avancent sur le sujet. Pourquoi le sujet est-il si compliqué en France ?
CJ : Il est à mon avis important de rappeler le contexte ayant prévalu lors de l’adoption de la loi du 31 décembre 1970 qui définit le cadre de l’interdiction de la consommation de cannabis. En 1969, une jeune fille de 17 ans est en effet retrouvée morte d’overdose dans les toilettes d’un casino de Bandol. Ce fait divers, dramatique et sordide, a marqué l’opinion et précipité une action politique plus forte sur les drogues. C’est également pour combattre les idées d’un « gauchisme culturel » que le gouvernement de l’époque, sous la présidence de Georges Pompidou, a souhaité y mettre un terme, afin de donner un signal d’autorité à son électorat.
Depuis, le débat est resté difficile dans notre pays car il faisait s’affronter des positions d’ordre idéologique, souvent excessives, empêchant une analyse objective des enjeux évoqués précédemment. La situation évolue, les débats sont moins passionnés et cette mission parlementaire, ainsi que les différents rapports comme celui de du Conseil d’analyse économique, en sont la preuve.
NWD : La France annonce une perte de 6 points de PIB en raison du coronavirus. Certains pays estiment déjà que cette crise profitera aux régulations du cannabis. De mon côté, j’estime qu’une régulation française apporterait 10 milliards € de revenus et contribuerait à hauteur de 100 milliards au PIB. La France peut-elle s’en passer ?
CJ : L’argument économique est bien-sûr important et les recettes fiscales pour l’État de la légalisation non-négligeables. Néanmoins, je ne crois pas qu’il faille légaliser pour une raison budgétaire, mais bien parce que la situation actuelle est préoccupante d’un point de vue sanitaire, social et sécuritaire, et que ce processus pourrait permettre d’améliorer la situation de chaque pan de ce triptyque.
Si la légalisation est le modèle finalement choisi, les ressources publiques issues de la taxation d’une activité économique nouvelle pourraient financer une véritable politique de prévention et de santé publique, de suivi de nos jeunes consommateurs, afin d’enfin faire baisser la consommation et les addictions. Aujourd’hui le coût social du cannabis est estimé à 919 millions d’euros, les recettes fiscales couvriraient donc largement cette somme. Puis, alors qu’aujourd’hui les dépenses de soins, de prévention, de promotion de la recherche ne représentent que 10 % de la dépense publique liée au cannabis en France, nous aurions là l’occasion de bâtir une politique publique d’envergure et de développer les externalités positives de la plante, en médecine et en pharmacologie. Ces recettes supplémentaires pourraient enfin financer des moyens supplémentaires pour nos forces de l’ordre afin de combattre le grand banditisme, souvent financiarisé et internationalisé, seul vrai levier de lutte contre le trafic et la criminalité.
Source : newsweed.fr