Légalisation : après des décennies de législations répressives, la manière dont nos sociétés encadrent l’usage des substances psychoactives évolue mais reste pour le moins ambigüe.
La position de la France
Interrogé le 14 septembre 2020 sur la chaîne LCI à propos d’une possible légalisation de l’usage du cannabis par la France, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin ne laissait planer aucun doute quant à la position de son gouvernement : « La drogue c’est de la merde. Eh bien, on ne va pas légaliser cette merde. » Au-delà de son caractère outrancier, la formule a le mérite de résumer la façon dont notre pays appréhende la question des drogues dites « illicites » : en dehors de l’interdiction pure et simple, point de salut. Cette posture prohibitionniste que la France applique à tous les produits stupéfiants (cannabis, héroïne, cocaïne, drogues de synthèse…) a longtemps fait l’unanimité à l’échelle de la planète.
Aujourd’hui encore, le régime international de contrôle des drogues s’inscrit dans cette ligne répressive. D’un point de vue réglementaire, il s’appuie sur trois traités adoptés entre le début des années 1960 et la fin des années 1980, eux-mêmes ratifiés par la quasi-totalité des 193 États reconnus par l’Organisation des Nations unies. « La logique qui a prévalu jusqu’au début des années 2010 a été d’interdire les usages non médicaux des stupéfiants et des produits psychotropes tout en instaurant un simple contrôle sur ces substances qui, en tant que telles, restent autorisées », résume François-Xavier Dudouet, directeur de recherche CNRS en sociologie politique et morale à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales.
Les échecs de la guerre contre la drogue
Après plusieurs décennies de « guerre à la drogue » menée par les gouvernements américains successifs et leurs alliés occidentaux, force est de constater que cette stratégie destinée à éradiquer l’usage de produits stupéfiants a échoué. Ainsi, entre le début de la War on drugs lancée par Richard Nixon en 1971 et la fin de l’administration Reagan en 1989, qui a porté cette « guerre à la drogue » à son paroxysme, les importations de produits stupéfiants aux États-Unis ont été multipliées par trois.
Le cas du cannabis en France
En France, le cannabis reste de loin la drogue illicite la plus consommée. Son trafic génère à lui seul un chiffre d’affaires annuel de 1,2 milliard d’euros selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives. Ce même organisme estime que cinq millions de Français en consomment au moins une fois dans l’année, 900 000 d’entre eux en faisant même un usage quotidien.
« Bien que la politique criminelle française en matière d’usage et de détention de cannabis demeure l’une des plus répressives d’Europe, comme en atteste les 150 000 interpellations réalisées chaque année par les forces de l’ordre pour ces seuls motifs, la France compte parmi les pays européens où la consommation de ce produit stupéfiant reste la plus élevée », constate Renaud Colson, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles au laboratoire Droit et changement social.
Face à l’incapacité des politiques prohibitionnistes à limiter la consommation de cannabis, de plus en plus de pays consentent à en dépénaliser l’usage. Parmi les vingt-sept États de l’Union européenne, plus de la moitié ont déjà fait ce choix.
Les Pays-Bas et leur approche
Précurseurs de cette approche qui vise à ne plus poursuivre le consommateur sur le plan pénal, les Pays-Bas tolèrent, depuis 1976, la vente de cannabis dans leurs fameux coffee shops. En dehors de ces établissements, dont l’activité reste étroitement encadrée par l’État, la production et la vente de ce psychotrope demeurent toutefois strictement interdites.
« Ce véritable paradoxe législatif obligeant la plupart des coffee shops à s’approvisionner auprès d’organisations mafieuses, il n’a jamais permis de régler la question de la criminalité associée au commerce de cette drogue, précise Renaud Colson. C’est l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement néerlandais a décidé d’expérimenter à partir de 2024 un dispositif de production de cannabis encadré par la loi. »
Légaliser pour affaiblir le trafic
Au cours de la décennie écoulée, d’autres nations sont allées encore plus loin en termes de libéralisation du marché du cannabis. En décembre 2013, l’Uruguay est ainsi devenu le premier pays à légaliser à la fois sa consommation « récréative », sa production et sa vente. Cinq ans plus tard, le Canada faisait de même, devenant au passage le premier État fédéral à appliquer la légalisation du cannabis sur l’ensemble de son territoire.
À l’instar des politiques publiques qui encadrent le tabac, l’alcool ou les jeux d’argent, la légalisation d’une drogue illicite offre aux gouvernements les moyens d’agir plus efficacement pour protéger les publics les plus fragiles comme les jeunes consommateurs ou les personnes dépendantes. En prenant des parts de marché aux organisations criminelles qui contrôlent le trafic illégal, cette stratégie permet en outre d’affaiblir leur pouvoir de nuisance.
Tous les pays qui ont testés la légalisation du cannabis ont d’ailleurs constaté une réduction importante du marché noir et de la criminalité qui en découle. « La vente aux mineurs demeurant interdite dans les pays qui légalisent, ceux-ci n’ont pas constaté de hausse de la consommation chez les plus jeunes et les indicateurs laissent au contraire entrevoir une baisse des usages dans cette partie de la population », ajoute Renaud Colson.
Chez les plus âgés, la consommation de cannabis a en revanche tendance à augmenter légèrement dès lors que cette drogue devient légale. Une hausse qui ne serait pas nécessairement problématique en termes de santé publique selon l’expert en politiques des drogues : « Bien qu’il soit encore un peu tôt pour tirer des conclusions définitives, cette augmentation de la consommation pourrait traduire un effet de substitution du cannabis à d’autres produits psychotropes plus dangereux tels que l’alcool, les anxiolytiques ou certains opioïdes de synthèse. »
La faillite du système de contrôle américain
Comme en témoigne la crise des opioïdes qui affecte les États-Unis depuis la fin des années 1990, la nécessité d’encadrer la consommation de substances potentiellement addictives et dangereuses ne concerne pas seulement les drogues illicites.
Ces dernières années, les décès associés à la prise de ces puissants psychotropes prescrits sur ordonnance s’est encore amplifiée avec l’arrivée sur le marché du fentanyl. Développé pour répondre à un besoin d’analgésiques plus efficaces, cet opioïde de synthèse 80 fois plus puissant que la morphine donne lieu à de véritables hécatombes parmi la population américaine. À lui seul, le fentanyl est désormais responsable de plus 70 000 décès par an aux États-Unis. C’est dix fois plus que les morts par overdose d’héroïne survenant chaque année dans tout le pays.
« Si la fabrication, l’importation et l’exportation des opioïdes de synthèse font l’objet d’un contrôle international depuis les années 1930, la commercialisation de ces mêmes produits à l’échelon national et le contrôle qu’exercent sur eux médecins et pharmaciens sont laissés à la discrétion des États, explique François-Xavier Dudouet. La crise des opioïdes aux États-Unis révèle donc moins l’échec de la politique internationale des drogues que la défaillance des dispositifs de contrôle américains. »
En conclusion, la question de la légalisation des drogues illicites est de plus en plus discutée dans le monde entier, avec des pays comme l’Uruguay, le Canada, et les Pays-Bas en première ligne. Les preuves montrent que la légalisation peut réduire le marché noir, la criminalité associée à la drogue, et permettre aux gouvernements de mettre en place des régulations pour protéger les consommateurs. Cependant, cette évolution reste un sujet de débat complexe, notamment en France, où la politique prohibitionniste demeure solidement ancrée.
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Comment légaliser les drogues – propositions pour aller de l’avant ( PDF)