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La probable autorisation légale du cannabis au Mexique ouvrira un marché convoité et le Canada, grand expert en matière de production industrielle dans ce domaine, est dans les starting-blocks pour s’y engouffrer. Un appétit qui pourrait dévorer les petits producteurs mexicains.
Il y a quatre mois, devant le Sénat d’un pays [le Mexique] où la guerre contre le narcotrafic a fait plus de 250 000 morts en [treize] ans, un chef d’entreprise canadien du secteur du cannabis a déclaré [à l’occasion d’un forum] : “Votre localisation dans le monde est parfaite, vos coûts salariaux sont parfaits, votre climat est parfait […]. Laissez les entreprises privées développer leurs activités, qu’elles fassent ce qu’elles savent faire.”
Ces propos d’Erick Factor, fondateur de MYM Nutraceuticals, étaient révélateurs d’un changement de discours face aux drogues et témoignaient aussi des intérêts en jeu derrière le projet de légalisation du cannabis au Mexique. Ce pays pourrait devenir dans les prochains mois le meilleur marché de la marijuana légale de la planète. Et tout le monde veut sa part du gâteau.
Depuis l’automne, les grands noms du cannabis suivent de près ce qui se passe au Sénat mexicain [qui débat sur ce thème dans sa session actuelle]. Certaines entreprises ont envoyé des lobbyistes, qui parcourent les couloirs de la Chambre haute dans l’espoir d’être bien présents sur ce marché d’une valeur de plusieurs millions.
Le Canada, un acteur mondial
Parfois, ces lobbyistes se sont déjà entretenus avec une importante personnalité politique afin qu’elle les mène vers la terre promise. Plusieurs investisseurs étrangers suivent le processus pas à pas, surtout depuis le Canada, [l’un des] premiers pays à avoir légalisé le cannabis à usage récréatif, et qui détient la plus grande part du marché mondial de la production de cannabis.
Si certains pensent affaires, d’autres observent avec suspicion. Des organisations citoyennes font valoir qu’une loi taillée sur mesure pour le grand capital empêcherait d’intégrer les petits producteurs et les paysans au marché légal – ce qui serait bien un comble, étant donné la dette historique laissée par une politique prohibitionniste qui a tué davantage que les drogues elles-mêmes. Zara Snapp, cofondatrice d’Institut RIA, [une association] qui enquête sur les politiques en matière de drogues, affirme : « Dans l’état actuel des choses, la proposition de loi privilégie les entreprises étrangères, car il faudrait investir des millions pour entrer sur ce marché. C’est préoccupant, nous ne voulons pas d’une autre industrie qui exploite les ressources et rafle les bénéfices. »
En 2018, la Cour suprême de justice [du Mexique] a déclaré anticonstitutionnels cinq articles de la Loi générale de santé qui interdisaient la consommation de cannabis à des fins récréatives et a accordé au pouvoir législatif un délai d’un an pour instaurer une nouvelle réglementation.
Un projet de loi qui traîne en longueur
Morena – le parti au pouvoir – et l’opposition ont vu dans cette décision l’occasion de faire adopter une loi qui ferait du Mexique le troisième pays du monde à avoir entièrement légalisé le cannabis. Mais le délai a expiré en octobre dernier, sans que les députés ne se soient mis d’accord sur le dispositif, critiqué pour les barrières infranchissables qu’il dresse face aux petits producteurs désireux d’entrer sur ce marché.
Ricardo Monreal, l’homme fort de Morena au Sénat, attribue cette impasse à l’absence de consensus et à l’influence des groupes de pression. “C’est impressionnant de voir le nombre de lobbyistes qu’il y a ici”, souligne-t-il. La Cour suprême a prorogé le délai jusqu’en avril.
Le Sénat, qui a entamé ses sessions [le 1er février], travaille déjà sur un projet de loi afin qu’il soit débattu devant le plénum. Entre-temps, les acteurs impliqués restent dans l’expectative.
“Le Mexique est vraiment très intéressant, c’est un grand enjeu pour de nombreuses sociétés du secteur du cannabis”, soulignait lors d’un interview Factor.
Il y en aura pour tout le monde
Le fondateur de MYM Nutraceuticals estime qu’il y aura des débouchés commerciaux pour tous les acteurs :
Je ne qualifierais pas ma visite de ‘lobbying’, il s’agissait plus de partager l’expérience et le savoir-faire de notre pays pour que le législateur mexicain ait une meilleure visibilité.”
Par courriel, un porte-parole de Canopy Growth, la plus grande entreprise canadienne du secteur en matière de capitalisation boursière, indique que “le Mexique a une occasion unique de disposer d’une législation qui aborde la question du cannabis depuis la production jusqu’à la commercialisation”. La société, inscrite sur la liste des lobbyistes de la Chambre haute, évite de se prononcer sur les critiques et sur les contenus de ses échanges avec les sénateurs mexicains.
Le secteur canadien de la marijuana considère le Mexique comme un marché potentiel de 2,25 milliards de dollars [2,08 milliards d’euros], qui [deviendra réalité en cas de] dépénalisation de la consommation du cannabis à usage récréatif, selon la société [canadienne] de courtage Canaccord Genuity.
Prudence dans les coulisses
Ses analystes estiment que la proposition [de loi] qui a échoué en octobre offrait des débouchés commerciaux “viables, mais pas idéaux”, parce qu’elle limitait la participation des étrangers à 20 % du capital social d’une entreprise et empêchait l’intégration verticale, c’est-à-dire le fait pour une seule entreprise de contrôler plusieurs étapes du processus de production et de commercialisation.
Canaccord Genuity estime que Khiron, une entreprise colombo-canadienne, est la mieux placée pour entrer sur le marché mexicain. En effet, celle-ci connaît bien les réglementations d’autres pays de la région comme la Colombie et l’Uruguay, et l’ancien président Vicente Fox (2000-2006) fait partie de son conseil d’administration, une carte de visite que la société met en avant dans presque chaque communiqué et rapport financier.
Khiron prévoit de s’implanter au Mexique au premier trimestre de cette année et espère atteindre 11,7 millions de consommateurs. El País a sollicité une interview auprès de l’entreprise, qui n’a pas répondu. Fox, lui, a refusé pour des questions de planning.
Aurora Cannabis, une autre société canadienne qui a annoncé en décembre 2018 le rachat de Farmacias Magistrales, la première entreprise à avoir obtenu le droit d’importer au Mexique des produits contenant du tétrahydrocannabinol (THC), n’a pas non plus répondu à nos demandes d’interview. Même chose pour Aphria, l’une des plus grandes sociétés sur le marché canadien. Presque tous les intéressés se montrent prudents, leur silence en devient éloquent. Personne ne veut prendre de risques face à un processus législatif où beaucoup de choses restent à décider.
Jusqu’au 30 avril pour trouver la solution idéale
En Colombie, l’arrivée de capitaux canadiens avait suscité la polémique. Une loi a été adoptée en 2017 pour réglementer la consommation et l’exportation de cannabis médicinal. Luis Felipe Cruz, chercheur pour l’ONG Justicia, explique :
Khiron et d’autres entreprises disposant de gros moyens financiers avaient toujours une longueur d’avance. Ces sociétés avaient de l’argent et des experts, et surtout une plus grande capacité technique que l’État, si bien qu’elles dictaient en sous-main quelle devait être la réglementation. Le gouvernement n’a pas bien su répondre aux attentes et rien n’a changé, ni pour les producteurs en général, ni pour les marchés illégaux, qui sont transnationaux.”
Certaines voix s’élèvent pour qualifier de “colonialisme cannabique” les pratiques des entreprises canadiennes, d’autres affirment qu’il y a de la place pour divers acteurs.
Le défi pour le Congrès mexicain est considérable. Il s’agit de garantir les droits des consommateurs, de renoncer à une politique anti-drogues qui a valu au pays les pires soubresauts de violence, de fixer les règles de ce qui pourrait devenir le plus grand marché légal de la marijuana à ce jour, et enfin de parvenir à un consensus politique, sans céder aux pressions et aux intérêts qui se manifestent à l’intérieur et à l’extérieur de la coalition au pouvoir. Les députés ont [jusqu’au 30 avril] pour réussir ce tour de force.
Elías Camhaji
Lire l’article original : EL PAÍSMadridelpais.com
Source : courrierinternational.com