En mars dernier, s’est tenue à Vienne la 62 e session de la Commission on Narcotic Drugs (CND) de l’ONU. Énième symposium d’une bureaucratie onusienne qui tourne à vide ou véritable arène décisionnelle qui pourrait prendre le grand tournant tant espéré des partisans de la légalisation et de la réduction des risques? Avant de trancher, retraçons ici l’histoire de ce système qui borne depuis plusieurs décennies tout débat national sur la question des drogues et invite de nombreuses délégations nationales à venir pratiquer une curieuse valse de Vienne à chaque printemps.
Premier temps. L’émergence d’un système international de contrôle des drogues (1911-1961)
La CND est censée chaque année développer des « stratégies internationales de contrôle des stupéfiants » et proposer des « mesures afin de combattre le problème mondial de la drogue » (1). Objectifs ambitieux qui contrastent avec la grande inertie qui caractérise depuis plusieurs années le cadre international de la guerre à la drogue, mais qui reflètent surtout une posture schizophrène oscillant entre le contrôle et la répression des substances psychotropes. Pourtant, il y a plus d’un siècle, l’objectif était clair : créer une économie légale et contrôlée des narcotiques entre les États ; définir des usages légitimes des drogues, encadrés par les prescriptions et les conseils des médecins et pharmaciens, plutôt qu’interdire. Les conventions internationales de l’ONU sur les stupéfiants sont les héritières des premiers accords internationaux qui furent scellés au début du XXe siècle pour organiser le marché international, mais légal, de l’opium et de ses dérivés, depuis la Convention de La Haye de 1912. Elle réunissait de nombreuses puissances coloniales soucieuses de réguler la production et de restreindre le grand déversement d’opium indo-britannique sur l’Empire de Chine agonisant dont étaient complices les membres autour de la table. Cet accord international prohibait toute vente ou usage des opiacés et des dérivés de la cocaïne qui ne serait pas contrôlé par les industries pharmaceutiques et la profession médicale. Cette Convention donna naissance aux premières législations nationales anti-drogue (Harrison Act aux États-Unis en 1914, loi sur les stupéfiants française de 1916, etc.). Plusieurs textes la complétèrent ensuite dans l’entre deux-guerres, sous l’égide de la Société des nations (SDN), embryon de communauté internationale créé en 1920, puis après 1945 de l’Organisation des Nations unies (ONU) qui lui succéda. C’est dans ce contexte que la Commission des stupéfiants, comité technique du Conseil économique et social de l’ONU, fut créée en 1946. Sa cinquantaine de membres est désignée par le Conseil économique et social de l’ONU. Fut reconduit également l’Organe international de contrôle sur les stupéfiants (OICS), créé initialement en 1925, et chargé de superviser les échanges strictement contrôlés de stupéfiants entre les États, depuis les pays autorisés à produire du pavot comme la Turquie jusqu’aux pays soucieux de disposer de puissants produits antalgiques dans leurs hôpitaux et officines de pharmacie. Enfin, l’ensemble des règlementations propres à ce commerce international légal des stupéfiants, dont la liste s’était élargie, furent subsumées dans la Convention unique sur les stupéfiants, signée à New York en 1961 (2). Mais ce n’est qu’un des trois piliers qui soutiennent le cadre prohibitionniste international. Cette prohibition est davantage un « contrôle » des drogues qu’un interdit strict. Il ne s’agissait nullement de déclarer la guerre aux narcotrafiquants, mais de réguler une économie légale et un système de monopoles (des manufactures nationales d’alcaloïdes, des professions de santé) sur la production et la circulation de produits sensibles. Charles Vaille (1911-1988), pharmacologue français, inspecteur général de la Santé, à la tête dans les années 1950 de la Direction générale de la pharmacie et du médicament, membre de la Commission nationale des stupéfiants en France, fut deux fois à la tête de la Commission des stupéfiants onusienne en 1954-1955 : il annonçait alors la constitution d’un régime de « prohibition totale des stupéfiants » à l’horizon 1959, c’est-à-dire un contrôle intégral de la production légale d’alcaloïdes à usage pharmaceutique, assorti de frontières imperméables empêchant tout détournement (3). Les trafiquants de drogue n’étaient alors considérés que comme de petits contrebandiers qui profitaient des failles du système pour détourner des substances et les vendre au marché noir et la toxicomanie un fléau à combattre par des mesures de prophylaxie parallèles à la régulation de l’économie légale. C’est ainsi que fut pensée au départ la lutte contre la French Connection, où des grossistes interlopes détournaient de la morphine-base des manufactures officielles d’alcaloïde, qu’on retrouvait ensuite dans les laboratoires clandestins tenus par les trafiquants marseillais (4). Ce fut le sens premier du contrôle international des narcotiques, synthétisé en 1961 et complété par le Protocole de 1972 sur les conditions de la production autorisée d’opium, qui perdura ensuite dans l’ombre des emballements politiques et médiatiques nationaux autour des drogues, jusqu’à nos jours.
Deuxième temps. Le contrôle international dépassé par la massification des usages (1961-1988)
Mais dans les années 1960, le regard sur les usages illicites se transforma : dans le sillage de la contre-culture, les « drogués » cessèrent d’être d’anciens patients nostalgiques de traitements opiacés. La toxicomanie, d’iatrogène, devint récréative et subversive.
La polytoxicomanie des beatniks, hippies et autres jeunes Occidentaux en quête de rébellion brouillait les frontières : les amphétamines consommées sur un mode récréatif se trouvaient pour beaucoup dans les officines de pharmacie, en vente libre ou conditionnées à la prescription médicale (Maxiton™, Préludine™, Captagon™, Adiparthrol™…). Le LSD, conditionné légalement en doses de Délysid par les laboratoires Sandoz, avait un statut ambigu avant que certains États ne l’interdisent à partir de 1966 sur fond de panique morale contre les errements psychédéliques de la contre-culture. Les cambriolages de pharmacie, en plein boom dans les années 1970, se focaliseront sur les opiacées inscrits au « tableau B » des narcotiques (défini par le décret de 1948 sur les substances « vénéneuses »)… Les Américains, et les Suédois qui avaient connu une grande vague d’« amphétaminomanie » à la suite de prescriptions trop libérales de médecins de Stockholm dans les années 1960, furent les plus virulents au sein de l’arène internationale, suivis des Français qui avaient interdit depuis quelques années le LSD, mais aussi le Corydrane™, mélange d’aspirine et d’amphétamine, et d’autres produits similaires. Il fallait de nouveaux cadres et l’ONU y remédia en appelant ses membres à voter la Convention sur les psychotropes de 1971.
Le nouveau texte international établissait de nouvelles listes de substances dangereuses : hallucinogènes, cannabinoïdes, amphétamines, barbituriques, permettant de soumettre à la vigilance du contrôle les nouvelles « street drugs », médicaments détournés et revendus par les dealers de quaaludes (méthaqualone) ou d’angel dust (phéncyclidine). La Convention invitait par ailleurs les États signataires à prendre des mesures fortes contre l’abus des substances psychotropes, car les recommandations de la Commission des stupéfiants ne pouvaient plus suffire. Chaque État y alla selon sa sensibilité, plutôt répressive et prophylactique dans le cas français depuis la loi de 1970, plutôt libérale et tolérante dans le cas de la nouvelle Opium wet des Pays-Bas en 1976.
Cette Convention fut aussi dite « de Vienne », car désormais le nouveau centre de gravité du système se situait dans la capitale autrichienne, à deux km du Prater, au milieu des eaux du Danube. Y sortait de terre au cours de cette décennie la nouvelle « cité internationale », second siège onusien en Europe après Genève, inauguré en 1980. C’est là que se relocalisèrent progressivement l’OICS, la CND et que se dérouleraient à présent les rencontres internationales des différentes délégations des pays membres.
Troisième temps. Le tournant répressif: vers un système de lutte internationale contre le trafic illicite (1988-1998)
Les Conventions n’empêchèrent nullement le marché clandestin de prospérer et de se renforcer. La contrebande cédait la place à un trafic piloté par des mafias de plus en plus sophistiquées, que ce soit à travers les filières mises en place par les Triades asiatiques commerçant l’héroïne du Triangle d’or dès 1974, ou par les cartels colombiens de la cocaïne dans la décennie suivante. Le trafic illicite devenait en soi un problème. Les États-Unis, en pleine « guerre à la drogue » avaient fait accepter en 1971 par l’ONU la création d’un fonds spécifique, le Fnulad (Fonds des Nations unies pour la lutte contre l’abus des drogues), doté d’un versement initial de deux millions de dollars. Les États signataires alimentaient dès lors ce programme chargé de coordonner la lutte anti-drogue dans des aspects nouveaux : lutte contre le trafic international, programmes d’éducation et de prévention auprès des populations, promotion des cultures de substitution, que ce soit auprès des cultivateurs de pavot dans le Triangle d’or ou de ceux de coca en Amérique andine (5)… Puis, sur la base d’une initiative lancée en 1984-1985 par quelques États latino-américains, influencés par les États-Unis et concernés par l’essor du trafic de cocaïne comme le Venezuela et le Pérou, fut rédigée et adoptée en décembre 1988 la Convention, dite aussi de Vienne, sur le trafic illicite de stupéfiants, ciblant spécifiquement le crime organisé international.
Devant la complexification des économies criminelles, la Convention préconisait l’extradition entre États des grands criminels arrêtés comme les narcos colombiens, ce dont Carlos Lehder fit les frais en 1987, et qui fut tant redoutée ensuite par Pablo Escobar. Afin de régler le problème à la source, deux listes étaient adjointes à celles existantes réglementant la production et la vente des principaux précurseurs intervenant dans le raffinage des drogues (anhydride acétique, acétone…). Enfin, la Convention invitait les États à mettre en œuvre de nouvelles stratégies de lutte contre le crime comme les opérations d’infiltration de policiers ou de douaniers au sein des réseaux criminels. En France, la loi sur les « livraisons surveillées» de décembre 1991 encadra légalement des pratiques que les services répressifs, les douanes notamment, avaient déjà commencé à expérimenter sur le terrain. La lutte contre le blanchiment d’argent était aussi un nouvel objectif. En France, furent créés à ce but en 1990 un nouvel Office central de police judiciaire dédié à la lutte contre la grande délinquance financière et la cellule Tracfin, dépendant de Bercy (6).
Le tournant répressif eut aussi des répercussions institutionnelles au niveau onusien. En 1990, le Fnulad devint le Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (Pnucid), employant près de 500 fonctionnaires à Vienne, resserrant sa lutte sur la demande, œuvrant par exemple avec l’OMS à la prévention de la propagation du sida en Afrique chez les populations toxicomanes ou en promouvant toujours les cultures de substitution. Mais le Pnucid, quoiqu’institution consultative, adoptait une vision répressive du problème : à sa création, il embauchait ainsi comme chef du service d’assistance juridique le magistrat français Bernard Leroy, longtemps juge d’instruction à poigne du tribunal d’Évry. Magistrat qui fut aussi plus tard le candidat (malheureux) de la droite sarkozyste à la direction de la Mission interministérielle en 2002 (7).
Enfin, en 1997, le Pnucid fusionna avec le Centre pour la prévention internationale du crime des Nations unies pour former l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Cet office, également basé à Vienne, a pour directeur depuis 2010 Yuri Fedotov, représentant à poigne de la Russie, pays qui continue d’avoir une vision très répressive des problèmes d’usage illicite de drogue. Le « crime », associé ici consubstantiellement à la drogue, désigne la grande criminalité, le terrorisme, le traite des êtres humains et le blanchiment d’argent… De quoi diaboliser pour de bon la production des substances psychotropes, l’illicite prenant clairement le pas, dans les imaginaires, sur le licite. En 1998, la déclaration finale de l’assemblée générale extraordinaire de l’ONU dédié à la question de la drogue (Ungass – United Nations General Assembly Special Session), fortement influencée par l’ONUDC, prévoyait l’élimination totale de la drogue dans le monde dans un délai de dix ans… La « guerre à la drogue », d’américaine, devenait définitivement un horizon international.
Quatrième temps. Les contradictions de la prohibition internationale (1998-2019)
Outre le fait que s’attaquer à la nébuleuse des organisations criminelles transnationales est un combat policier sans fin et partant perdu d’avance, c’était oublier la fonction première d’un système international qui s’est tellement complexifié qu’il en vient maintenant à se contredire lui-même. Car comment interdire ce qui est de l’autre côté autorisé et encadré en vue de la fourniture en amont des industries pharmaceutiques, aux fondements mêmes de nos systèmes de santé depuis un siècle ?
« L’oubli des enjeux premiers du contrôle international des drogues […] est devenu un trait caractéristique des acteurs participant aux arènes internationales », constate le sociologue François-Xavier Dudouet (8). L’OICS continue pourtant dans son coin son œuvre de régulation de l’offre légale.
De l’autre côté, appuyées par leurs opinions publiques toujours effrayées par ce que les médias érigent souvent en fléau social, les représentants de nombreuses nations s’arc-boutent sur la « guerre totale » à la drogue dans l’arène de l’ONUDC. En mars 2005, lors de la réunion annuelle de la Commission des stupéfiants, les États Unis ont menacé officiellement de suspendre leur financement si l’ONUDC mentionnait dans ses publications la réduction des risques de façon positive. L’Office, par la voie de son directeur Antonio Maria Costa, s’est soumis à la directive. Certes, depuis quelques années, la posture martiale américaine s’est affaiblie, vu le nombre d’initiatives allant dans le sens de la légalisation du cannabis, à finalité thérapeutique ou récréative, au sein des États fédérés, et ce en confrontation directe avec le cadre prohibitionniste fédéral, au nez et à la barbe de la Drug Enforcement Administration. W. Bush à contrecœur, Obama par bienveillance, Trump peut-être par ignorance, ont laissé s’installer dans la durée la contradiction au cœur de leurs territoires. Mais d’autres États ont pris le relais du bellicisme à Vienne ou à l’Assemblée générale de l’ONU : Chine, Malaisie, Arabie Saoudite ou Iran, qui punissent sévèrement toute forme de déviance. D’autres encore, pays d’Asie ou d’Afrique, déploient le rideau de fumée des mesures punitives pour masquer les trafics de leurs propres élites politiques ou économiques (9). C’est donc assez logiquement que l’objectif utopique de 1998 fut reconduit dans le plan d’action de mars 2009 adopté par l’ONUDC et la CND, dans sa 52e session, à Vienne. Avec le même échec annoncé. Dix ans plus tard, la « guerre à la drogue » entamée depuis 2006 au Mexique a fait environ 40 000 morts, sans pour autant faire diminuer culture et trafic illicites (10). Pareillement, lors des trois ans de préparation de l’Ungass de 2016, bien que les pays européens partisans de la dépénalisation, comme les Pays-Bas, le Portugal, la Suisse, certains pays latino-américains progressistes comme la Bolivie ou l’Uruguay, ont tenté d’infléchir les débats, ces derniers furent hélas marqués par l’immobilisme en raison de la position des États autoritaires. Or, les réunions de Vienne, à la différence des assemblées générales newyorkaises où l’ensemble des pays est représenté, sont toujours arbitrées par la cinquantaine de pays membres de la CND, et la majorité qui s’exprime à chaque printemps n’est pas des plus progressistes (11). Ceci est d’autant plus tendu que les partisans d’un assouplissement de la guerre à la drogue interpellent depuis une dizaine d’années les institutions internationales, sur les lieux mêmes de leurs délibérations. Ce fut le cas en 2010 de la « Déclaration de Vienne », sorte d’« appel des scientifiques » aux institutions internationales pour cesser la guerre à la drogue, lancé en amont de la Conférence mondiale sur le sida, qui se déroulait aussi dans la capitale autrichienne. Le texte du manifeste, signé entre autres par Françoise Barré-Sinoussi, prix Nobel de médecine et co-découvreuse du virus VIH, ou Brigitte Schmied, présidente de la Société internationale sur le sida, ou par diverses personnalités comme Fernando Henrique Cardoso, ancien président du Brésil, soutenait ainsi que la prohibition internationale des drogues concourait directement à la propagation du virus du sida. La criminalisation des usagers de drogue, dont beaucoup sont infectés par le virus, les place hors de toute mesure de prévention, de soin et de traitement de l’infection au VIH (12).
Mais, démocratie oblige, les institutions onusiennes ne font pas entièrement la sourde oreille à ceux qui pointent l’inefficacité de la guerre à la drogue et la nécessité de la « légalisation », regroupés dans des think tanks transnationaux comme l’International Drug Policy Consortium (IDPC) ou encore l’ONG FAAT (For Alternative Approaches to Addiction) Think and do tank, à qui est rattachée l’association NORML (13). La CND convie maintenant à sa grand messe annuelle de plus en plus d’acteurs de la société civile : il y eut 2000 participants à sa 62e session de mars dernier. Mais le dialogue de sourds se perpétue tout comme le « consensus de Vienne » – maintenir l’objectif de lutte contre le crime que constitue le marché illicite, en dépit d’évocations à la marge des mesures de réduction des risques ou de dépénalisation. Au-delà du texte coulé dans le marbre par les officiels, les activistes se contentent donc bien souvent de changer le monde autour du déjeuner, entre le café crème et la Sachertorte (14).
Cinquième temps. Et demain, le changement par les États plutôt que par le « consensus de Vienne » ?
Tandis que l’OICS poursuit au-delà de toute médiatisation son œuvre de régulation du marché licite, la Commission des stupéfiants se rabat sur la logique martiale de l’ONUDC. Elle semble maintenant brasser de l’air chaque année : ses travaux sont marqués depuis une quinzaine d’années par une grande vacuité (15). Tandis qu’en face de la réitération de la guerre à la drogue, les opposants à cette dernière perdent de vue la base même du système conventionnel : l’existence d’un marché licite international dont on pourrait casser le monopole de l’industrie pharmaceutique ou accepter d’autres usages que ceux thérapeutiques pour les substances psychotropes contrôlées.
À moins que le changement ne vienne d’initiatives nationales fortes capables de se constituer en contre-modèles, en s’affranchissant des Conventions. Pendant longtemps, les États n’ont osé y contrevenir, pour basculer par exemple dans la légalisation. Mais ce temps semble révolu. En 2010, Sanho Tree chercheur spécialiste de la « guerre à la drogue », appartenant au think tank Institute for Political Studies (IPS), avait reçu le jeune doctorant que j’étais. Il m’avait confié sa vision du « tournant à venir », du tipping point, ce « point de basculement sociologique » où ce qui est singulier devient la nouvelle norme. Paraphrasant Staline qui tournait en dérision la diplomatie vaticane en demandant « combien de divisions ? », il s’interrogeait sur le nombre de celles de l’ONU. Selon lui, face à la valeur symbolique des textes onusiens, une grande puissance, volontaire et influente, pourrait très bien changer la donne et impulser une dynamique devant laquelle le système conventionnel finirait par se plier. Il voyait dans l’annonce des futurs référendums sur le cannabis sur la côte Ouest, le début de ce processus où les États-Unis pourraient, après une profonde remise en question au niveau fédéral, contribuer au reformatage du système international (16). La décennie qui s’achève n’invalide pas le scénario mais, au contraire, en légitime peut-être les prémisses.
L’avenir n’est pas écrit d’avance. Mais les dynamiques nationales enclenchées par l’Uruguay et, plus récemment en octobre 2018, le Canada, légalisant la vente libre de cannabis, par la filière pharmaceutique pour l’un, par le grand marché contrôlé pour l’autre, invitent à repenser la prohibition mondiale. Encore faudra-t-il comprendre qu’il ne faut peut-être pas s’opposer vent debout aux Conventions, mais revenir à l’esprit régulateur des tout premiers textes. Et considérer aussi que l’initiative ne viendra probablement pas de la répétition annuelle des très formelles réunions de la CND au bord du beau Danube bleu : en mars dernier, malgré l’inclusion d’objectifs mentionnant la substitution, la réduction des risques ou les alternatives à l’emprisonnement pour usage simple, et la prise en compte de la crise américaine des opioïdes, la déclaration finale relança tout de même la stratégie de « guerre à la drogue »… pour dix ans de plus (17). Rendez-vous en 2029. Bientôt, la valse à mille temps?
Source Alexandre Marchant / docteur en histoire de l’ENS de Cachan
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1 Missions officielles de la CND d’après le site de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), www.unodc.org/unodc/fr/commissions/ CND/index.htm
2 DUDOUET François-Xavier, Le grand deal de l’opium ; histoire du marché légal des drogues, Paris, Syllepse, 2009, pp. 38-46, pp. 98-104, pp. 136-137, pp. 140-160.
3 VAILLE Charles, Les Stupéfiants, fléau social, Paris, Expansion scientifique, 1955, p. 194.
4 MARCHANT Alexandre, «La French Connection, entre mythes et réalités », Vingtième Siècle, 2012/3, no 115, pp. 89-102.
5 Fnulad, Le fonds des Nations unies pour la lutte contre l’abus des drogues (brochure), Genève, 1989.
6 ROUCHEREAU François, « La Convention des Nations-Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes», Annuaire français de droit international, 1988/34, pp. 601-607. Et MARCHANT Alexandre, op. cit., 2018, chapitre 15.
7 Dossiers judiciaires « toxicomanie » de Bernard Leroy : Archives de la Justice, CAC 19950397/24. Et Libération, 26/09/2002, « La mission contre la drogue perd sa tête »
8 DUDOUET François-Xavier, op.cit., p. 109.
9 LABROUSSE Alain, Géopolitique des drogues, Paris, PUF, 2004, pp.117-119.
10 GRILLO Ioan, El Narco: la montée sanglante des cartels mexicains, Paris, Buchet-Chastel, 2012.
11 Voir par exemple ce texte critique de l’association NORML sur l’UNGASS de 2016, pointant ce consensus répressif : www.norml.fr/droit-legislation/international/ ungass/
12 Le Monde, 17 juillet 2010, « L’appel des scientifiques pour faire cesser la “guerre à la drogue” ».
13 Exemple de texte critique (IDPC) : http://idpc.net/alerts/2016/01/ ungass-without-harm-reduction-no-way.
14 Voir le témoignage du médecin Michel Kazatchkine sur son site internet : www.michelkazatchkine.com/ ?tag=commission-des-nations-uniessur-les-narcotiques-et-les-drogues
15 DUDOUET François-Xavier, op.cit., p. 275
16 Entretien avec Sanho Tree, locaux de l’Institute for Political Studies, mai 2010.
17 Voir le communiqué amer de FAAT : https://faaat.net/blog-fr/cnd-2019- communique-plateforme/?lang=fr