Dans sa lutte contre le narcotrafic, le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, insiste sur la responsabilité des clients, complices selon lui des méfaits des dealeurs. Qu’en pensent les principaux concernés ? «Libé» leur donne la parole.
Par Charles Delouche-Bertolasi
publié le 25 décembre 2024
Au moment d’acheter leur dose, lorsqu’ils la prennent ou même après leur trip, les consommateurs de stupéfiants ont-ils en tête les victimes liées au trafic ? A Saint-Nazaire, lundi 9 décembre, un homme de 19 ans a été tué par balles dans le quartier de la Bouletterie, abattu lors d’un énième règlement de compte dans la guerre entre les dealeurs. Les conflits touchent désormais les villes moyennes, devenues terrains fertiles du deal.
Depuis la rentrée, la stratégie gouvernementale contre le narcobanditisme a muté. La guerre contre la drogue s’accompagne d’un énième nouvel outil : mettre l’accent sur la responsabilité du client. Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a fait de la culpabilisation de l’usager de stupéfiant un cheval de bataille, n’hésitant plus à faire du consommateur un complice du dealer. «Ce que je veux dire, c’est qu’un joint a le goût du sang, il a le goût des larmes. Parce que derrière le joint, la coke ou autres drogues, il y a les réseaux, les mafieux, des gens qui profitent d’autres êtres humains, qui s’engraissent, font des fortunes, qui commanditent des crimes, des assassinats de la pire des façons», avait-il martelé lors d’un déplacement à Nanterre le 15 octobre. Avant lui, Gérald Darmanin avait déclaré lors d’un déplacement à Marseille début janvier : «Les premiers responsables de cette situation, ce sont les consommateurs. S’il n’y a plus de consommateurs, il n’y a plus de vendeurs. C’est celui qui fume son joint et qui prend son rail de coke, parfois dans les beaux quartiers de Marseille, qui fait naître ces règlements de compte.»
Libération s’est donc intéressé aux consommateurs (1), à leurs remises en question et à leurs réflexions autour des politiques qui concernent les drogues.
«Je me suis sentie coupable»
«Toujours en retard ce mec.» En ce vendredi soir d’automne, Cora ne souhaite rien d’autre qu’un apéro entre amis. Quelques mets savamment choisis, du bon vin, le tout agrémenté d’Amnesia Haze, une variété de cannabis classique, vendue 50 euros les 5 grammes. Après une semaine passée à faire la navette entre Bruxelles et Paris pour son travail de lobbyiste à la Commission européenne, Cora espère calmer son stress avec un joint. Mais le livreur envoyé il y a une bonne heure à son adresse par son dealeur, «El Professor 75», est en retard. Lorsqu’elle reçoit l’information que le pourvoyeur est à sa porte, elle s’apprête à «lui passer un sacré savon», avant de découvrir dans l’entrebâillement que celui qui a bravé la pluie et les contrôles de police pour arriver jusqu’à elle n’est qu’un adolescent. «Je suis vraiment désolé pour le retard, madame», lui lâche, pantois, le gamin, sac de cours et survêtement complet du PSG sur le dos. Le savon, Cora l’a finalement passé au dealeur, fustigeant son choix de «faire travailler des collégiens». «Je me suis sentie coupable. Après cet épisode, je n’ai plus jamais commandé auprès de ce numéro. Je ne pouvais pas continuer de fumer de beuh livrée par des enfants», reconnaît aujourd’hui la trentenaire, toujours «honteuse». Elle assure avoir depuis considérablement réduit la fumette.
Anita habite à Marseille. A 40 ans, cette ancienne Parisienne a profité de l’après-pandémie pour prendre ses cliques et ses claques. Au revoir la Goutte d’or, bonjour la Canebière. Elle travaille dans un bar à vin, distille ses conseils en matière de jus naturels et lève le coude de temps à autre avec ses clients. Parfois, le week-end arrivant, Anita n’est pas non plus la dernière pour baisser le nez et renifler une ligne de cocaïne. «Autour de moi, la 3-MMC remplace petit à petit la coke. Ce ne sont pas forcément les mêmes réseaux. Peut-être qu’ils sont moins violents, veut-elle croire, évoquant cette drogue de synthèse vendue désormais par tous les dealeurs et facilement accessible en ligne, en provenance le plus souvent des Pays-Bas. En tout cas le prix joue aussi, ça revient moins cher et la défonce est sûrement plus intéressante.» A Marseille, fusillades et règlements de compte ne se cantonnent plus aux quartiers Nord de la ville. Les assassinats ont lieu désormais dans des rues qui bordent le centre-ville. Pas de quoi décourager l’ancienne habitante du XVIIIe arrondissement parisien. «Ecoute frérot, quand tu prends de la drogue, tu sais ce que tu fais. Tu sais très bien que ça ne vient pas de ton épicerie bio», assure-t-elle, fataliste.
«Quand tu consommes, tu retires tes antennes»
De nombreux usagers de drogues n’ont pas attendu les politiques et la campagne gouvernementale pour interroger leurs modes de vie et s’inquiéter de leur pratique. «Dans les centres de soin, on a toujours vu ces personnes qui consomment des produits illégaux et qui questionnent leur usage. Ils ne sont pas débiles. Une grande part d’entre eux sait bien qu’ils participent au trafic et aimeraient ne pas le faire, reconnaît le psychologue clinicien Jean-Pierre Couteron. C’est une méconnaissance du sujet de croire qu’en culpabilisant le consommateur de drogue, on va lui faire arrêter d’en prendre.»
Fondateur des «consultations jeunes consommateurs», ce spécialiste de l’addiction dénonce la politique «hypocrite» du gouvernement, «incapable» de soutenir l’utilisation médicale du cannabis, une politique qui aurait «assoupli le marché» selon lui. «Il faut aussi penser à la fille qui va acheter de l’herbe dans un quartier pour sa mère qui souffre d’une sclérose en plaques.
Loin des fours, ces quartiers spécialisés dans la vente au détail de stupéfiants, Georges, 33 ans, s’approvisionne chez un fournisseur «parrainé» par des amis et refuse «d’acheter de la drogue à un gamin». Selon lui, sa génération ressent un «profond besoin» d’échapper au mal-être, à la réalité. «Que ce soit avec l’alcool, la nourriture, la fumette ou les drogues plus dures. Cela en dit long sur l’état de la santé mentale de la société. Le climat, la politique, les guerres… Quand tu consommes, tu retires tes antennes et tu te préserves de tous ces problèmes anxiogènes ne serait-ce qu’un moment.»
Passé par Berlin et Londres, Georges vit aujourd’hui dans le sud de la France et tacle la politique «has been» du pays. «Dans ces villes, le rapport au divertissement et à la consommation est différent. J’ai fait mon choix : celui de consommer de la dope et pas d’alcool fort.» Georges refuse néanmoins de se mettre à égalité avec tous les consommateurs. Selon lui, l’usager de drogue doit respecter certains codes et s’éloigner le plus possible des «supermarchés» de la drogue. «J’ai mis du temps à sélectionner mon dealeur de 3-MMC et un autre à qui j’achète de la cocaïne. Il y a une forme de parrainage, tout le monde ne peut pas lui écrire. En termes de sociotype, ce sont plutôt des mecs qui font ça à côté de leur boulot, qui revendent en petite quantité. Dans les cercles gays, chemsex [pratique qui consiste à consommer des substances avant un rapport sexuel, ndlr] et compagnie, ce sont des dealeurs qu’on connaît.»
Rétif au discours culpabilisateur des «pères la morale» du gouvernement, le jeune homme rêve d’une prise de conscience des dirigeants à l’égard de l’usage de stupéfiants. «Bien sûr que le discours incriminant me fait chier. Ce sont des propos que je refuse d’entendre et qui n’existent pas du tout pour l’alcool. Les drogues évoluent, les comportements en termes de prise de produits changent. Ça a toujours existé et ça existera encore.»
«Un impact très fort sur les populations vulnérables»
Légaliser ou revoir la politique des drogues ? C’est le constat partagé par de nombreux usagers ou ex-consommateurs rencontrés. Alexandre, 30 ans, adore la musique. Ne lui parlez pas de hard style ou encore psy trance, cet homme est un puriste de la house. Au début des années 2010, il n’était pas rare de le croiser devant les clubs, en tête de peloton des files d’attente. Seul ou accompagné, mais souvent chargé. Cocaïne, MDMA, alcool, cannabis : il ne faisait pas dans le détail, tant que la musique était bonne, le reste suivait. En dehors d’un attrait profond pour la fête, l’homme est passionné de géopolitique. Il y a trois ans, un séjour professionnel d’un an en Amérique du Sud lui fait prendre conscience de la «farce».
«On ne se rend pas compte de tout ce que la consommation de drogue implique. Et de toutes les violations des droits de l’homme qui l’accompagnent. Cela a un impact très fort sur les populations vulnérables et isolées. Les barons et les réseaux n’ont pas qu’une seule activité et pratiquent aussi le trafic d’êtres humains», assure le jeune homme. Si depuis cette virée, notamment en Colombie, premier pays producteur de cocaïne, il n’a plus touché à une seule drogue, Alexandre atteste qu’il est aisé de ne pas se sentir responsable des malheurs engendrés à des milliers de kilomètres par la blanche. «En Europe où dans un pays de destination de la drogue, c’est parfois dur de se dire que tout ça arrive à des gens comme nous, car il y a tellement d’intermédiaires. Quand on est dans une soirée parisienne et que quelqu’un prend une trace ou gobe une pilule, on ne se rend pas compte de tous les abus qui ont été commis pour en arriver là. Mais plus tu te rapproches des pays où la drogue est fabriquée, plus le ressenti est négatif, souligne-t-il. En Colombie par exemple c’est très mal vu. Pas parce que c’est une drogue, mais parce que cela fait souffrir beaucoup de monde.»
Pour lui, «tous les consommateurs sont certes responsables», mais il reconnaît que les politiques des drogues et de lutte contre les trafics sont «inefficaces». Et de s’interroger : «Peut-être qu’il faudrait passer par une production étatique encadrée ? Mais c’est super compliqué et il convient de trouver le modèle le mieux adapté. Les Pays-Bas qui étaient la voie à suivre il y a dix ans ont montré leurs limites. On se rend compte aujourd’hui qu’il y a plein de zones d’ombre, et on parle uniquement de cannabis.» Pourtant en France, on ne chôme pas pour proposer des idées afin d’éradiquer le trafic de stupéfiants. Du rapport parlementaire transpartisan de 2020 optant pour une légalisation contrôlée de la plante aux dernières conclusions du Conseil économique, social et environnemental de 2023, de nombreux observateurs s’accordent pour reconnaître l’inefficacité du tout répressif. Il n’y a pas que les consommateurs qui demandent un changement de vision autour des drogues.
(1) Tous les prénoms ont été modifiés.
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