On trouve difficilement pire drogue récréative que le cannabis (mais aussi pire discours que celui des repentis – NDLR)
Adolescent, je faisais partie de la petite communauté des fumeurs de mon lycée. Je n’avais jamais fait ce cauchemar fréquent, qui consiste à se retrouver nu en pleine rue, mais je fumais du cannabis pour me retrouver dans des situations de ce type.
Les meilleurs textes sur le cannabis ne sont pas ceux de Baudelaire et de Benjamin, mais se trouvent chez David Foster Wallace, dans son grand roman Infinite Jest.
Celui-ci s’ouvre sur les aventures souterraines d’un adolescent parti fumer de l’herbe en cachette dans le souterrain où ses parents, à la tête d’une académie sportive, entreposent, soigneusement roulé, le dôme gonflable d’un terrain de tennis. Wallace décrit méticuleusement comment l’adolescent se faufile le long de la la structure improbable pour aller expirer à travers une grille d’aération — et sa paranoïa, sa peur d’être découvert représente, malgré la nature claustrophobe de l’opération, un volume d’âme largement supérieur à la toile blanche déployée : c’est comme si soudain on ne voyait que lui, et que ce qu’il fumait, ce n’était pas du cannabis, mais une version critique du solipsisme, le solipsisme devenu, comme un énorme champignon, une substance blanchâtre et mortifère.
J’avais bien sûr reconnu des sensations que j’avais bien connues, adolescent, en fumant moi aussi de l’herbe en quantité déraisonnable : la sensation de monter mon propre cerveau en neige, jusqu’à engloutir la totalité du monde extérieur — pour paradoxalement sentir, à l’instant critique, que tout cela n’avait été que l’opération de celui-ci, de ce monde extérieur que j’avais dangereusement laissé pénétrer moi, non pas sous la forme spectrale de la fumée mais sous celle des fouets mécaniques de la nécessité : mon esprit n’avait exagérément grossi que pour mieux sentir contre lui l’air glacé du monde extérieur.
Ainsi, alors que je suis en général quelqu’un de joyeux, d’extraverti et d’optimiste, le cannabis me retournait, de façon lugubre, jusqu’à me transformer en une sorte de spectre tremblotant, un spectre sur lequel la plus anodine influence extérieure, un simple mot ou un regard, prenait l’importance d’une force de marée — de celles qui peuvent arracher leur atmosphère aux planètes.
Bizarrement, la seule partie qui résistait, chez moi, c’était une sorte de noyau moral élémentaire, constitué par des sentiments primaires et presque animaux : la peur, la timidité et la honte.
Je n’avais jamais fait ce cauchemar fréquent, qui consiste à se retrouver nu en pleine rue, mais je fumais du cannabis pour me retrouver dans des situations de ce type. Tout mon être m’apparaissait ridicule, et toute ma vie en acquérait quelque chose de public et d’instable. Le cannabis concentrait, si l’on veut, tous les effets néfastes de la célébrité : le moindre de mes gestes pouvait se retrouver en couverture de Voici, j’étais anormalement exposé.
L’aristocratique effet escompté — aristocratique car la communauté des fumeurs de mon lycée formait une sorte d’élite, et car je prétendais par le cannabis accéder à des états de conscience surélevés, baudelairiens, — s’effondrait là dans la pire contre-productivité démocratique : j’étais brutalement rendu aux autres, symboliquement déchiqueté par le corps social, et rétrocédé à l’immanence affreuse des forces naturelles.
On trouverait difficilement plus raté comme drogue récréative. À moins qu’obscurément ce soit cet état que j’ai longtemps convoité — un état d’humilité devant la matière, une volonté d’immolation au pied du corps social.
Je devais y trouver le même type de plaisir, peut-être typiquement français, ou spécialement littéraire, que pouvait trouver un La Rochefoucauld à délaisser la cour pour écrire ses maximes implacables, que pouvait trouver un Saint-Simon à s’enfermer tous les ans à La Trappe, que pouvait trouver un Houellebecq, ingénieur agronome passionné par l’ingénierie sociale, à aduler soudain Lovecraft et Schopenhauer.
Et c’est bien, comme une cérémonie d’adieu, à l’emprise pascalienne du cannabis que je dois la première phrase de mon premier livre, un livre sur Houellebecq : “les sommets jansénistes de l’art de la peur, Houellebecq les a connus en discothèque.”
Le reste, l’autre cérémonie, la pénible opération de désintoxication — car je n’ai jamais sérieusement considéré, trop sérieusement mobilisé pour cela par son appel implacable et par l’inarrêtable pyrotechnie du mal être qu’il déclenchait en moi, que le cannabis était une drogue douce — a été merveilleusement raconté par Wallace, qui raconte par le détail comment son personnage, pour sortir de son addiction au cannabis, compose un faux message d’absence sur son répondeur, se ravitaille en lait et en céréales, et se met à fumer la totalité de son stock, de façon aussi frénétique que résolue, comme s’il cherchait moins à se dégoûter non de la substance, perversement ou providentiellement inapte à provoquer des overdoses, mais de lui-même, en tant que consommateur obsessionnel.
Le plus surprenant, dans tout cela, c’est que j’ai tout arrêté, le cannabis aussi bien qu’Infinite Jest, et que j’ignore toujours ce qu’il va advenir de lui, à l’issue de ce moment de bravoure littéraire.
Aurélien Bellanger
Source : France Culture