TRIBUNE
Cette mesure ne rangerait pas illico les kalachs dans les placards. Mais la question doit être posée pour affronter la réalité plutôt que de la fuir en comptant les morts, comme ce week-end à Marseille.
par Michel Henry, Rédacteur en chef adjoint de la revue XXI
publié le 25 août 2021
Derrière la recrudescence des règlements de compte à Marseille, il est une constante : ce ne sont pas les drogues illégales qui tuent, mais la prohibition, ce système vicieux et vicié qui, depuis cinquante ans, apporte chaque jour la preuve de son inanité. Pourtant, ses adeptes unis par une croyance aveugle restent fervents, réfractaires à toute donnée démontrant que le modèle s’écroule sous leurs yeux. Mais la réalité se montre cruelle, Gérald Darmanin l’a constaté lors de son dernier séjour à Marseille, la semaine passée.
Le ministre de l’Intérieur était venu bomber le torse. Il vantait «une victoire de la police nationale contre la drogue», mesurée à coups de tonnes saisies et de personnes arrêtées. «Victoire» trompeuse : ces statistiques illustrent un regain d’activité policière plus qu’un reflux des réseaux illégaux. Et «victoire» au goût amer quand, deux jours plus tard, un Marseillais de 14 ans tombait sous les balles, sans doute victime d’un nouveau règlement de comptes qui ne le visait pas forcément. Moment dramatique et sévère sortie de route pour le plan com’ du ministre. «Nous avons tous failli», a-t-il ensuite reconnu. Ce premier mea culpa en appelle d’autres s’il espère se libérer de sa sévère addiction à la prohibition.
Tacot agonisant
Depuis, d’autres ados ont péri à Marseille et personne n’a de solution face à cette hécatombe révoltante et absurde. Nul n’imagine qu’une légalisation du cannabis rangerait illico les kalachs dans les placards. Mais la question doit être posée. Meilleure alliée des réseaux qui ne prospéreraient pas sans elle, la prohibition est ce tacot agonisant dans lequel on a englouti des milliards d’euros, au lieu de les consacrer à la prévention. Le tacot n’avance plus mais les croisés du culte, comme une sorte de secte, continuent de s’y accrocher. Et ils montent en pression. Réclament plus de policiers et de magistrats, davantage de répression, agitent des épouvantails (Marseille, ça devient le Brésil ou la Colombie ?), culpabilisent les consommateurs (Y a du sang sur vos tarpés !) à qui ils collent des amendes… Mais le résultat est déjà connu. Cela ne marchera pas, sauf à embaucher des dizaines de milliers de policiers.
En France, près d’un million de personnes consomment quotidiennement du cannabis, quatre millions si l’on englobe les occasionnels. A cette demande répond une offre qui, prohibition oblige, s’effectue uniquement sur le marché illégal. L’interdiction en fait un produit rémunérateur, aux circuits de commercialisation disputés. Alors, les armes crachent et les larmes coulent.
Humilité
Rien ne sert de culpabiliser les acheteurs : ils achèteront toujours, ne s’estimant pas responsables mais victimes d’une situation inique. Comment justifier qu’on se procure légalement les deux drogues les plus dangereuses, l’alcool (40 000 morts par an en France) et le tabac (75 000 morts), mais pas de cannabis (120 morts, selon des calculs réalisés par l’addictologue Amine Benyamina à partir des statistiques de la sécurité routière) ? Simple : interdire les deux drogues légales ne ferait qu’accroître les problèmes, en créant un marché gouverné par la violence – ce qu’on subit avec le cannabis. Les États-Unis des années 1920-1930 ont vite abandonné leur prohibition anti-alcool.
Plusieurs pays expérimentent des marchés régulés : Canada, Uruguay, certains États américains… Réguler ne relève ni d’une science exacte ni d’un remède miracle. Il faut avancer prudemment, expérimenter, apprendre de ses erreurs, avec l’humilité comme seul repère. Mais si on proposait des points de vente réglementés par l’État, avec des produits contrôlés et cultivés en France, nombre de consommateurs quitteraient ces «points de deal» que des policiers sous pression ministérielle pourchassent en vain : lorsque l’un ferme, un autre le remplace. Discuter de ce changement ne serait pas baisser les bras mais au contraire affronter la réalité en face, plutôt que la fuir. Cinquante ans d’échec, ça suffit, ou on continue en comptant les morts ?
Michel Henry est l’auteur de Drogues. Pourquoi la légalisation est inévitable, Denoël, 2011
Source : Libération.fr