En dépénalisant la consommation récréative de cannabis fin avril et en donnant le feu vert à l’export, le pays accélère dans sa course à l’or vert. Objectif : devenir producteur mondial.
Une terre de lait, de miel et de cannabis. Le rêve de l’élite du chanvre israélien, à l’heure où une partie du monde occidental se tourne vers cette plante autrefois si taboue. Début avril, l’État hébreu a officiellement dépénalisé la consommation récréative de cannabis et, surtout, autorisé la vente des cannabinoïdes médicaux à l’export. A l’échelle mondiale, la normalisation est en marche, vers une légalisation à la californienne. De quoi aiguiser maints appétits capitalistes, d’autant qu’en la matière Israël a toujours été un pionnier. L’histoire moderne de la plante aux fines feuilles crénelées commence à Jérusalem en 1964, lorsque dans son labo de l’université hébraïque, le chimiste Raphael Mechoulam est le premier à isoler, parmi la centaine de molécules qui composent le cannabis, le THC (principal composant psychoactif) et le CBD (efficace antidouleur).
Depuis, et particulièrement durant les deux dernières décennies, Israël s’est positionné en leader de la recherche et des usages en la matière. Et cherche désormais à passer le braquet suivant : celui de producteur mondial. Mais le milieu reste un écosystème encore trouble, entre hype fumeuse et ruée vers l’or vert, où tout le monde bluffe et se toise, d’un ex-Premier ministre reconverti aux pionniers à l’idéal libertaire dépassé, des requins de la finance flairant un nouvel eldorado aux régulateurs étatiques velléitaires, sans compter un marché noir increvable. Plongée en trois actes au cœur de l’économie de l’État de la beuh.
« Le nouveau Cohiba cubain »
A la tribune, l’ancien Premier ministre Ehud Barak étouffe une quinte de toux. Nous sommes le 1er avril à Tel-Aviv, à dix jours des élections législatives. Ici, point de come back politique : dans cet auditorium sur la marina de Tel-Aviv, l’ancien général est venu évoquer son étonnante reconversion. Après avoir placé ses billes dans diverses firmes de cybersécurité, l’ancienne gloire des commandos s’est lancée à l’automne dans la dernière fièvre entrepreneuriale made in Israël : le cannabis thérapeutique. L’État hébreu se rêve désormais en pays où l’herbe est plus verte, ou, pour citer Ehud Barak, en « terre du lait, du miel… et du cannabis ».
Le public au look de start-uppers – hommes en chemise slim, femmes en tailleurs – soupire d’aise. Nous sommes au très chic salon CannaTech, et la date ne doit rien au hasard. Depuis l’aube, le cannabis médical est autorisé à la vente en pharmacie (avant limitée aux dispensaires spécialisés), et surtout à l’export, qui pourrait générer, selon le Parlement israélien, des profits approchant le milliard de shekels par an, soit 230 millions d’euros. Dans l’air flotte non pas des effluves de chanvre (un panneau indique que la légalisation n’est pas encore à l’ordre du jour et que mieux vaut s’abstenir de fumer son trois-feuilles à l’intérieur), mais une atmosphère de coup d’envoi. L’ivresse d’une conquête à venir.
A l’instar d’une industrie qui veut ériger une muraille de Chine entre la défonce et la médecine, Ehud Barak, 77 ans, tient à maintenir des airs de respectabilité : « Je n’ai jamais inhalé de fumée, jamais mis un joint sur mes lèvres, jamais soufflé dans un bang. Mais je suis le président d’une grande société cannabique. » Il s’agit d’InterCure, compagnie montée sur une paire de fusions-acquisitions et encore déficitaire, mais déjà cotée en bourse à Tel-Aviv, avec une capitalisation autour de 1,15 milliard de shekels (environ 285 millions d’euros), en attendant une introduction au Nasdaq.
Malgré ses ambitions globales (une expansion dans une dizaine de pays est annoncée), InterCure est encore un nain : ses champs dans le nord d’Israël n’ont pour l’instant produit qu’une tonne de marijuana, chiffre que la boîte entend multiplier par cent d’ici 2020.
Au micro, Barak en met plein les mirettes à coups de prédictions enflammées, estimant que ce marché pèsera bientôt 150 milliards de dollars par an à l’échelle planétaire, soit trois fois ce que les experts les plus optimistes anticipent pour 2030. Limite ésotérique, il parle de « génomes cannabinoïdes protégés par blockchain », de la classe moyenne indienne « prête à payer cher», de la crise des opioïdes (« les Américains font des overdoses pour soigner leur mal de dos, on peut sûrement faire mieux ! ») et de « produits récréationnels premium » : « Faisons du cannabis israélien le nouveau Cohiba cubain ! » Puis il laisse la scène à une adolescente américaine, dont la tumeur osseuse qui rongeait le visage aurait été guérie par de l’huile de cannabis.
« Un premier ministre qui crapotte ah, ah… »
Peu après, l’ex-dirigeant israélien rejoint Saul Kaye, le directeur du salon, pour un briefing presse. Avec sa kippa siglée « CannaTech » et son veston argenté, Kaye ne boude pas son plaisir de voir l’ancien chef de Tsahal, la légende des forces spéciales, légitimer son business. « Autour de cette table, il n’y pas de criminels, mais des entrepreneurs, des cultivateurs… et un Premier ministre qui crapotte, haha ! »
Barak en rajoute une couche, évoquant « nos prophètes » qui utilisaient « très probablement » des produits à base de chanvre. « On redonne vie à une vieille tradition ! » assure-t-il, avant d’étreindre un représentant de Shavit Capital, l’un des plus gros fonds d’investissement du pays. Selon la presse spécialisée, les actions de l’ancien militaire dans InterCure lui aurait virtuellement rapporté 21 millions de shekels (plus de cinq millions d’euros) depuis sa prise de fonction en septembre.
A ses côtés, Yona Levy, PDG d’Alvit Pharma, autre prétendant au titre de futur géant de ce qu’on nomme ici l’« high-tech agromédicale », ose une comparaison plus contemporaine : « Le cannabis, c’est le nouvel Internet. On ne sait pas où ça va nous mener mais on sent que c’est the next big thing. L’an passé, 20% de la population mondiale a pris du cannabis sous une forme ou une autre. Il y a dix ans, on parlait de dépénalisation en Israël : on y est quasiment. Cette année, durant les élections, la légalisation était au cœur du débat. Ça va vite… »
Dans les travées du salon, entre stands dédiés aux purificateurs d’airs, semences, huiles, gélules antidouleurs et autres cosmétiques, on s’échange des cartes de visite entre juristes et «responsables des investissements». « Regardez les gens autour de vous, l’arrivée de Barak dans le secteur a été un énorme signal », glisse une avocate au sourire bright. Son patron, Amir Goldstein, vétéran de la téléphonie mobile désormais à la tête d’International Medical Cannabis (IMC), numéro 2 du secteur, y voit l’héritage d’un savoir-faire typiquement israélien. Voire du « génie juif », de la tradition agronomique des pionniers sionistes (l’invention des tomates cerises…) aux start-ups des années 2000 : « On est à la pointe parce qu’on a le timing et le talent, martèle-t-il. Avec nos patients bien réels, la décennie de recherche et développement derrière nous nous donne une avance unique sur l’Amérique du Nord et l’Europe, en plus d’une compétence agricole et biochimique. »
Et puis surtout, comme le rappelle Kaye, le kilo de cannabis légal s’apprécie autour de 100 000 dollars. « C’est autre chose que le kilo de tomates ou d’avocat ! » rugit l’entrepreneur. En quittant le salon, on croise devant l’entrée une quinqua avec des lunettes aux montures en forme de feuilles de ganja, gros pétard au lèvres – mais c’est elle qui détonne ici.
Business juteux
Dans les bars de Tel-Aviv, les effluves de weed font partie de l’ambiance. Selon une étude réalisée en 2017, les Israéliens entre 18 et 65 ans auraient le taux annuel de consommation de cannabis le plus haut du monde, autour de 27% de la population. Au-delà de l’usage thérapeutique, strictement encadré, la consommation récréative de cannabis s’y est largement banalisée ces dernières années, désormais seulement sujette à des amendes. Les policiers ont désormais consigne de se concentrer sur les cultivateurs et dealers, et de n’agir sur les fumeurs que lorsqu’ils tirent sur leur joint dans des «lieux publics exposés». Néanmoins, la question de la légalisation, notamment pour la culture à usage privé, reste primordiale pour une partie des aficionados de la plante, représenté par le parti Feuille verte. Lequel a jeté l’éponge lors des dernières élections, laissant le fantasque et inquiétant Moshe Feiglin s’emparer de cette revendication. Son parti Zéhout, mélange de messianisme antiarabe forcené et de libertarianisme californien, a jeté le trouble dans les sondages, poussant même le Premier ministre Benyamin Nétanyahou à concéder « réfléchir à la légalisation ». Depuis, le soufflet est retombé : annoncé faiseur de roi, Feiglin n’a pas réussi à franchir le seuil d’éligibilité.
Mais pour les grosses firmes, telles celles réunies à CannaTech, c’est du côté de l’étranger que les fortunes sont à faire, le marché israélien étant destiné à rester confidentiel face aux Etats-Unis, où le cannabis est partiellement ou entièrement légal dans trente États sur cinquante, ainsi qu’au Canada, qui a sauté le pas fin 2018 sur le récréationnel. En attendant l’Europe… Pour Shmuel Ben Arie, chef des investissements israéliens pour le fonds Pioneer Wealth, « il suffit de prendre une carte et regarder les pays dont les dirigeants sont nés après 1965 : c’est là que ça va bouger ».
Depuis les années 2000, le ministère de la Santé israélien investit dans la recherche et autorise le traitement de certaines maladies à base de cannabinoïdes. Aujourd’hui, environ 38 000 Israéliens sont traités ainsi (nombre qui devrait quadrupler dans les prochaines années), pour des maladies allant de Parkinson à l’épilepsie et la maladie de Crohn, ainsi que les douleurs chroniques, liés aux chimiothérapies ou les soins palliatifs. Des tests prometteurs sur l’autisme et l’Alzheimer sont en cours, Israël restant le leader incontesté dans le domaine de la recherche cannabique, grâce à une législation très progressiste sur les essais cliniques.
Braquage
Cependant, l’idée qu’Israël va inonder le monde de ses cannabinoïdes ultrasophistiqués pourrait n’être qu’un mirage. Plusieurs pays ont pris le parti de développer leur propre marché, à l’échelle industrielle au Canada ou plus embryonnaire en Scandinavie. Et s’il ne s’agit pas d’une simple «bulle», il y aura peu d’élus, met en garde Ben Arie. En effet, en ne donnant le feu vert à l’export que fin janvier après avoir traîné des pieds – Nétanyahou et son ministre de l’Intérieur y ont longtemps été opposés – le gouvernement a instauré une série de régulations draconiennes, qui ont privé plusieurs acteurs historiques de permis et devraient repousser les premières livraisons à l’étranger, au mieux, à la fin de l’année.
Désormais, l’exploitation «verticale» du cannabis, des champs à la vente, nécessite quatre homologations : une pour l’agriculture, une pour la transformation, une pour la distribution et une dernière pour la sécurité des installations. Fin mars, le premier braquage d’une ferme de cannabis médical a eu lieu dans le nord d’Israël, des assaillants masqués parvenant à neutraliser les gardes. Un scénario que redoutait le ministère de l’Intérieur et qui pourrait se reproduire avec la production exponentielle des années à venir. Pour l’heure, seule une société israélienne a réussi à décrocher tous les permis, Breath of Life.
Son directeur-général, Tamir Gedo, qui aime faire précéder son patronyme du titre « Docteur » (bien que celui-ci soit docteur en « économie comportementale » plutôt qu’en sciences), fait figure d’oracle sur la question cannabique. Lui aussi est dubitatif face à la multiplication des acteurs. « Tout à coup, on voit arriver beaucoup de coquilles vides avec des noms ronflants, assène le patron. Le monde de la finance a enfin compris qu’il y a là un business réglo et c’est la course à la levée de fond et aux promesses intenables. Mais je dis aux investisseurs : si vous voyez des politiciens à la tête d’une boîte qui ne produit quasi rien mais fait du bruit, passez votre chemin… »
Jusqu’à l’instauration des nouvelles règles, huit cultivateurs avaient reçu l’aval de l’État, et vendaient directement aux consommateurs. « Le temps des fleuristes romantiques qui voulaient changer le monde, c’est fini, lâche Gedo. La barrière est plus haute, il s’agit maintenant d’une branche de l’industrie pharmaceutique. On doit vendre des produits stables, raffinés, pas de simples plantes. Il y aura toujours des boutiques de niche pour faire du récréatif, mais pour le reste, c’est comme la révolution industrielle, ceux qui durent sont ceux qui évoluent. » Ainsi, Tikun Olam, l’un des pionniers et plus gros fournisseur du pays, a vu son exploitation fermée par le gouvernement en novembre pour cause d’« infrastructure inadaptée ». De retour d’Europe, Gedo considère que le marché du cannabis médical est encore « à ses balbutiements». Mais que d’ici trente ans, «le monde occidental finira par s’y résoudre ». Il s’y voit déjà
Micmacs, crime et botanique
Le « fleuriste romantique », c’est lui. Agé de 70 ans, la peau mate creusée par des rides profondes, Nissim Krispil est un botaniste reconnu en Israël, ainsi qu’un ancien taulard. Lorsqu’on le rencontre en banlieue de Tel-Aviv, dans un café au pied d’une déprimante cité de béton, il est sorti de prison depuis presque six mois, et vit « chez une copine ». Trois ans plus tôt, Krispil recevait un prix de l’université Ben Gourion, l’une des plus prestigieuses du pays, pour ses travaux sur la flore locale. Autodidacte et parfaitement arabophone (il est né au Maroc), Krispil, qui se définit comme un « ethno-botaniste », a consacré vingt ans au recensement des plantes d’Israël et de Palestine, archivant les connaissances « des guérisseurs, marabouts, fermiers et autres médecins palestiniens» sur leur usage. «Quinze livres et une encyclopédie en cinq volumes », revendique-t-il.
Mais en novembre 2016, c’est à un autre type d’honneur qu’il a droit : au petit matin, une quarantaine de policiers en Hummer déboule dans son torpide moshav (une communauté agricole) du centre d’Israël. Deux chiens sont lâchés, mais Krispil sait ce qu’ils cherchent et conduit les officiers sur son toit. C’est là qu’il fait pousser un millier de plants de cannabis, destinés, insiste-t-il, à ses recherches. Sans avoir averti les autorités ni mis au point de protocole scientifique. En toute illégalité donc. « Ils ont tout embarqué et pesé : il paraît qu’il y’en avait pour 90 kilos, raconte-t-il. Pour eux, c’était un vrai laboratoire criminel, et j’ai été directement mis en prison. »
Très zen, Krispil prend l’expérience à l’ombre comme celle du mektoub (le destin, en arabe), en plus d’« une opportunité de faire de l’anthropologie in situ ». Ça ne l’empêche pas de trouver l’addition salée. Après un mois sous les verrous, douze autres avec bracelet électronique en attendant le procès pour être finalement condamné, fin 2017, à un an de prison ferme et une amende d’un million de shekels (250 000 euros). Ses deux voitures sont saisies, ainsi que sa maison. « La juge a été très dure. On a fait de moi un trafiquant alors que je n’ai pas vendu un gramme, un criminel alors que la moitié de la population [en réalité, plutôt un quart, ndlr] fume tous les jours, et que des milliers de personnes se soignent au cannabis ! Que je sache, je n’ai pas fait plus de mal que si j’avais des tomates sur mon toit. »
« On vous met en taule pour un peu de jardinage »
Krispil raconte que ses «recherches» portaient sur une variété de cannabis ramenée du Maroc, où pendant une dizaine d’années, il a cherché à retrouver les derniers Juifs vivant dans les villages agricoles du Rif. « C’est là que j’ai découvert que les Juifs ont grosso modo organisé le commerce de la marijuana au XVIIe siècle. Il y avait même des avis rabbiniques sur que faire avec les Arabes qui n’ont pas payé leur cannabis… » De ses pérégrinations dans les années 90, il revient avec des graines «rares et anciennes», qu’il conserve soigneusement et décide de mettre en culture, vingt ans plus tard, après s’être documenté sur Internet à propos des « effets miracles » du cannabis sur certains cancers. Ses contacts dans le milieu de la médecine alternative lui envoient leurs cas les plus désespérés, pendant qu’il met au point un « thé médicinal ». En tout, plus d’une trentaine de personnes auraient bénéficié de ses plantes et de ses soins, sans contrepartie. « Les résultats étaient très positifs », assure-t-il.
Mais dans sa volonté de « professionnaliser » le milieu pour en faire un business aussi lucratif que présentable, l’État israélien fait montre de la même sévérité pour les cercles organisés de deal (comme le réseau Telegrass, où les commandes se passaient sur l’appli chiffrée Telegram jusqu’à son démantèlement en avril) que les amateurs un peu idéalistes comme Krispil. « C’est idiot, poursuit-il. D’un côté, Israël veut devenir le plus grand dealer de cannabis du monde, de l’autre, on vous met en taule pour un peu de jardinage. Dans un futur proche, des milliers de gens feront comme moi, tout le monde le sait. Mais l’État ne veut pas de la légalisation qui ferait baisser les prix et rendrait les médicaments plus accessibles. Ce qui se joue aujourd’hui c’est la création d’un quasi-monopole pour une poignée de firmes, qui ne fera que renforcer le marché noir. » Et de se réjouir, goguenard, que son « prestige » nouvellement acquis lui vaut désormais d’être courtisé par plusieurs compagnies pour travailler comme consultant. « L’État va finalement faire de moi un plus gros producteur de cannabis que s’il m’avait laissé tranquille. Mais mon rêve, c’est de retourner au Maroc, où j’ai la citoyenneté. Je déteste ce que devient ce pays… » Quitte à tourner le dos aux fourmis industrieuses de l’or vert, à la recherche d’un illusoire pays de Cocagne enfumé.
Texte : Guillaume Gendron, à Tel-Aviv
Photos : Jack Guez (AFP) sauf mention contraire.
Production : Libé Labo
Source : https://www.liberation.fr/apps/2019/06/israel-etat-et-beuh/